20 ans de vieillissement, 30 ans, 40 ans… On ne compte plus les marques et les très nombreuses étiquettes qui jouent volontairement sur les mots – et surtout sur les chiffres – sans que rien ne soit vraiment fait pour donner aux consommateurs une information fiable. Une fois n’est pas coutume, revenons un instant sur un principe simple mais assez rarement évoqué : celui du vieillissement, et bien au-delà, de la notion de part des anges.
Nous n’avons jamais autant parlé de rhum vieux qu’à notre époque. Et pour cause : le rhum est partout et l’offre ne cesse d’augmenter. Il n’est donc pas surprenant de voir déferler sur le marché des rhums affichant un âge de plus en plus élevé. Seule contrainte à l’exercice, et non des moindres : les stocks n’ont jamais été aussi bas… Commençons par faire tomber une idée reçue : un rhum de plus de 20 ans d’âge proposé à une centaine d’euros (et même moins) n’a que très peu de chance d’exister aux conditions de production européenne, à moins qu’il provienne d’une distillerie qui possède un stock de fûts assez conséquent et qu’elle y mette des moyens techniques et humains colossaux… Il est d’ailleurs excessivement rare de trouver aujourd’hui un rhum affichant un tel compte d’âge, puisqu’en plus d’être périlleux, l’exercice impose aux producteurs une contrainte majeure mais indispensable à la qualité de l’eau-de-vie en devenir : la part des anges.
La part des anges en chiffre. Cette perte liée à l’évaporation naturelle du rhum dans les fûts lors du vieillissement dépendra surtout de la température des chais et plus généralement des pays qui les accueillent. Elle sera de l’ordre de 6 à 8 % par an lorsque le rhum est vieilli en fût sous les tropiques ; de 3 à 8 % en foudre selon la contenance et la forme ; de 3 % en cuve inox et inférieure à 0,3 % en bouteille. Le vide laissé dans les fûts sera généralement comblé par la main humaine à l’occasion du ouillage, qui consiste à remettre à niveau les fûts au cours de leur vieillissement avec un rhum du même compte d’âge, sauf dans les bruts de fûts où tout doit rester tel quel. Un travail conséquent qui nécessite un lourd investissement pour les producteurs, autant financier qu’humain. À titre d’exemple et afin de bien comprendre le manque laissé par les anges, vous trouverez ci-dessous un graphique qui chiffre la perte liée à l’évaporation selon le nombre d’années passées en fût (le compte d’âge) pour le rhum, mais aussi pour le cognac et le whisky. Les chiffres sont donnés pour un fût classique de type Bourbon d’une contenance de 200 litres, avec une part des anges de 8 % pour le rhum, de 2 % pour le cognac et 1,5 % pour le whisky.
La limite de 18 ans
Une lecture rapide de ce graphique nous montre qu’au bout de 15 années de vieillissement, il ne reste techniquement plus qu’un tiers de rhum dans un fût de 200 litres. Passé 30 ans, le fût est quasiment vide. Aujourd’hui, pour de nombreux professionnels du secteur, les limites de vieillissement se situeraient autour de 18 ans. Un âge au bout duquel il ne reste alors qu’une petite quarantaine de litres dans un fût de 200 litres. Au-delà, le résultat pourrait être plus difficile à rattraper dû au profil tannique du rhum restant, même s’il existe des pratiques qui permettent en partie de palier cette contrainte. Les producteurs pourront ainsi utiliser tout un cheptel de fûts au cours du vieillissement selon le résultat souhaité ; d’anciennes barriques dites de « stockage » permettront au spiritueux de vieillir plutôt tranquillement sans incidence trop boisée, du fait de leurs précédentes utilisations qui les auront « rincés » avec le temps. Plus récents, certains fûts serviront à colorer naturellement le rhum. Au final, les chiffres montrent que s’il est tout à fait possible – mais tout de même complexe – de faire vieillir un rhum durant 15 ans, il est beaucoup moins simple d’aller au-delà et même de dépasser les 20 années sans un suivi rigoureux et drastique pour éviter de tout perdre qualitativement. Un pari plutôt coûteux donc… Car d’un point de vue plus pragmatique, une telle somme de travail a un prix qui impactera forcément – et fortement – le prix final d’un produit. On imagine en effet difficilement un producteur investir sur des décennies pour ensuite brader son rhum. Sinon quel retour sur investissement peut-il espérer ? Et quid de son avenir ?
La preuve par le calcul… Imaginons maintenant qu’un producteur décide de mettre dès aujourd’hui à vieillir 100 fûts de rhum : d’ici 12 ans et à raison d’une évaporation annuelle de 6 à 8 %, il restera l’équivalent de 34 fûts complets. Laissez reposer 12 années supplémentaires ces fûts et il ne restera plus que 9 barriques. Soit plus de 90 % de perte (dilapidés par de voraces mais fanatiques anges) sur une période étalée sur 24 ans. De quoi vous faire sauter de votre siège, au moment même où vous vous apprêtez peut-être à déguster un rhum qui affiche un tel âge au compteur… On peut ainsi légitimement se demander qui peut, à l’heure actuelle, se permettre de mettre en vieillissement une centaine de fûts et attendre des retombées financières au bout de 20 ans, en ayant perdu plus de 90 % de son produit originel. L’investissement matériel, humain et financier d’une telle démarche est énorme. Et le résultat à la dégustation en vaut-il la chandelle ?
…et la dégustation. Un vieillissement prolongé influera directement sur l’eau-de-vie produite et ceci à plusieurs niveaux. En plus d’une augmentation naturelle de la couleur, le vieillissement apportera aussi une augmentation de la longueur en bouche liée aux tannins, mais aussi des notes très évoluées et complexes comme celle de fruits macérés à l’eau-de-vie. Autant de caractéristiques que le consommateur devra retrouver durant ses dégustations, et qui pourront l’aider à y voir plus clair.
Et le consommateur…
Le consommateur spolié ? Il existe dans le vaste monde du rhum de grands écarts de législation, quand bien même elle est appliquée à la lettre. Ainsi, en France, comme cela devrait être le cas de tous les rhums franchissant le sol européen (où le règlement CE 110/2208 s’applique), l’âge d’un assemblage prendra forcément l’âge minimal, alors que dans d’autres pays, il peut s’agir d’une moyenne, quand pour certains il n’y a aucune contrainte. Vous avez sûrement déjà vu passer des termes comme « solera », « slow aged » ou plus communément des étiquettes affichant des âges à deux unités pour une poignée d’euros. Le risque pour le consommateur sera d’autant plus élevé que pour un prix parfois beaucoup plus important, il n’aura bien souvent pas plus de certitude sur ce qu’il achète. Chacun devra alors tenter de s’y retrouver entre la dépense engagée et le rêve vendu.
Et il faudra bien souvent mener une enquête digne d’un roman policier pour découvrir un début d’explication. Et puisque les marques et les producteurs ne sont pas toujours enclins à répondre aux nombreuses interrogations (combien de marques dont l’origine même du rhum reste encore une inconnue ?), il reste au consommateur à se poser les bonnes questions. Des questions qui devraient concerner avant toute chose la faisabilité de faire vieillir autant de rhum aussi longtemps, ce qui nécessite pour commencer une possibilité de stockage – et de production – conséquente, une trésorerie suffisante pour investir sur des décennies et des chais d’autant plus spacieux que certains très vieux rhums sont vendus à plusieurs milliers d’exemplaires.
Une pratique commune consiste à soutirer le rhum des fûts à un certain moment et de le mettre en foudre ou en cuve inox pour stopper son vieillissement. Si légalement le rhum ne vieillit plus une fois qu’il est sorti des fûts, certains ne se gênent pas pour bricoler des histoires et compter inlassablement ce temps de stockage en années supplémentaires. Une pratique culottée mais au final très rentable. L’incidence du fût n’est alors plus notable et le temps passé en foudre n’apportera au plus qu’une petite évolution, surtout sur de jeunes rhums. Mais en suivant ce principe, certains n’hésitent pas à proposer un rhum qui affiche 20, 30 ans et plus, alors qu’il aura en fait peut-être vieilli 10 ans avant d’être mis en cuve ou en foudre durant 20 années supplémentaires. Les us et coutumes d’il y a quelques décennies n’étaient pas celles d’aujourd’hui… Au niveau de la coloration du rhum, si le passage sur charbon actif est par exemple interdit en France, il permettra ailleurs de cacher légalement un faux vieillissement et fera perdre ses repères au consommateur.
Il y aurait donc dans la nature des rhums de 10 ans d’âge et des rhums d’il y a 20 ou 30 ans ? La question est plutôt équivoque et mériterait d’être plus souvent posée, comme elle mériterait davantage de réponses. Au final, chacun sera libre de se renseigner ou non, de se poser des questions (ou pas) sur la faisabilité et l’âge de certaines bouteilles. Souvent, la réponse est à portée de main, à une réflexion près…
Les exceptions qui confirment la règle
Puisqu’il existe des milliers d’exemples qui montrent le peu de faisabilité pour certains de faire vieillir très longtemps leur rhum, intéressons-nous plutôt à deux exemples qui dépassent la barrière symbolique des 20 ans de vieillissement et qui montrent concrètement la faisabilité d’une telle prouesse. Et pour ne pas faire de jaloux, prenons les cas d’un rhum de mélasse et d’un rhum agricole.
Neisson 21 ans : repousser les barrières du temps
Plus petite distillerie de Martinique, Neisson a sorti en 2015 un rhum vieux de 21 ans. Un pari audacieux quand on connaît la difficulté de la tâche, qui plus est pour une petite structure, forcément plus fragile que les autres. L’histoire de ce très vieux rhum remonte à 1993, année durant laquelle la distillerie met en vieillissement une trentaine de fûts. Excepté une barrique isolée qui sera dépotée en 2012 pour sortir le millésime 1993, il n’en restait en 2014 plus que 3 qui contenaient encore du rhum… Trois petits fûts à partir desquels le maître de chai ne récupérera que 200 litres de rhums de 21 ans d’âge à 45,3%. Au final, sur la trentaine de fûts de départ, les anges en auront liquidé plus de 80 % et jusqu’à 90 % selon les barriques et leur emplacement à l’intérieur du chai. Le 24 mars 2015, Neisson sortira tout de même 263 bouteilles, moins que les 200 litres récupérés puisqu’il faut aussi compter – hélas – la perte liée à la mise en bouteille (environ 15 à 20 litres). Avec ces calculs à l’esprit, il n’est pas étonnant d’entendre aujourd’hui encore le directeur de la distillerie dire qu’il ne réitérera sans doute jamais l’expérience d’un vieillissement aussi poussé… à chacun ses limites.
Appleton 50 ans : le plus vieux de tous
C’est le rhum le plus vieux jamais vieilli sous les tropiques, précisément en Jamaïque. Pour la petite histoire, il aurait été mis en vieillissement au moment de l’indépendance de la Jamaïque en 1962 dans le but secret de sortir une cuvée célébrant son futur anniversaire. Mais voilà, 50 ans en fûts, ce n’est pas rien… Nous connaissons déjà le sérieux de la maison, mais surtout l’importance de leur stock qui rend une telle aventure possible : avec plus de 240 000 fûts, Appleton peut se vanter d’avoir parmi les stocks de rhum les plus importants au monde. Alors mythe ou réalité ? La communication officielle fait état de 24 fûts qui ont été sélectionnés dès le début des années 1960. Après un demi-siècle, seuls 13 fûts comportaient encore un peu de rhum, l’évaporation (la part des anges) ayant eu raison du reste. À partir des fûts restants, Appleton commercialisera 800 carafes de 75 cl à 45%. En partant d’un stock de 24 barriques et d’une évaporation de 5 % par an, il resterait techniquement l’équivalent de 1 à 2 fûts complets après 50 ans d’attente, soit de quoi remplir 800 carafes à 45%. La démarche (et le tour de force) reste donc plausible, sans compter que certaines sources font état d’un vieillissement partiel en Europe à des fins d’expérimentations. Et puisque Appleton mentionne qu’il restait 13 fûts sur le cheptel de base, cela laisse à penser qu’il devait rester environ 15 % de rhum dans ces barriques, alors que 11 étaient complètement grignotés par les anges. Mais quid d’un boisé qui devrait être trop présent ? Si le rhum était sans doute encore boisé après une dizaine d’années de vieillissement, il ne faut pas oublier qu’à l’instar du rhum, le fût vieillit lui aussi et perd de sa splendeur passée. Joy Spence, qui réalisa l’assemblage final, explique qu’une double filtration à froid a permis d’éviter des tanins trop prononcés à la fin du process de vieillissement, et que l’assemblage final serait resté un « certain temps » en cuve avant embouteillage.
Par Cyril Weglarz