C’est dans le sud de l’Irlande que prend forme le plus excitant projet de ces dernières années, sous l’impulsion d’une tête brûlée charismatique. Là, sur un estuaire qui repousse les assauts de la mer, Mark Reynier a décidé de remettre l’orge au centre du whisky, d’en extraire le goût et le terroir dans une quête folle qu’on disait impossible. Et puisque c’était impossible, il l’a fait.
Depuis cinq ans, ce qui se tambouille à Waterford tient en haleine la vaste communauté des amateurs de whisky. En raison de la nature même du projet : élaborer des single malts qui s’approchent au plus près de la matière première, extraire les nuances de leurs terroirs et les exprimer jusque dans les bouteilles. Et par la personnalité qui porte cette mission qu’on dit impossible : Mark Reynier, tête brûlée adepte du débat au lance-flammes, fondateur de l’embouteilleur Murray McDavid et à l’origine de la résurrection de Bruichladdich au tournant de ce siècle. Pas le genre de type à retourner la même terre que les voisins, même si la rente est confortable, non, plutôt celui qui va creuser seul son sillon à l’écart, et tant mieux si les vents déferlent de face du moment que le champ est fertile. Le terroir, c’est l’obsession de Reynier, qui a d’abord fait ses classes dans le vin, possédant même un temps un petit vignoble en Bourgogne. «Vingt ans dans le vin, puis vingt ans dans le whisky, résume-t-il. Mais alors que le vin reste encore en grande partie aux mains des vignerons, le whisky est passé du côté sombre : c’est une industrie corruptrice, menteuse, opaque, concentrée à l’extrême.» Au lance-flammes, disais-je. Le temps de reprendre son souffle : «Le monde du vin a déjà vécu tous les débats sur le chêne, l’élevage, le bio, la biodynamie, le renouveau du terroir, etc, mais l’industrie du whisky ne se préoccupe que de rendements et de marketing. En rachetant Bruichladdich, à l’époque, je me suis dit que je pouvais sûrement faire mieux en concentrant les efforts sur la production. Ça, c’est resté ma philosophie.»
Un grand terrain de jeu
Et de fait, quand Reynier rachète Bruichladdich, en 2000, sa quête du terroir trouve un terrain de jeu à sa dimension… et des ennemis puissants pour renforcer ses convictions. L’industrie se gausse volontiers de ce type qui prétend faire goûter la céréale au fond du whisky, et qui dans sa folie pousse une brochette de petits paysans à réintroduire la culture d’orge de distillerie sur Islay. Millésime après millésime, les embouteillages “Islay Barley” de Bruichladdich, Port Charlotte et Octomore commencent à dessiner une approche différente. Un goût différent. Loin de l’approche industrielle qui ne voit dans l’orge qu’un paquet d’amidon à transformer en alcool, et pas une source d’arômes – les fûts sont là pour ça, coco, mets-la un peu en veilleuse avec tes épis. «Mais c’est très difficile de faire pousser de l’orge sur Islay – trop de pluie, trop de vent, les oies qui ravagent les champs… Et puis, je n’avais pas les moyens d’une logistique qui pouvait assurer une parfaite traçabilité de la céréale. Difficile dans ces conditions de convaincre mes associés – et le comptable – que le terroir avait un sens dans le whisky. Ce n’était pas à la mode, et pas dans la tradition. Le contexte est plus propice à Waterford.»
En 2012, Mark Reynier revend Bruichladdich, sous l’amicale pression de ses coactionnaires pressés d’encaisser le (gros) chèque que le groupe Rémy-Cointreau met sur la table, et déniche bientôt le laboratoire où poursuivre sa quête : une brasserie flanquée à l’embouchure du fleuve Suir, sur la côte sud-est de l’Irlande. Une brasserie établie depuis le milieu du XVIIIe siècle, que Diageo a doublée en 2004 d’un bâtiment flambant neuf pour y fabriquer sa Guinness… avant de tirer le rideau dix ans plus tard. Reynier la rachète une bouchée de pain (7 millions tout de même) au n°1 mondial des spiritueux, l’un de ces géants qu’ils conspuent, car le destin voyez-vous n’aime rien tant qu’ironiser à la face des hommes. Et raccorde à ces installations surdimensionnées une paire d’alambics achetée d’occase chez Inverleven. Pendant ce temps-là, la chasse au trésor se préparait dans les champs, comme dans la fable de La Fontaine : «Creusez, fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place où la main ne passe et repasse.»
Associer les agriculteurs au projet
Au commencement était la terre, la ferme, la céréale. L’orge. La grande oubliée d’une industrie du whisky qui ne sait plus parler que de bois, de fûts, de maturation, de finish. C’est dans le grain que se tapit le terroir, à Waterford on en est convaincu. Et pour aller le chercher, la distillerie réunit autour d’elle quelques dizaines de petits agriculteurs prêts à relever le défi et à se retrousser les manches, plus de soixante-dix depuis 2015, dont une demi-douzaine en bio et trois en biodynamie. Leurs parcelles se répartissent sous différents microclimats, différents sols, plus ou moins proches de la côte. Grace O’Reilly, l’ingénieure agronome chargée de faire la liaison, résume son job avec humour : «Je prends le thé avec les fermiers. Et j’en profite pour les conseiller sur les rotations des cultures, les variétés d’orge sélectionnées – plus d’une dizaine alors que l’industrie tourne avec deux ou trois -, les sols sur lesquels les planter, les nutriments… Les agriculteurs exercent un métier souvent solitaire, mais Waterford les associe étroitement au projet, on ne se contente pas de leur tendre un chèque, merci pour l’orge, au revoir. Ils sont fiers de goûter le whisky tiré de leur ferme, de voir leur nom sur l’étiquette de la bouteille.»
La brillante jeune femme veille également à assurer la traçabilité vers la malterie puis la distillerie. Car le terroir, voyez-vous, c’est un peu comme l’amour : il n’existe en définitive que dans les preuves qu’on en fournit. Des preuves qui réclament une logistique compliquée et coûteuse. Très compliquée. Et très coûteuse. L’orge fraîchement moissonnée est transportée jusqu’à la malterie Minch, vers Kilkenny, et chaque parcelle (parfois minuscule) récoltée est stockée séparément, dans les petits silos d’un grenier à grain cathédrale, puis maltée par lot de 100 tonnes d’orge maximum à la fois (soit 75 t de malt une fois débarrassé de son humidité et des cailloux qui traînent) et envoyée à la distillerie au fur et à mesure des besoins.
Avant de suivre les grains d’orge semés sur le chemin du terroir jusqu’à la distillerie, Neil Conway, le brasseur en chef, un ex-Guinness resté sur les lieux après le rachat, m’offre une descente dans le passé : une visite de l’ancienne brasserie, conservée dans son jus, avec ses lourds mashtuns de cuivre posés au sol tels des vaisseaux spatiaux atterris d’un roman SF des années 50, les grincements de chaîne, les escaliers en bois qui couinent, les bassins de fermentation à l’étage… Lors des étés caniculaires, les ouvriers en remplissaient un d’eau froide pour y barboter en loucedé, en guettant du coin de l’œil les mouvements du contremaître. «Et soudain, quand la nouvelle brasserie a ouvert, on s’est retrouvés avec le top de la technologie, l’équipement le plus moderne, un moulin hydraulique dernier cri, sourit-il. Viens voir.»
L’ex-brasserie Guinness
Le malt humidifié passe entre les disques de ce redoutable moulin, dont les réglages sont adaptés entre chaque lot en fonction de la ferme de provenance. Dans les premiers temps, la distillerie abordait le terroir avec une logique scientifique : appliquons les mêmes paramètres à chaque récolte et voyons comment il s’exprime. Sauf que. On n’extrait le goût comme on cherche un vaccin en double aveugle sur les souris de laboratoire. Une fois admis que le terroir et sa recherche constante seraient par essence ce qui définit Waterford, inutile de prouver scolairement un point théorique ; mieux valait mettre en valeur la matière première en adaptant les process pour produire in fine les meilleurs whiskies possible. Évoluer en avançant, en se frottant à la réalité, plutôt un signe d’intelligence.
L’empâtage se passe en deux temps : quatre heures de brassage à trois paliers de températures successifs pour “casser” différents enzymes puis deux heures dans un énorme filtre-presse qui essore le malt de son jus, relâchant une drèche presque sèche. «Mon extracteur de terroir», souligne Mark Reynier. Sans doute également l’outil qui permet d’optimiser le rendement sans sacrifier les arômes, puisque Waterford vise les 400 litres d’alcool pur par tonne de malt. Sous le toit cathédrale, vingt-six washbacks monumentaux (85 000 l pièce) s’alignent, legs gargantuesque de la brasserie Guinness, puisque la distillerie n’en utilise que quatre, pour des fermentations longues, 90 à 100 heures, là aussi on adapte. «On prend notre temps, insiste Neil Conway. On ne cherche pas à écraser les coûts, on ne raisonne pas en termes d’efficacité. Si on se donne du mal pour faire pousser la meilleure orge possible, il faut ensuite la respecter pour qu’elle livre son terroir.» À l’étage, la salle de contrôle domine l’espace derrière une baie vitrée panoramique : c’est ici que se pilote la distillerie. «Fabriquer du whisky, ça consiste à ouvrir des valves, fermer des valves, résume Reynier. Autant l’automatiser, c’est bien plus sûr. Mais j’insiste pour que les coupes de distillation soient effectuées manuellement, je veux que les distillateurs “sentent” le new make. Bon, si quelqu’un se rate, le système de sécurité interviendra à sa place.» Lente également, la double distillation, huit heures pour la première, dix pour la seconde passe, afin de garder tout le gras. «Et heureusement, plaide Conway, car ça use moins le cuivre, et il est sacrément fin ! Il faudra sûrement changer les alambics dans deux ou trois ans.»
Une traçabilité inédite
Derrière les alambics, une carte lumineuse de l’Irlande dévore le mur, parsemée de points. Celui qui clignote indique la “ferme distillée” dans le grondement des pot stills. Dans son labo coincé au rez-de-chaussée, Ned Gahan, le maître distillateur, a aligné les copitas et les fioles de new make. Alors ? Ben, franchement, je ne sens pas la différence, suis peut-être dans un mauvais jour… «C’est normal, s’amuse-t-il. Il s’agit de la même orge, cultivée sur des fermes très proches et des parcelles très similaires. Et là ?» Ah, là, oui, rhâââ. Ce ne sont pas les variétés d’orge, insiste Reynier, qui induisent les plus grandes différences de goût, mais les sols et les microclimats, ainsi que le mode de culture, bio ou conventionnel. La quasi-totalité des orges utilisées actuellement sont des hybrides qui partagent le même patrimoine génétique, mais pour creuser davantage la piste du terroir variétal Waterford travaille également des souches anciennes comme la Hunter, la Goldthorpe ou l’Old Irish. «Dès le brassage, on sent les différences, promet Reynier. Et dans les distillats… (c’est), c’est encore plus flagrant. Nos études sensorielles, qui seront publiées plus tard, prouvent que les sols argileux donnent des profils plus maltés, les terres sablonneuses des caractères plus fruités et floraux, les sols calcaires des typicités épicées.»
On suit Ned dans les chais, à quelques kilomètres de la distillerie, en bord de mer. Le vent fouette les embruns pour les rabattre sur un ciel indigo. Des chais palettisés sur six niveaux, en îlots – un par ferme. «On enfûte sans réduction, à 71-72 %. La moitié de la futaille est constituée de fûts de bourbon auxquels s’ajoutent grosso modo 20 % de chêne vierge américain, 15 % de jeunes fûts de vins en chêne français et 15 % de VDN [vins doux naturels, ndlr] : xérès, porto, sauternes, madère… Et on jongle pour éviter que le bois ne domine les arômes. On veut pouvoir sentir l’empreinte du distillat, son ADN.»
«S’il y a une chose que j’ai apprise à Bruichladdich, c’est qu’on ne peut pas radiner sur le bois, renchérit Mark Reynier. Là-bas, tout était logé dans des fûts pourris, fatigués, on a dû faire des finishes en chêne européen pour booster les whiskies, mais c’était du maquillage, et je n’en suis pas fier. À Waterford, les barriques représentent un tiers de nos coûts.» En arrivant dans les silos de la distillerie, chaque lot de grain possède un passeport identifiant la parcelle où il a poussé, le type de sol, l’agriculteur et la ferme, la variété d’orge et le moindre mouvement depuis sa récolte. Ce passeport s’est complété à chaque étape de la production, du vieillissement, et le code figurant sur les bouteilles permet au consommateur d’obtenir cette multitude de datas. Arrêtez-vous deux secondes, pour imaginer l’ampleur de la démarche, et l’échelle de cette quête, car Waterford crache bon an, mal an pas loin d’un million de litres d’alcool pur.
Les deux premiers “Single Farm Origin” sont arrivés en juin en France, éblouissants de saveurs, le premier bio sera lancé à l’automne. Mais les “grandes cuvées”, assemblages de dizaines de fermes, se feront attendre jusqu’en 2021. «On a pris la céréale la plus aromatique, et on lui a superposé toutes ses identités, toutes ses expressions. La dégustation doit être une danse des sept voiles où on déshabille l’orge couche par couche», souffle Reynier. Sous les pavés la plage, sous les grains le whisky, sous les voiles le terroir. Soyons réalistes, exigeons l’impossible.
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Par Christine Lambert