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Le 28 septembre, Suntory présentait à Paris le plus vieux single malt nippon jamais embouteillé, un Yamazaki de 55 ans, assemblage de millésimes 1960 et 1964 révélé au Japon en 2020. Et dans la mythologie des très vieux whiskies, ce rarissime flacon raconte une histoire bien différente du scotch, très singulière dans son rapport au temps qui passe.

 

Posé sur un billot de chêne dans la nuit vacillante, il prend « la couleur des ténèbres à la lueur d’une flamme », selon les mots de Junichirô Tanizaki dans son Eloge de l’ombre. Les parfums entêtants du santal et des encens boisés qui embaument les temples japonais, les notes des fleurs qui attendent de faner près de la corbeille de fruits. Et la concentration boisée des très vieux single malts qui poussent l’audace jusqu’à l’amertume sans y céder tout à fait.

Mardi 28 septembre, sous les ors d’un grand hôtel de la place de la Concorde, contresens parfait à la sobriété patinée de son hôte liquide, l’histoire arrivait dans nos verres, à gouttes ambrées et mesurées, comme les bonheurs rares. Que nous racontait-elle ? Une épopée profondément japonaise, précieusement sablée par les années, polie par l’épaisseur des ombres. Car cette nuit-là, la maison Suntory dévoilait à Paris le whisky le plus âgé de l’histoire nippone, un rarissime et inestimable Yamazaki de 55 ans.

A peine vingt-quatre heures après que Gordon & MacPhail eût révélé dans la capitale le plus vieux single malt jamais embouteillé, un Glenlivet d’anthologie distillé en 1940 (lire ici). Il faudra bien redescendre, un jour, mais le plus tard possible, quitter les lignes de crêtes où l’on frôle parfois les cieux, les édens inaccessibles de la mythologie du malt. Comparaison n’est point raison, mais c’est Shinji Fukuyo, 5e génération de maîtres assembleurs chez Suntory qui l’ose dans le livret édité pour l’événement : « Les très vieux single malts écossais m’ont toujours fait penser aux statues grecques parfaites, des œuvres d’art sans défaut qui impressionnent immédiatement. Le Yamazaki 55 ans ressemble davantage à une statue bouddhiste ancienne, calme et mystérieuse. Saisir toute sa beauté profonde, avec ses notes épurées d’encens japonais et de vieux chêne qui rappellent le temple Toshodaiji de Nara, demande du temps. »

On raconte l’histoire du vieux maître japonais et de son disciple, dans les jardins du temple. Chaque matin, l’apprenti coupe soigneusement les herbes, ramasse la moindre feuille morte, trace au râteau sur le gravier des volutes autour du chêne centenaire, arrange les galets qui délimitent l’allée. Mais ce n’est pas encore parfait, dit le maître. Jour après jour, l’élève reprend son ouvrage, dessine les motifs épurés dans la mémoire des petits cailloux : mais ce n’est pas parfait, dit le maître. Les semaines passent, puis les mois. Mais ce n’est pas parfait. L’élève finit par avouer son désarroi, et le maître s’approchant de l’arbre donne un léger coup de canne sur une branche. Trois feuilles tombent, venant troubler la symétrie et la pureté absolues du jardin. « Maintenant, c’est parfait », dit le maître.

Dans les chais de Yamazaki, Shinji Fukuyo prend toute la mesure des imperfections des fûts de chêne blanc américain remplis en 1964. Parfois, voyez-vous, ce sont les fêlures du temps qui passent qui révèlent la beauté de son empreinte. Avec Shingo Torii (3e génération de maîtres assembleurs et descendant de Shinjiro Torii, fondateur de la distillerie Yamazaki), il va travailler étroitement jusqu’à trouver dans un single malt distillé en 1960 et logé en barrique de chêne mizunara l’élément complémentaire d’une mystérieuse alchimie, celle qui révélera toute la profondeur, toute la complexité et la sagesse de ce Yamazaki 55 ans. Ce sont les imperfections qui créent la perfection, dans l’esprit des Japonais, une notion qu’ils désignent sous les mots wabi-sabi.

En deux soirées inoubliables qui se sont succédées, deux miracles façonnés par le temps et les épreuves s’abandonnaient à la dégustation, de Glenlivet à Yamazaki, avec deux narrations aux échappées très opposées : le premier, un single cask, sublime chef d’œuvre d’un classicisme parfait, racontait la patine des ans et de l’histoire ; le second, un assemblage, énigmatique et audacieux parti-pris, en exprime les fêlures, dessinant en creux la fascinante complexité de l’univers du whisky.

Sobrement logé dans un coffret de chêne mizunara laqué, les lettres et l’âge dorés par petites touches au pinceau, comme on souligne parfois d’or les failles des objets cassés dans l’art du kintsugi, Yamazaki 55 ans absorbe la lumière. Et nous laisse suspendus à une question : que peut bien nous réserver la pionnière des distilleries japonaises pour fêter son centième anniversaire en 2023 ? Mon dieu, savourons plutôt l’instant présent.

 

Par Christine Lambert

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