Alors que les amateurs de bon goût plébiscitent le bouchon en liège, les connaisseurs pointus et les collectionneurs rêvent d’un retour massif au bouchon à vis sur les single malts. Enquête sur un paradoxe. (Cet article est initialement paru en 2022 dans Whisky Magazine n°84).
Il vieillit mal, perd de son élasticité avec le temps, se déforme, rétrécit, laisse passer l’air qui finit par oxyder le whisky. Il casse net au plus mauvais moment, ou se désintègre et s’émiette, vous obligeant à filtrer sur mousseline le vieux Port Ellen qui attendait son heure. Et pourtant l’amateur de single malt reste profondément attaché au bouchon en liège, ce minuscule objet dont le crissement de torsion suivi d’un pop libérateur génère, quand on l’ôte du goulot, des frissons d’anticipation semble-t-il indispensables à la dégustation d’un whisky.
Le bouchage au liège des amphores est connu depuis l’Antiquité, précise Jean-Robert Pitte dans son ouvrage la Bouteille de vin, histoire d’une révolution chez Texto/Taillandier (lire “Ce que le whisky doit à la bouteille en verre”). Pourtant, l’usage de ce matériau – comme celui du verre, d’ailleurs – se perd après la chute de l’empire romain. Jusqu’à ce qu’on en redécouvre les vertus au XVIIe. Mais nos triviaux soucis de bouchons qui s’émiettent remontent à tout casser à une trentaine d’années, quand les pionniers des amateurs collectionneurs commencent à effeuiller les premiers single malts un peu anciens chinés sur les chemins des Highlands.
Avant ? Eh bien avant, on n’embouteillait pas le whisky, rappelle l’historien Charles MacLean. Les marchands, les hôtels et les tavernes, les clients fortunés achetaient des fûts, pour en remplir éventuellement des pots vernis en céramique (les « pigs »), des pichets ou plus rarement des bouteilles de vin réemployées. Le scotch commence à s’inviter en bouteilles vers 1860, quand les blends gagnent en popularité, mais jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la vente en vrac domine.
Les premiers bouchons en liège fermant les bouteilles de whisky sont ceux qu’on utilise dans le vin, et ils règnent jusqu’au début du XXe siècle, date à laquelle apparaissent les bouchons à tête taillés dans une même pièce de liège. Malgré sa perte de souplesse dans le temps et les problèmes de déviation aromatique qu’il entraîne parfois, le liège possède des propriétés mécaniques exceptionnelles, à commencer par sa souplesse.
Mais entre la fin des années 1920 et le début des années 1960, les « spring caps » en métal munis d’un petit levier gagnent les faveurs des producteurs. Et puis, bien que leur invention remonte au XIXe, voilà qu’à la fin des années 1940, ô joie, surgissent les bouchons mécaniques, à vis, qui se généralisent durant les sixties, sur les blends comme sur les single malts.
Facile à ouvrir et à refermer, stable dans le temps, plus étanche que le liège, moins coûteux à fabriquer, ce système de fermeture avait tout pour s’imposer. Las, il n’a survécu que sur les blends et les whiskies américains ou irlandais d’entrée de gamme. Partout, excepté au Japon, le liège est revenu en force sur les single malts.
« Le bouchon en liège n’a jamais vraiment disparu, corrige Emmanuel Dron, grand collectionneur et auteur de “Collecting Scotch Whisky, an Illustrated Encyclopedia”, d’où sont tirées ces 2 photos. Mais on l’a utilisé davantage avec l’augmentation des embouteillages de single malts par les distilleries. C’était un moyen de rendre les malts plus haut de gamme, en réservant le bouchon à vis aux blends. »
Le bouchon à tête (le « stopper » en anglais) envoie le signal subliminal de la tradition et du premium dans les esprits occidentaux. Avec sa tête gravée ou embossée, façonnée en de multiples matériaux (plastique et bois en premier lieu, mais aussi métal, céramique, verre, pierre…), il a accompagné la montée en gamme des single malts. Au point qu’on en a oublié que Macallan ou Laphroaig, Glen Grant ou Talisker, ou encore tous les Gordon & MacPhail se bouclaient tous à vis jusque dans les années 1970-80.
« Mon grand-père George Urquardt haïssait le liège, confie Stephen Rankin, directeur prestige de Gordon & MacPhail. De son vivant, il n’était pas question d’en boucher les goulots de nos embouteillages. Et si ça ne tenait qu’à moi, on retournerait tout de suite aux bouchons à vis. Mais aujourd’hui, les amateurs préfèrent le liège… »
Car ce n’est pas le moindre des paradoxes : si l’amateur de goût plébiscite le liège, les connaisseurs pointus et les collectionneurs votent en majorité pour la vis ! « Les fermetures à vis vieillissent mieux, affirme Patrick de Schulthess, grand collectionneur de Strathisla. Et elles laissent moins passer l’air. On le repère au niveau plus élevé des vieilles bouteilles non ouvertes. »
Serge Valentin, illustre fondateur de Whiskyfun, apporte un bémol : « La qualité des bouchons à vis dépendait beaucoup de la machine à sertir. Si elle était finement réglée, il n’y avait pas meilleur système de fermeture. Mais il suffisait d’un peu de jeu pour que la bouteille fuie. »
« La vis protège plus efficacement de l’évaporation, concède Emmanuel Dron, alors que le liège protège mieux la qualité du whisky. Comme beaucoup de collectionneurs, j’adore les spring caps, mais le gros souci était la coloration et la contamination métallique du whisky par l’intérieur de la capsule, au bout de quelques décennies. En fait, si j’ai l’intention d’ouvrir la bouteille rapidement, je choisirai le bouchon en liège, mais dans l’optique de la conserver très longtemps dans une collection, la vis ou le spring cap c’est mieux. »
Récemment, certains producteurs – Waterford, Douglas Laing (sur la gamme Private Stock et certains XOP), Fontagard, Helsinki Distillers… – ont refusé de choisir entre liège et vis en optant pour le bouchon en verre. Et ce chapitre de l’histoire, vous le lirez prochainement sur whiskymag.fr, dans la chronique Drôle de drams.



