Après la première partie où il évoquait son histoire et analysait le marché, le fondateur de The Whisky Exchange et d’Elixir Distillers se confie sur ses 2 distilleries, Tormore et Portintruan, pose un regard étonnant sur le luxe dans le whisky, et lève le voile sur sa fabuleuse collection de whisky.
Il y a aujourd’hui beaucoup de nouvelles distilleries, beaucoup de distilleries qui se sont agrandies, beaucoup de nouveaux IB qui surgissent de partout… A quel moment « beaucoup » se transformera en « trop » pour le consommateur ?
Difficile à dire. Mais on n’a jamais connu une situation aussi confuse, c’est certain. Parce que je n’arrive plus à suivre, alors que je suis bon dans ce que je fais et que je connais bien l’industrie ! Je n’arrive plus à suivre, et j’ai d’ailleurs arrêté d’essayer. Je garde un œil sur les embouteilleurs et les distilleries qui sortent en général de bonnes choses, et je me dis que le reste sera porté à mon attention si c’est bon. Les nouvelles distilleries doivent faire leurs preuves. On ne peut pas dire en trois ans et un ou deux single malts si elles seront bonnes sur la durée. Il faut du temps, je dirais au minimum dix ans. Quand vous montez une distillerie, vous avez en tête un certain style de whisky. Mais vous ne pouvez pas être certain que vous obtiendrez ce style au bout du compte. A un moment, vous vous dites juste : OK, c’est proche de ce que je cherchais, ou c’est meilleur, cela excède mes attentes. Ou : on n’y est pas vraiment, c’est différent de ce que je voulais, mais c’est très bon quand même. Vous ne pouvez pas vous baser sur le distillat. Donc après trois ou quatre ans, vous voyez qu’il faut changer ci ou ça. Vous attendez trois ou quatre ans de plus pour prendre la mesure du changement, et il faut alors procéder à d’autres ajustements… Donc, pour moi, avant une dizaine d’années on ne sait pas où se situe une distillerie. A partir de 10 ans, vous produirez peut-être un bon whisky, mais affiner les détails prendra ensuite encore du temps. C’est un art, et une science. Il faut le sentir, l’apprendre, car le whisky vit et respire, il faut comprendre comment il évolue, se développe, dans quelle direction l’emmener. C’est beaucoup plus long et plus compliqué que ne l’imaginent la majorité des distilleries artisanales.
Vous parliez de premiumisation un peu plus tôt. Mais le segment que beaucoup de marques visent ouvertement désormais, c’est celui du luxe.
Oui, elles sont de plus en plus nombreuses à se lancer sur cette voie.
Vous pensez que le whisky est intrinsèquement fait pour devenir un produit de luxe ?
Ma réponse va vous surprendre : je pense que le single malt n’est pas suffisamment cher pour ce que c’est, en réalité.
En ce moment ???
De tout temps. Surtout les jeunes malts. Regardez la vodka Grey Goose : âge zéro, 30 ou 40€. Le gin Tanqueray N° 10, âge zéro, 50€. Rémy Martin VSOP, 6 ans environ, dans les 50€ – OK, les coûts de production du raisin sont plus élevés. Et un single malt standard de 12 ans peut coûter dans les 40€ : c’est ridicule. Douze ans, c’est énormément de temps ! Avec la gestion prévisionnelle des stocks, les distilleries s’assurent qu’elles pourront embouteiller du 25 ans, 30 ans, 40 ans, 50 ans en permanence. D’ici à dix ans, elles auront toutes un 50 ans dans leur gamme. Il faudra bien à ce moment-là ajuster les prix. Elles ne pourront pas maintenir les whiskies très âgés au niveau de prix délirant actuel. Mais en revanche le pricing devra être revu entre 3 et 18 ans. Pour moi, un single malt ne devrait jamais coûter moins de 60 ou 70 €.
On ne parle pas de luxe, là.
Non, c’est vrai. Mais le luxe se justifie également. Toutes les catégories de produits ont besoin d’un segment luxe. Le problème, c’est que trop de gens essaient de se placer sur le segment, et qu’ils le font en s’appuyant sur le packaging, les carafes. Je reviens à une de vos précédentes questions sur les changements dans l’industrie. J’avais toujours pensé que le whisky était la catégorie de spiritueux la plus honnête. Dans le cognac, on n’était jamais certain de ce qu’on buvait, pareil dans le rhum. Vous mettiez une goutte de 50 ans dans l’assemblage et vous étiquetiez 50 ans. Regardez Zacapa 23 ans : quand Diageo a pris des parts, ils ont supprimé « ans » parce que cela n’indiquait pas l’âge. J’en étais où ? Dans le whisky, il y a eu des abus avec les no-age, on ne savait plus ce que l’on buvait : on trouve des single malts à 30 € parfois, et à l’autre bout du spectre, du Macallan à 5.000 ou 10.000 € la bouteille, en no-age également. Avouez que pour le consommateur, c’est quand même déroutant.
« Pour moi, le modèle du luxe est français. Les single malts écossais ne savent pas faire. Le préalable est une qualité exceptionnelle et constante. Louis XIII, c’est un superbe cognac, dont la qualité ne varie pas. Or, on ne trouve pas dans le single malt cette constance à un niveau de qualité aussi élevé. »
Vous n’êtes pas fan des NAS ?
Les expressions sans compte d’âge, si elles sont faites correctement, cela peut être très très bon et efficace – dans le passé, jusque dans les années 80, on trouvait beaucoup de no-age. Ils sont apparus quand les distillateurs ont connu des tensions sur les stocks pour faire leurs 12 ans. Et c’était parfois meilleur que les 12 ans : Johnnie Blue est un superbe no-age. Ils le font en assemblant de jeunes whiskies, de moins jeunes et de vieux whiskies, avec de la fraîcheur, de l’élégance, un léger boisé, de l’équilibre. C’est ce que devraient être tous les no-age, mais ce n’est pas le cas. En fait, pour en revenir au luxe, je crois que les single malts ne savent pas faire. Pour moi, le modèle du luxe est français. Louis XIII sait très bien faire du luxe, Dom Perignon aussi. Jusqu’à un certain point, Hennessy avec ses références très haut de gamme sait faire du luxe. Le préalable est une qualité exceptionnelle et constante. Demandez aux amateurs de Louis XIII, c’est un superbe cognac, dont la qualité ne varie pas. Or, on ne trouve pas dans le single malt cette constance à un niveau de qualité aussi élevé. La seule compagnie qui s’en approche, c’est peut-être Glenfiddich. Ils ont une petite solera avec du 50 ans, qu’ils complètent en permanence pour l’embouteiller à qualité constante, en quantité limitée. Aujourd’hui, si on a beaucoup de moyens et qu’on apprécie un single malt, on ne peut pas trouver le même produit encore et encore à un niveau de qualité élevé. J’ai essayé avec Macallan : Macallan M, qui coûte 4.000 ou 5.000 – j’ai oublié –, n’est pas mauvais. La bouteille est belle, impressionnante. Mais le liquide ne vaut pas ce prix. Par ailleurs, pour moi le luxe ne peut pas se résumer à un produit classe et coûteux. Il doit s’accompagner d’un service client. Louis XIII fait cela à merveille, ils ont des ambassadeurs qui traitent leur clientèle avec considération, leur offre des petits cadeaux, et garantissent toujours la meilleure qualité. Ils veillent à être présents dans les bars top end, tout doit être parfait. C’est de cette façon qu’on est dans le luxe. Même chose avec les montres ou les voitures de luxe : les clients ne se contentent pas d’acheter un produit, ils veulent le service complet. C’est ce que ne sait pas faire l’industrie du scotch. Macallan a essayé de toutes ses forces. Ils fêtent leur 200e anniversaire, invitent des guests à la distillerie depuis les quatre coins du monde, font venir le Cirque du Soleil et un chef étoilé Michelin. Great. Mais je suis allé à l’un de ces dîners, j’ai dégusté 6 whiskies : 3 étaient bons, 3 étaient mauvais. Et les 3 plus chers étaient les moins bons. Est-ce que le plaisir que j’ai pris à la dégustation valait 100 ou 500£ le verre ? Le luxe ne peut exister qu’avec la plus haute qualité. Les gens ne sont pas stupides. Ceux qui ont beaucoup d’argent et aucune expérience du whisky continueront à acheter ce genre de bouteilles flashy. Mais ceux qui s’y intéressent, qui veulent apprendre, prendre du plaisir, prendre leur temps, comparer… Eux vont s’en détourner. Je reviens à ma comparaison avec la gastronomie. Les meilleurs restaurants ne sont pas les plus clinquants, ils sont souvent discrets. Quelle clientèle attirent-ils ? Les gens qui apprécient la vraie bonne cuisine, la qualité des produits. C’est ce que devrait être le luxe dans le whisky.
«J’aime la téquila, surtout blanco, j’aime sentir le goût de l’agave. Je suis un grand fan de clairins : Sajous est l’un de mes spiritueux favoris, it’s absolutely amazing. Et j’adore le rhum blanc agricole. »
Hormis le whisky, quels spiritueux appréciez-vous le plus ?
En fait, j’aime tout. I really do. Mais juste derrière le whisky, je placerais le champagne. Et en troisièmes ex-aequo, la téquila – mais surtout blanco, j’aime sentir le goût de l’agave. Et j’aime le rhum blanc, je suis un grand fan de clairins : Sajous est l’un de mes spiritueux favoris. Yeah, I love clairins Sajous, it’s absolutely amazing. J’aime sentir d’où le produit vient en le dégustant, et avec le bois, on perd un peu cela. J’adore le rhum blanc agricole – et c’est pourtant difficile à vendre en dehors de France. I absolutely love it. Le rhum est en train de devenir tendance, d’exploser, et…
Vous trouvez ? J’entends cela depuis des années mais on attend toujours…
On y vient. Les styles de rhum commencent à changer, à viser la dégustation, à se rapprocher de ce qu’aiment les amateurs de whisky. On le voit chez Foursquare, ou à la façon dont Appleton ou Mount Gay ont reformulé leurs gammes, avec un peu plus de pot still. Les marques ont compris que la catégorie rhum avait besoin de produits à mixer et de produits de dégustation, alors qu’auparavant ils misaient tout sur le cocktail. Mais le rhum ne deviendra jamais aussi gros que le whisky. Impossible.
« Je n’aime pas les rhums extrêmes, lourds sur les congénères : ils sont intéressants, mais je les trouve imbuvables. Je bois une gorgée, et je me dis: c’est bon, mais pas pour moi. A l’origines ces rhums étaient des ingrédients de blending. Je préfère les choses plus équilibrées. »
Vous dégustez beaucoup de rhums ?
Je peux prendre plaisir à en goûter deux ou trois dans la journée, mais je suis incapable de m’asseoir pour toute une session de rhums. Pareil avec le cognac. Je trouve le profil organoleptique trop étroit. Ils sont tous très jolis, avec des nuances subtiles, mais sur un spectre étroit. Même chose avec le rhum. Il faut dire que je n’aime pas les rhums extrêmes, lourds sur les congénères : ils sont intéressants, mais je les trouve imbuvables. Je bois une gorgée, et je me dis: c’est bon, mais pas pour moi. A l’origines ces rhums étaient des ingrédients de blending. Je préfère les choses plus équilibrées.
Je reviens à l’agave. On en parle comme du prochain gros trend en Europe : vous êtes d’accord ?
C’est une tendance forte aux Etats-Unis, depuis un bon moment déjà. Ce que je n’apprécie pas avec la téquila, c’est que toutes les grandes marques à succès ne font pas de la vraie téquila. Cela ressemble plus à de la vodka. Elles sont filtrées, crémeuses, épicées, et c’est horrible. Elles me donnent mal au crâne. J’apprécie Tapatio, Ocho, Siete Leguas… Et le mezcal. El Tesoro: superbe ! J’aime beaucoup le mezcal, il n’a pas encore été « bâtardisé » comme la téquila, il est mieux protégé. Il y en a donc beaucoup de très bons. L’éventail de profils est plus large.
Vous avez créé une marque de rhum, Black Tot, mais vous n’embouteillez pas de rhum en tant qu’indépendant. Pourquoi ?
Cela va se faire, nous allons bientôt lancer une gamme de rhums sur laquelle on travaille depuis longtemps. On lance en fait une gamme de whisky, de cognac et de rhum : Whisky Trail, Rum Trail et Cognac Trail. [Les 3 gammes sont lancées officiellement au WLP 2025, ndlr.] Mais on a pris notre temps pour le rhum. Il y aura des single casks et des small batchs, avec des assemblages pas trop extrêmes, et une force alcoolique buvable : il y a trop de TAV stupides. Je veux retrouver la douceur naturelle du rhum, sans édulcoration.
On se disait un peu plus tôt qu’il y avait un peu trop de distilleries de whisky. Et voilà que vous en construisez une.
I know. I know.
La distillerie Portintruan, sur l’île d’Islay. Expliquez-nous ce projet. Qu’allez-vous faire, avec quel équipement, quels process… Dites-nous tout.
On a démarré ce projet il y a plus de sept ans, et à l’époque il se passait moins de choses, croyez-moi.
Qu’est-ce qui a pris autant de temps ? La rumeur disait : l’approvisionnement en eau…
On a trouvé le site immédiatement, mais cela a pris un peu de temps pour pouvoir l’acheter. Puis il y a eu effectivement la question de l’eau. On n’avait pas réalisé que l’île connaissait des pénuries d’eau. Il y a 3 grandes retenues dans les collines – mais l’une alimente Lagavulin, l’autre Ardbeg et la troisième Laphroaig –, et des ruisseaux. On a étudié la possibilité de faire des forages. Puis on s’est dit qu’un réservoir serait plus naturel, pour collecter les eaux de pluie, avec un forage de secours. Ensuite, on a soumis les plans au Conseil, qui les a retoqués : « Votre distillerie est trop moderne » – oui, nous pensons que c’est ce qu’il faut sur Islay. On a modifié, soumis de nouveau, modifié encore. Là-dessus il y a eu le covid. Un désastre. Tout s’est arrêté au Conseil, l’un des membres est tombé malade, et pour se réunir il fallait qu’ils soient tous présent. It was just a joke, really a joke. Bon, on avait de quoi s’occuper par ailleurs, on a avancé sur la distillerie à temps perdu. Mais le supplément de temps a servi à questionner et à modifier certaines choses. Le projet a donc évolué en permanence. Ce sera finalement très différent de ce qu’on avait prévu au départ, surtout en termes d’architecture. En ce qui concerne la production et la vision, on reste sur la ligne d’origine.
«La construction de Portintruan a été un cauchemar. Il y a d’abord eu la question de l’eau. Puis le Conseil a retoqué les plans. Là-dessus il y a eu le covid. Un désastre. Je ne réalisais pas à quel point ce serait dur. »
De quels types de modifications parlez-vous ?
Il y a des trucs qu’on a changé 2 ou 3 fois ! Au départ, on voulait un mash tun lauter, puis on a tranché pour un filtre presse. Puis on est revenus en arrière, avant de changer de nouveau d’avis. Et finalement, on n’allait pas utiliser un filtre presse pour une petite distillerie. Toutes les décisions ont été remises en question, pour de bonnes raisons, mais à la fin on s’est dit : soyons raisonnables, soyons efficaces. On a démarré la construction en novembre 2022, et il y en a pour encore au moins six mois. [Davantage, en réalité: entre l’interview et sa mise en ligne, la série noire a continué, l’entrepreneur de BTP chargé de la construction a fait faillite et les travaux ont dû s’interrompre un temps, ndlr]. Sur Mainland, ça aurait pris un an et demi et coûté 30% moins cher. Je ne réalisais pas à quel point ce serait dur. It is a nightmare. Seriously. Il faut tout faire venir, y compris le staff. Le taux de chômage sur Islay est de 0,5%. Dès que vous faites venir quelqu’un, il faut le loger, il n’y a rien sur l’île. Il faut surmonter beaucoup de challenges, y compris avec la météo, avec les ferries… On se prend tout de plein fouet ! Surtout à notre échelle.
Quelle échelle, justement ?
En fait, on construit deux distilleries en une. Mais elles seront totalement séparées. L’une sera consacrée aux spiritueux que j’aimerais fabriquer, y compris à base de longues fermentations, et devrait produire environ 1 million de LAP. Avec des fermentations normales, on pourrait produire 2 millions. Elle est équipée de 2 paires de pot stills, chauffés à feu direct – ce qui est très important pour moi. Je suis convaincu que la distillation à feu nu influence l’aromatique. Et ces pots stills sont compliqués à fabriquer, plus personne ne s’en équipe.
Qui les a fabriqués ?
Forsyth’s. Mais même eux ont galéré, ils sont habitués à remplacer ce type d’alambics déjà en place, mais pas à travailler à partir de rien sur un nouveau projet. Ceux qu’ils ont faits de plus récent, c’est pour Glen Garioch, qui revient à la flamme nue. Et on a eu de la chance de passer après, car ils ont pu rectifier certains problèmes intervenus à la longue chez Glen Garioch. So it’s complicated.
Vous avez parlé de 2 distilleries séparées. Celle-ci, avec les fermentations longues et la chauffe directe se consacrera uniquement au whisky ?
Correct. Nous allons créer 4 styles de whisky, qui seront autant de composants d’assemblages, ou qui pourront être embouteillés seuls séparément. On verra. Mais je voulais 4 styles distincts de distillats. Je me suis inspiré des whiskies que j’aime. J’aime Lagavulin, c’est riche, lourd, huileux, alors on fera un distillat huileux. J’aime le fruité tropical, on fera ça aussi. On aura du Islay traditionnel, heavily peated, blah, blah, blah. Et peut-être un légèrement tourbé. Et à partir de ces ingrédients, on pourra je l’espère composer tout ce que l’on veut.
Vous produirez uniquement du tourbé ?
Oui. 100% peated. Mais pour être honnête, on démarrera peut-être la distillerie avec du non tourbé, pour se roder. What else have we got? On maltera l’orge sur aires, ce qui devrait assurer les deux tiers de nos besoins. Personne ne malte à cette échelle. Voilà pour la distillerie principale. Ensuite, on aura une distillerie pilote, expérimentale, capable de produire environ 100.000 LAP, équipée d’une paire de pot stills, d’un double retorts et d’une colonne. Avec cela, on pourra faire du rhum et du whisky. Ce sera une distillerie hyper flexible, avec ses propres fermenteurs, son mash tun, chauffe directe avec un calendria. On pourra produire du whisky multi-grains : le calendria réplique la chauffe directe jusqu’à la caramélisation, avec une meilleure maîtrise – parce que la chauffe directe sur du seigle, par exemple, c’est un cauchemar. On produira des petits batchs expérimentaux pour apprendre.
Donc, quand vous dites que vous avez eu 7 ans pour décider de la façon la plus raisonnable et efficace de procéder, pour vous « raisonnable et efficace » c’est la chauffe à feu nu et le maltage au sol ?
(Il éclate de rire.) Ça, c’était dans le projet dès le départ. Mais, non, ce n’est probablement pas raisonnable. C’est même le contraire de raisonnable! Surtout aujourd’hui, si on veut limiter notre empreinte carbone. Mais je ne veux pas transiger sur la qualité. Et on fera tout ce qu’il faut par ailleurs pour être aussi propre et green que possible. J’ai renoncé à d’autres choses. Par exemple, au départ je voulais des condenseurs en serpentin, mais finalement on a pris des tubulaires dont on peut régler la température de refroidissement au degré près. It’s exciting.
Si tout va bien, vous démarrerez quand la production ?
Vers mai, juin prochain, j’espère. Si on peut ouvrir pour le Fèis Ìle, encore mieux. [spoiler 2025: la distillerie n’a toujours pas ouvert, ndlr.]
« J’adore Clynelish, j’adore Longmorn, c’est ce que j’adorerais répliquer, en mieux si possible. Mais je ne peux pas. Tormore, c’est Tormore. Je peux y apporter des améliorations, des ajustements, mais ça restera Tormore. Mais on a appris que dans son histoire, on y avait produit 3 styles de whisky. »
Parlons de Tormore, que vous avez rachetée à Pernod Ricard. Allez-vous changer des choses ?
Tormore, c’est une grande distillerie. On a passé tous ces derniers mois à faire connaissance, à la sentir, la respirer, la vivre, à découvrir son âme, l’âme de l’eau-de-vie, son caractère. Comme je vous le disais, j’adore Clynelish, j’adore Longmorn, c’est ce que j’adorerais répliquer, en mieux si possible. Mais je ne peux pas. Tormore, c’est Tormore. Je peux y apporter des améliorations, des ajustements, mais ça restera Tormore. Mais on a appris que dans son histoire, on y avait produit 3 styles de whisky, et on le voit dans les stocks. Parce que c’était une distillerie de malt à destination des blends : quand ils avaient besoin d’un type de malt particulier pour un blend particulier, ils changeaient. En ce moment, c’est calibré pour Ballantine’s, qui nécessite un single malt léger, fruité, élégant : le plus gros des volumes est enfûté en refill. On a un contrat de fournisseur avec Pernod Ricard, qui courra sur quelques années, pour des volumes donnés. Et quand on a fini de distiller pour eux, on distille pour nous. L’an dernier, on a enfûté un million de litres pour nos besoins – c’est beaucoup –, distillé en deux mois et demi, trois mois, ce qui est dingue ! Pour l’instant, on se concentre sur les basiques : les variétés d’orge et de levures, les durées de fermentation, et on joue avec cela sur le laps de temps où on distille pour nous. On ne peut guère aller au-delà tant qu’on fournit Pernod Ricard, mais au fond, cela nous suffit.
Vous réenfutez tout ou partie du stock ?
Oui, mais cela va prendre des années pour voir une évolution. On essaie d’évaluer ce qui convient le mieux au distillat. Une chose est sûre, on ne veut pas que les fûts de sherry prennent l’ascendant : notre distillat est léger-médium. Pour de beaux vieillissements en fûts de xérès, il faut un whisky plus lourd, gras, comme Glenfarclas, Macallan ou Glendronach. Il faut de la puissance pour tenir tête au xérès, sinon vous perdez le caractère de la distillerie.
Un génie sort de la lampe et vous informe qu’à partir de ce moment, vous ne pourrez plus boire que les whiskies de 3 distilleries jusqu’à la fin de vos jours. Lesquels ?
Les whiskies de quelle époque ?
Peu importe.
Alors je dirais Clynelish. Je dirais Longmorn. Le 3e est plus difficile. Laphroaig ou Bowmore, j’ai du mal à choisir.
OK, je vous en laisse quatre. Vous êtes une légende dans le monde des collectionneurs de whisky – dans le monde du whisky tout court. L’une de ces personnes qui ont perdu leur nom de famille, et c’est à ça qu’on les reconnaît: on dit « Thierry », « Serge », « Charlie »… Et on dit « Sukhinder », en laissant tomber Singh.
A vrai dire, Singh n’est pas mon nom de famille, c’est mon middle name, une tradition chez les Sikhs. Mon nom de famille est Sawney, mais j’ai arrêté de l’utiliser il y a bien longtemps.
Vous avez donc perdu deux noms. Vous continuez à collectionner le whisky?
Oui, activement. J’achète très peu de whiskies nouvellement embouteillés. Non pas qu’il n’y ait pas de bons whiskies, mais ils ressemblent trop à ce que j’ai déjà, ou à ce qui sort en permanence. J’achète principalement des bouteilles historiques. J’ai, je crois, entre 7.000 et 8.000 bouteilles différentes dans ma collection, surtout des embouteillages officiels, quelques indépendants. Et puis j’ai environ 2.500 bouteilles que j’appelle ma « collection à boire » : ce que je considère comme les whiskies les plus incroyables à déguster.
La définition de « collection à boire » ?
Des bouteilles que je vais ouvrir et boire. Le problème, c’est que celles-ci [Il désigne les bouteilles en vitrine autour de lui] sont trop spéciales, trop historiques. Pour moi, c’est une sorte de trésor national. Alors j’essaie toujours de trouver un second exemplaire de celles que j’aimerais ouvrir. J’ai donc 2.500 bouteilles destinées à être bues. Et plus elles sont anciennes, mieux c’est.
Y a-t-il une distillerie dont vous collectionnez tout?
La seule distillerie dont j’ai décidé de rassembler chaque bouteille jamais sortie – j’ai commencé il y a environ quinze ans –, c’est Port Ellen. Parce que je croyais qu’il restait 20 ou 30 bouteilles à venir, et qu’ensuite il n’y aurait jamais plus de Port Ellen. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il restait des lots de fûts cachés ; ils sont ressortis, et depuis il y a eu des centaines d’embouteillages. Comme j’avais commencé, j’ai poursuivi. Je dois avoir 995 Port Ellen différents, pas loin d’un millier. J’en rate encore, bien sûr, des choses introuvables ou qui m’échappent.
«La seule distillerie dont je collectionne tout, c’est Port Ellen, parce que je croyais qu’il restait 20 ou 30 bouteilles à venir. J’ignorais qu’il restait des lots cachés! Depuis il y a eu des centaines d’embouteillages. J’en ai rassemblé près d’un millier. »
La résurrection de la distillerie Port Ellen, c’est une bonne idée?
Oui, même si je pense que Diageo s’y prend mal. La stratégie marketing n’est pas la bonne, idem pour Brora: ce ne sont pas des whiskies de luxe. Vouloir sortir un Port Ellen ou un Brora 10 ans à 500£, c’est ridicule.
Les bouteilles que vous exposez ici, dans vos bureaux, sont sélectionnées sur quels critères?
Depuis qu’a déménagé de The Whisky Exchange, on a moins d’espace: j’en expose 700 ou 800, soit 10 % de la collection. Alors j’ai décidé de m’entourer des single malts vraiment uniques à mes yeux: de très, très vieilles bouteilles d’il y a 50, 60, 70, 80, 100 ans, et puis quelques flacons modernes très haut de gamme – autant que je les voie plutôt que de les cacher. Il y a aussi tout ce qui n’est pas du scotch : un peu d’irlandais, un peu de bourbon…
Je vois du rhum, du cognac, du gin…
Oui, un peu. J’aime les bouteilles historiques des grandes marques, celles qui racontent quelque chose. J’ai par exemple des rhums embouteillés par des négociants londoniens, des cognacs embouteillés par Chivas ou Johnnie Walker, un rhum embouteillé par William Grant & Sons – années 1920–1930. Ces bouteilles ont du sens.
De la vodka… Qu’est-ce qu’elles ont de spécial, ces vodkas ?
Il y a une très vieille Smirnoff magnifique.Vous voyez celle-ci ? C’est une vieille Absolut, presque centenaire. Il est écrit « Absolut Renton », c’est l’Absolut d’origine. Pour moi, ce sont des pièces historiques. Et puis j’ai quelques liqueurs, des vermouths. Et une autre passion que j’ai oubliée de mentionner : la Chartreuse.
Collectionner le whisky, c’est une passion à 100 % ou également un investissement ?
Quand j’ai commencé, ce n’était pas pour investir. Je collectionnais ce que j’aimais. Mais aujourd’hui, évidemment, je vois bien que c’est devenu un investissement – et tant mieux, car ça m’a coûté une fortune! Si au lieu de ça j’avais acheté une maison, je me serais maudit si elle n’avait pas pris de la valeur. Mais je n’ai jamais abordé cette collection comme un placement. La preuve : encore aujourd’hui, si je trouve quelque chose de vraiment spécial et ancien, je suis prêt à payer quasiment n’importe quel prix pour l’obtenir – parfois bien au-delà de ce que j’estime, parce que c’est trop important pour moi.
Et à part le whisky? J’ai remarqué que les grands collectionneurs collectionnaient rarement une seule chose.
J’ai commencé à collectionner les livres, parce que je m’intéresse à l’histoire du whisky, ce sont les livres. Je dois avoir un bon millier de livres sur le whisky. Je collectionne aussi les miroirs et les affiches publicitaires. Mais il faut qu’ils soient originaux et anciens – très difficile à trouver. Si j’en déniche un tous les deux ans, c’est déjà énorme. J’ai aussi des vieux papier à en-tête de distilleries, des courriers anciens, ce genre de choses. J’adore. C’est un hobby très coûteux.
Vous avez commencé par collectionner les miniatures de whisky?
Oui. C’était plutôt une collection familiale, au départ, il y en avait dans la boutique de mes parents. J’ai vraiment commencé « pour de bon » à 18 ans. Un client m’a initié : le président (ou vice-président) d’un club de miniatures. Il m’a montré comment fonctionnait ce milieu, je me suis inscrit à son club, je lisais leur magazine… A partir de là, je me suis concentré sur les miniatures de scotch, puis de single malt uniquement car je n’avais pas la place pour tout et je voulais collectionner quelque chose qui m’intéressait. Puis j’ai rencontré deux gars qui possédaient des collections de près de 10.000 mignonettes de scotch. It was insane, so forget it! Alors que les plus importantes collections de single malt écossais à l’époque rassemblaient 2.000, 2.500 bouteilles. Je me suis dit que c’était plus raisonnables, et que ça me prendrait plus de temps à réunir. So, fine.
Et vous avez basculé sur les bouteilles taille réelle?
Yeah. Et comme je commençais à me passionner pour l’histoire, la production et les whiskies eux-mêmes, c’était naturel : I went big. J’ai fini par vendre la collection de mignonettes il y a trois ans. J’ai gardé quelques très pièces rare, et une miniature par distillerie écossaise – j’en ai peut-être 150, très anciennes et spéciales pour la plupart, ainsi qu’un exemplaire des nouvelles distilleries. Ça va, c’est gérable.
« Quand j’ai commencé à collectionner le whisky, j’ai essayé d’être raisonnable. Les premières années, si j’achetais deux ou trois bouteilles par an, j’étais heureux. J’étais jeune, j’avais peu de moyens, je me suis dit que j’allais prendre mon temps. Et puis tout est parti en vrille. »
Votre « vraie » collection, vous l’avez bâtie sur un thème?
Oui, oui. Au départ, j’ai essayé d’être rationnel et raisonnable.
« Raisonnable » tendance maltage au sol et chauffe à flamme nue?
No, no. Je me suis dit que j’allais collectionner une seule bouteille par distillerie, mais seulement quelque chose d’ancien et de spécial. J’ai pris le temps, j’ai entrepris des recherches. Et voilà qu’un jour, je vais en Ecosse racheter une collection de mignonettes, et je me retrouve chez ce type, un peu au nord de Fife. Cela nous prend 5 mn pour dealer 150 mignonettes plutôt anciennes, et là je vois une bouteille sur le buffet : « Kirkliston Pure Malt ». Jamais entendu parler, qu’est-ce que c’est? Il m’explique que c’était une distillerie proche, qui a fermé dans les années 1920. La bouteille avait dans les 100 ans, elle datait des années 1880. J’ai passé plus d’une heure à le supplier de me la vendre. Et c’est la première bouteille que j’aie acquise. Je l’ai payée 700 £, il y a près de 30 ans. Bouchon cacheté, impeccable. Je l’ai toujours. Et c’est comme ça que tout a commencé. Les premières années, si j’achetais deux ou trois bouteilles par an, j’étais heureux. J’étais jeune, j’avais peu de moyens, je me suis dit que j’allais prendre mon temps, travailler dur, économiser suffisamment pour acquérir la prochaine bouteille. J’ai commencé à me rendre aux ventes aux enchères en Ecosse. I took it easy. Et en 1993, il y a le lancement du Black Bowmore : sublime, parfait. Le liquide était incroyable, renversant. Bon sang, il me le fallait! Puis ils ont sorti le Bowmore 1963, 30 ans, pour l’anniversaire du rachat de la distillerie par la famille Morrison : magnifique. Il m’en fallait un aussi. L’année suivante, d’autres distilleries ont sorti des éditions limitées, à des prix raisonnables, not stupidly expensive – le premier Black Bowmore coûtait 65 £. You see my point? Il y a eu ensuite le Macallan 1946, superbe whisky, beau packaging: OK, fine, I’ll get one of those. Then I lost it, c’est parti en vrille. Les vieux millésimes de Macallan, je les voulais tous, mais j’ai pris mon temps pour les acquérir. Dès ce moment, je me suis concentré sur les embouteillages officiels, majoritairement d’avant les années 1980 – des pièces à valeur historique.
Je vois un Talisker « triple distilled »…
Oui, à une époque, Talisker pratiquait la triple distillation.
Quelle est la distillerie la plus représentée dans votre collection?
Si je mets de côté Port Ellen, probablement Macallan : à l’époque, ils sortaient beaucoup de choses, et Gordon & MacPhail, qui était leur embouteilleur officiel, aussi. Je dois avoir 200 ou 300 Macallan. j’adore Macallan. C’est l’une des premières distilleries dont je suis tombé amoureux, et les Macallan anciens sont absolument délicieux. C’est d’ailleurs pourquoi c’est devenu une grande marque. Aujourd’hui, ils se sont égaré, c’est devenu une machine marketing. Tous les Macallan qui sortent depuis 5 à 10 ans à des prix délirants, je n’en ai pas acheté un seul. J’achète des Macallan anciens, dont je sais que le liquide est superbe. J’ai aussi beaucoup d’Ardbeg, de Bowmore, de Laphroaig… D’autres distilleries sortaient très peu d’officiels : Clynelish, Highland Park, Talisker… A l’époque, ils avaient un 8 ans et un 12 ans, c’est tout. Alors que Macallan sortait des millésimes, des âges variés, des embouteillages spéciaux pour des clubs, des événements, des parcours de golf, etc. Toujours très bien faits, avec des whiskies… Wow! Wow! Ils étaient très en avance.
«Je me fait beaucoup d’amis dans les distilleries, et quand ils partaient à la retraite, ils me vendaient leurs bouteilles. Je pense que j’ai acheté les collections privées de la moitié des managers de distilleries en Ecosse! »
Il y a 30 ans, quel était le meilleur moyen de dénicher des « licornes » ? Comparé à aujourd’hui ?
A l’époque, il y avait les ventes aux enchères de Christie’s, que très peu de monde connaissait. Mais j’ai acheté beaucoup de bouteilles parce que les gens me trouvaient en ligne via The Whisky Exchange : « J’ai une vieille bouteille old & rare, cela vous intéresse? » On recevait dix mails par jour. Ensuite, je me fait beaucoup d’amis dans les distilleries, et quand ils partaient à la retraite, ils me vendaient leurs bouteilles. Je pense que j’ai acheté les collections privées de la moitié des managers de distilleries en Ecosse! Je montais en Écosse deux ou trois fois par an, je sillonnais en 4×4, je récupérais 2, 3, 6, 10 bouteilles, je remplissais la voiture et je redescendais. It was so much fun! Avant Internet, je passais des petites annonces pour rechercher des bouteilles. Ensuite il y a eu eBay, puis le site de The Whisky Exchange, les enchères en ligne…
Est-ce qu’internet a multiplié les risques de tomber sur des faux ?
A 100%. Les fakes ont commencé à apparaître il y a 12 ou 15 ans. Ça me désole. Je suis assez doué pour distinguer les faux. Les repérer sur une photo postée sur un site, c’est plus compliqué, mais quand on a la bouteille en main, c’est assez facile. Le vrai problème, c’est que le Web crée une « archive » de références fausses. J’invente un exemple: vous googlez « Macallan 1942 », et vous voyez apparaître 6 ou 7 photos: tout est faux, mais l’internaute ne le sait pas, il pense que ces bouteilles existent réellement. Et malheureusement, les maisons d’enchères manquent d’expertise interne. Le volume des fakes est en réalité minuscule, mais ce sont des flacons qui coûtent entre 2.000 et 15.000£ – en général, on ne s’embête pas à fabriquer un faux pour 200 ou 300£. Il m’arrive d’acheter en ligne aux enchères, et de réaliser quand je reçois la bouteille que c’est un fake. Je les appelle, et je renvoie pour qu’ils me remboursent.
Ils remboursent à chaque fois?
Je touche du bois: oui. Une seule fois, une maison d’enchères à laquelle j’avais renvoyé un fake m’a prévenu qu’à l’avenir, ils ne rembourserait plus. Fine, no problem. Je n’achèterait plus chez vous. Je ne prendrai pas le risque. Je ne m’amuse pas à enchérir pour le plaisir de renvoyer la bouteille.
Voyez-vous passez des bouteilles actuelles dont vous vous dites: ce sont de futurs collectors?
Non, je ne réfléchis jamais comme ça. Je cherche des bouteilles qui ont une histoire, mais surtout dont j’aime le liquide. Look, je suis un grand fan de Bowmore, et les Bowmore des années 50, 60, 70 sont merveilleux, alors si je vois surgir un Bowmore 1965, je vais regarder de près. Mais au-delà de 1975, ça ne m’intéresse pas, je n’apprécie plus vraiment, et je n’achèterait pas. 1976, 77, c’est limite, some are OK, some are not. Au milieu des années 90, ça redevient pas mal, et années 2000, much better. Les jeunes Bowmore sont bien meilleurs.
Cela veut dire qu’il y a des bouteilles du XXIe siècle dans votre collection?
Quelques-unes, surtout des indépendants : Bowmore, Dalmore, Springbank… mais mon cœur reste sur les vieux whiskies, les bouteilles historiques.
Y a-t-il des bouteilles que vous avez laissé échapper, qui manquent cruellement à votre collection?
Oui, il y en a, mais assez peu, heureusement. Et la raison pour laquelle elles m’ont échappé, c’est qu’un de mes amis les a achetées. J’ai un accord avec cet ami, qui est également un grand collectionneur. Au début, on se battait pour les mêmes bouteilles, ce qui en faisait grimper le prix. Maintenant, quand un lot apparaît, on se le partage. Il m’est arrivé de surenchérir en ligne, avant de comprendre que l’autre enchérisseur était la distillerie, qui voulait acquérir la bouteille pour ses archives. Dans ce cas précis, il faut lâcher l’affaire car la distillerie, elle, ne se fixera aucune limite. Je me souviens d’un négociant en vin qui vendait 6 bouteilles rares de Dalintober, une distillerie disparue de Campbeltown. Il en demandait un prix démentiel, et pendant que je négociais, quelqu’un a accepté de payer la somme réclamée. J’ai perdu. Ça arrive de temps en temps.
« Si vous réalisez que vous enchérissez en ligne contre une distillerie, il faut lâcher l’affaire immédiatement. Car la distillerie ne se fixera aucune limite pour une bouteille qu’elle souhaite acquérir pour ses archives. »
La chose la plus folle que vous ayez faite pour mettre la main sur un whisky – à part dépenser une fortune?
Je n’ai pas de souvenir de choses folles. Mais un jour, je vois en ligne un Lagavulin des années 1880, embouteillé vers 1900. Et quand la vente commence, j’enchéris, encore, encore, encore, et à chaque fois, quelqu’un propose davantage. Je finis par comprendre que c’est la distillerie, et je laisse tomber. Une quinzaine d’années plus tard, je reçois un mail des Etats-Unis: « Mon père vient de décéder, en débarrassant la maison nous sommes tombés sur cette très vieille bouteille, pouvez-vous en estimer le prix? » Le même Lagavulin qui m’avait échappé! Je leur ai fait une offre, mais ils l’avaient proposée à Diageo. And I was like, oh no, not again! Je les ai littéralement pourchassés, et ils ont fini par organiser une vente entre la distillerie et moi. OK, this is not going to be fun. La vente commence, on arrive très vite à 2.500 ou 3.000£, et puis plus rien. Silence chez Diageo. Les vendeurs attendent un jour ou deux. Toujours pas de réponse. « Bon, la bouteille est à vous, Diageo fait le mort. On va vous l’expédier. » Surtout pas! J’ai pris le premier avion pour Seattle, ils m’ont remis la bouteille à l’aéroport, et j’ai attrapé le vol suivant pour rentrer. J’ai appris plus tard que la personne qui enchérissait chez Diageo était partie en vacances sans passer le mot.
Environ 3.000£ pour ce genre de bouteille, c’est presque cadeau…
Correct. Et j’aurais offert beaucoup plus pour l’avoir!
Les prix aux enchères dévissent en ce moment…
Oui, mais surtout pour les collectors de masse, not the good stuff. J’aime les vieux Longmorn, les vieux Clynelish, les vieux Laphroaig, et leurs prix ne baissent pas! En revanche, les nouveaux Macallan, les nouveaux Dalmore, etc…
Vous pensez que certaines distilleries ont abusé?
La demande était là, ils ont fait leur job. Et les gens ont acheté, mais en pensant que les prix continueraient à monter et qu’ils pourraient revendre en doublant leur mise. Et ça, ça n’arrive plus. Vous voyez la gamme couleurs de Macallan? Orange, Bleu, Marron… Ils en ont sorti 6, la dernière était une édition limitée à 200.000 exemplaires. Depuis quand 200.000 bouteilles c’est une édition limitée?! Néanmoins, elles ont toutes été vendues. Mais je connais des gens assis sur 40 caisses.
Un conseil à donner à un quelqu’un qui voudrait démarrer une collection aujourd’hui ?
Spécialisez-vous. Dans ce que vous voulez, ce qui vous intéresse : un millésime, par exemple votre année de naissance – si vous êtes né dans les sixties, seventies, vous allez vous éclater –, une distillerie, un style… Cela dépend de vos moyens, mais vous pourrez acquérir les plus anciens ou les plus rares petit à petit. Les single casks des bons indépendants avec le bon liquide, les bons comptes d’âge ou les bons millésimes, ça ne montera jamais aussi haut que les officiels, mais il y a de très belles choses. Après, dites-vous bien que ce qui sort aujourd’hui deviendra old & rare dans 20 ou 30 ans. Et il existe encore des embouteillages des années 80 à 100–200 £ qui sont délicieux si on oublie que c’est du 10 ans.
Des distilleries récentes qui ont un potentiel de collector ?
J’aime bien l’idée d’acheter le premier release des nouvelles distilleries. Mais parler de collector pour les nouvelles distilleries, non: il faut d’abord qu’elles fassent leurs preuves. La dernière à mon sens qui a tout coché, c’est Chichibu. Dans 80–90 % des cas, les whiskies sont superbes, le packaging est soigné, le coefficient collector est bon – la demande sur le second marché c’est capital. Et si vous décidiez d’ouvrir les bouteilles pour les boire, it’s so damn good, ce sera toujours un plaisir. Il n’y a pas beaucoup d’exemples de ce calibre. Ichiro est obsédé par la qualité du liquide, tout le reste est secondaire, même si les packagings sont réussis. Il avait sorti les Hanyu [la série des cartes, ndlr]: une idée fantastique, the most amazing idea ever.
«La Macallan Adami 60 ans 1926, qui s’est vendue plus de 2 millions aux enchères, je l’ai payée 2.500£. Et je n’ai jamais raconté cette histoire. »
Y a-t-il une bouteille qui possède une valeur inestimable aujourd’hui, mais que vous ayez acquise à un prix ridicule, pour quelque raison que ce soit?
Probablement la Macallan 1926, 60 ans Adami. De mémoire, ils l’ont sortie en 1991, au tout début de ma collection. Il en existait 12 bouteilles, avec une étiquette dessinée par Valerio Adami, et elles ont été mises en vente sur offre scellée. Ce qui veut dire que vous écrivez votre offre sous enveloppe, et vous ne pouvez plus surenchérir ensuite. Alors, selon la loi écossaise, ce n’est pas forcément l’offre la plus élevée qui remporte la vente, ils vérifient que vous pouvez tenir votre offre, ou un truc comme ça. Pour augmenter mes chances, j’ai déposé deux offres, une au nom de mon frère, une en mon nom. Et on a remporté les deux enchères! Je n’ai jamais raconté cette histoire. Nous avions proposé 2.500£ par bouteille.
Oh. On parle du Macallan qui est parti à plus de 2 millions de livres l’an dernier aux enchères?
Oh yeah.
Vous les avez toujours?
En fait, j’en ai davantage aujourd’hui. Mais je n’ai plus les deux d’origine, et entre-temps j’ai réussi à me procurer la Peter Blake [du nom de l’illustrateur qui a dessiné les étiquettes d’un Macallan 1926, ndlr]. Sur les 24 bouteilles d’Adami et Blake, 8 ou 9 au moins sont passées entre mes mains.
Vous avez fait partie du « Yalta des Karuizawa », où les derniers stocks de la distillerie ont été partagés. Je ne les vois pas…
Non, les japonais ne sont pas exposés ici. Je possède de vieux Yamazaki, des Nikka, quelques Hanyu, du Chichibu. J’ai failli acheter récemment une série des Cartes complète – finalement j’y ai renoncé. L’essentiel, pour moi, c’est le scotch.
La bouteilles la plus ancienne dans votre collection ?
Un blend de 1865, et un malt distillé en 1883, je crois, un Glenlivet.
J’ai lu que vous aviez un Glenfiddich 1903 que même la distillerie n’avait pas dans ses archives.
Oui, et j’en ai même acquis une seconde récemment, presque similaire, mais pas exactement la même. Et je ne crois pas qu’ils l’aient non plus. So I’m a very happy man.