Une des plus belles marques de whiskey américain rachetée pour 245 dollars ? C’est l’histoire racontée par Mark Gillespie, qui a rencontré Joe Magliocco, patron de la distillerie, chez lui à Louisville, Kentucky.
L’histoire de Michter’s commence en 1753, année où un certain John Shenk bâtit une modeste distillerie à Schaefferstown, Pennsylvanie. Dans les années 1950, le propriétaire de l’époque, Lou Foreman, décide de fusionner les noms de ses fils Michael et Peter pour créer Michter’s. Quelques années plus tard, Joe Magliocco, à la barre du fournisseur de vins et spiritueux Chatham Imports, apprenant que les marques déposées de Michter’s avaient été abandonnées, voit là l’occasion rêvée de relancer une marque riche d’un patrimoine historique. Aujourd’hui, Michter’s est l’une des marques de whiskey les plus estimées au monde.
Comment avez-vous relancé la marque après avoir repéré les marques déposées à l’origine par Michter’s ?
Joe Magliocco : De toute évidence, Michter’s a laissé un héritage qui remonte loin dans le temps. Pour faire court, la marque était disponible à l’époque, n’importe qui pouvait aller au Bureau des brevets et des marques et l’acheter pour 245 dollars. À l’époque, personne n’en voulait, personne ne souhaitait lui consacrer du temps ou de l’argent, mais notre groupe estimait qu’elle avait du potentiel. Nous avons donc dépensé ces 245 dollars et sommes devenus propriétaires de la marque Michter’s. Comme nous n’avions ni whisky, ni recettes, ni packaging, nous avons entrepris dans les années 1990 de la faire renaître.
Pour commencer la production donc ?
J.M. : Oui, la production s’est déclinée en trois phases. Dans un premier temps, puisque la distillation de whiskey nous était à l’époque entièrement étrangère, nous avons fait le tour du Kentucky pour déguster des jus, sachant que l’État était noyé sous le whiskey. Quand le bruit a couru que nous recherchions des produits âgés de dix ans et plus, les producteurs étaient ravis car il n’y avait à l’époque pas vraiment de marché pour des whiskeys américains avec ces comptes d’âge. Et quand ils ont appris que nous nous focalisions sur le rye, les gens sont devenus extatiques, parce que le rye ne se vendait absolument pas. Dans un deuxième temps, en 2003, nous nous sommes tournés vers un distillateur du Kentucky qui fonctionnait très en dessous de sa capacité. Nous avons donc planifié un certain nombre de jours par an au cours desquels la distillerie produirait du whiskey Michter’s. Avec notre levure, nos mashbills, notre cahier des charges pour les fûts, etc. Un peu comme un chef qui ne peut pas encore s’offrir son propre restaurant et qui cuisine sur les fourneaux d’un autre. Dans un troisième temps, en 2012, ayant enfin les ressources financières nécessaires, nous sommes devenus distillateur patenté pour la distillerie Michter’s à Shively, dans la banlieue de Louisville. On ne distillait pas beaucoup, on ne possédait que deux petits alambics et on embouteillait nous-même notre production. Et puis, en 2014, nous avons mis en service ce qui est encore aujourd’hui notre configuration principale d’alambics. Ensuite, il nous a fallu de très nombreux mois jusqu’à ce que sur le plan de la chimie, de la chromatographie en phase gazeuse et de la spectrométrie de masse, jusqu’à ce que les analyses chimiques correspondent parfaitement au distillat que nous produisions nous-mêmes à Shively durant la phase deux, en termes de qualité, d’arômes, de saveurs et de style, parce que nous ne voulions pas produire quelque chose de différent. Il fallait que, sur le plan organoleptique, les arômes et saveurs soient là.
Puis est venue l’étape des vieillissements ?
J.M. : Oui, finalement, en 2015, nous avons commencé nous-mêmes à mettre le whiskey en fûts. À partir de cette époque, nous étions désormais totalement autonomes en matière de distillation. Nous possédons aujourd’hui trois installations de production dans le Kentucky. Michter’s Shively, notre site principal, s’étend sur près de 5 hectares. Nous y exploitons un alambic à colonne de 14 mètres de haut et de 80 centimètres de diamètre, doublé d’un alambic à repasse de 950 litres, tous en cuivre et fabriqués sur mesure par Vendome. Michter’s Shively est une distillerie à colonne traditionnelle du Kentucky, à laquelle s’ajoute une distillation en pot still pour le bourbon et le rye. Nous possédons également une plus petite distillerie, ouverte au public, dans le centre-ville de Louisville, à Fort Nelson. Elle est aménagée dans un magnifique bâtiment ancien dont la restauration nous a pris huit ans. C’est devenu un outil remarquable. Nous y organisons des visites pédagogiques, des dégustations. Il y a aussi une boutique et un bar à cocktails à l’étage, nous avons quelques breuvages délicieux et les cocktails classiques sont préparés par David Wondrich, alias Dr Dave, un gars tout simplement formidable.
Et puis votre troisième équipement, c’est votre complexe de chais.
J.M. : Notre troisième équipement regroupe en effet quelques chais, mais c’est principalement une ferme de 83 hectares, à Springfield, Kentucky, située à environ une heure et quart de voiture de Louisville. Et nous cultivons sur ce domaine quelques-unes de nos céréales. Pour revenir à Michter’s Fort Nelson, notre deuxième et plus petite distillerie, il faut préciser que nous avons eu la chance de pouvoir racheter la configuration d’alambic pot still de l’ancienne distillerie Michter’s fondée à l’origine en Pennsylvanie. Depuis 2019, nous distillons avec cet alambic légendaire et nous enfûtons son distillat. Nous n’avons commercialisé pour l’heure aucun whiskey Fort Nelson, mais cela ne saurait tarder. Ce qui est aussi intéressant, c’est que, comme vous le savez, nous avons le même mashbill, la même levure, la même eau, les mêmes céréales. Tout est à l’identique. Quand on distille d’abord en colonne puis en pot still, le procédé qui est en quelque sorte traditionnel au Kentucky, on obtient des résultats très différents d’une distillation à repasse, de pot still à pot still, ce qui était le procédé Michter’s en Pennsylvanie. Nous allons donc pouvoir proposer des whiskies vraiment passionnants avec ces futures éditions Fort Nelson.
Quand pensez-vous être en mesure d’en commercialiser ?
J.M. : La réponse est que je n’en sais rien. Nous les surveillons régulièrement et sommes jusqu’à présent gustativement très satisfaits de la façon dont ils évoluent. Notre philosophie, depuis le début, c’est de ne pas commercialiser d’expression ayant un compte d’âge spécifié au préalable. De fait, nous les mettons sur le marché quand notre maître distillateur, Dan McKee, et notre maître de chai, Andrea Wilson, jugent qu’ils sont prêts. C’est à eux que revient la décision finale. Je donne mon avis, bien entendu. Nous nous interrogeons systématiquement sur le point de savoir si nous devons on non les commercialiser, sachant que notre premier objectif, c’est de produire le meilleur whiskey américain. C’est ce que nous essayons de faire en équipe. En 2022, je crois, nous n’avons pas mis sur le marché de bourbon âgé de 10 ans, alors que c’est un compte d’âge très important pour nous. J’ai fait des dégustations avec l’équipe et le whiskey que nous envisagions de commercialiser en 2022 en tant qu’expression âgée de 10 ans, avait en fait 13 ans et demi. Je le trouvais excellent. Mais Dan et Andrea, comme je l’ai dit, sont les responsables ultimes de la sélection. Ils m’ont répondu qu’en effet, il était vraiment bon, mais que si on le laissait encore un an en fût, ce serait une édition absolument mémorable. De sorte que cette année-là, nous n’avons proposé aucun bourbon âgé de 10 ans. Ils ont donc attendu qu’il atteigne l’âge de 14 ans et demi pour le commercialiser, et l’accueil a été excellent, fort heureusement.
Quels sont les principaux défis auxquels vous devez faire face aujourd’hui sur le marché international ?
J.M. : L’un des plus grands défis, c’est tout simplement la pédagogie. Pendant très longtemps, les entreprises américaines ont eu la chance de disposer d’un marché américain tellement immense qu’elles se sont avant tout polarisées sur la vente du bourbon et la consolidation aux États-Unis du bourbon et du rye américains. Pour autant que je le sache, je ne pense pas qu’il y ait eu aux États-Unis un même souci de l’exportation qui soit comparable à celui qui a animé l’Écosse ou la France. La France a fait un travail remarquable, dans la durée, pour exporter son cognac. L’Écosse, elle aussi, a fait un travail remarquable pour exporter son scotch. Je suis par conséquent convaincu qu’il nous faut rattraper notre retard. Et je pense qu’il est fondamental de faire de la pédagogie pour convaincre le consommateur que le whiskey américain de qualité est un spiritueux d’envergure internationale. Il me semble qu’il y a une plus grande sensibilisation à la qualité américaine. Les milieux du whiskey, en particulier les producteurs du Kentucky, ont fait un bon travail au cours des vingt ou trente dernières années pour rattraper leur retard. Les consommateurs sont nombreux dans le monde, qui commencent seulement à découvrir le whiskey américain de qualité, de sorte que nos efforts pédagogiques demeurent à l’heure actuelle essentiels.
Depuis quelque temps, vous et vos collègues du Kentucky, vous mettez en chais des quantités considérables de whiskey. Une éventuelle surproduction ne vous inquiète-t-elle donc pas ?
J.M. : C’est une excellente question. Nous devons nous soucier de Michter’s et nous focaliser sur notre entreprise, nous planifions et réfléchissons énormément sur ce que nous mettons en fûts pour nous-mêmes. Nous sommes très satisfaits de notre situation, car même si l’industrie du whiskey a dans l’ensemble connu des temps plus difficiles, nous avons enregistré l’année dernière une croissance plus qu’honorable. Et comme vous le savez, les capacités de production ont considérablement augmenté dans le Kentucky. Certains établissements financiers s’intéressent aussi au secteur et ont investi au sens propre du terme dans des fûts en cours de maturation. Sans posséder de marque, ils entreposent en chai des fûts, dans l’espoir de les vendre plus tard avec une très forte plus-value. Il semblerait, d’après ce que j’ai compris, que les retours sur investissement ont été plutôt bons pendant quelques années. Mais dans le Kentucky, les nouvelles capacités de production sont tout simplement énormes. Je suis très optimiste à long terme pour le bourbon du Kentucky, cela ne fait aucun doute, car je pense que les occasions de croissance ne manquent pas aux États-Unis et qu’elles sont extraordinairement nombreuses à l’étranger. Et je ne suis pas moins optimiste pour le rye sur le long terme.
Comment envisagez-vous la croissance de Michter’s dans les prochaines années ?
J.M. : Nous ne cessons d’expérimenter et de tester différentes choses. Récemment, et c’est le premier type de whiskey inédit que nous mettons sur le marché depuis longtemps, probablement depuis cinq ou six ans, nous avons créé Bomberger’s PFG, Precision Fine Grain. Mais si nous consacrons du temps aux recherches, ce n’est pas pour être systématiquement au goût du jour et lancer un nouvel affinage toutes les dix secondes. Andrea Wilson, notre maître de chais, a travaillé durant de nombreuses années sur ce projet qui a des liens très étroits avec la France. Car le second fût dans lequel ce whiskey est affiné vient de France. Il est fabriqué avec du bois ayant séché à l’air libre durant quarante mois. Andrea souhaitait que le bois sèche sur les bords de la Charente, parce qu’elle adore ce microclimat. C’est une scientifique de haut niveau, qui sait bien plus de choses que moi en la matière. Ces fûts sont donc en chêne français, une essence au grain extrêmement fin provenant de différentes forêts, y compris celle de Tronçais qui est tenue en très haute estime. Ce sont donc ces fûts français très particuliers qui ont été utilisés pour la finition de ce whiskey, et qui lui apportent des arômes et saveurs délicieux.