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Plus 750 kilomètres en trois jours, quatre départements, huit distilleries visitées sur les douze que compte l’IG whisky breton, des distillateurs passionnés, qui se révèlent aussi excellents joueurs de cornemuse, coureurs d’iron man, musiciens, pêcheurs… et des alambics de toutes les formes, des céréales diverses, des distilleries dans des garages ou au bord de l’eau… Whisky Magazine & Fine Spirits vous embarque pour un road-trip en Bretagne.

J’ai bien calculé (précisément) mon itinéraire, prévu une marge (les tracteurs, les intempéries, les grandes marées, les distillateurs bavards, les chemins creux, les paysages beaux à pleurer…), appelé tout le monde, pris tous les rendez-vous, confirmé par mail, fait ma valise, loué une voiture, préparé ma playlist et mes questions. Arrivée à Rennes en TGV, voiture de location et top départ pour un circuit de trois jours. En solo.

Naguelann, un rêve de Kilchoman

De Rennes jusqu’à Languenan (Côtes-d’Armor), la campagne bretonne s’éveille. Une première claque avec cette traversée de la Rance, caressée par la brume matinale. Après une heure de route, voilà la distillerie Naguelann. 

– « Tu ne peux pas louper, il y a deux silos à grain. »
– « Ha ! »

Dans le paysage du whisky breton, Naguelann, fondée en 2014 par Lénaïck Lemaître, occupe une place singulière. Au départ, rien ne le prédestinait à devenir distillateur. « Chez nous historiquement, pas d’alcool. Sauf du cidre breton », raconte-t-il. Pourtant, son parcours l’amène vite vers les spiritueux. D’abord sommelier, puis barman, il passe par le Ritz, l’hôtel Vendôme et enfin le François 1er où il organise des soirées whisky qui cartonnent. En 2008, il croise John Glaser, fondateur de Compass Box. « Je me suis dit que c’était une lecture du whisky différente de ce que je connaissais. Un côté parfumeur qui m’intéressait. »

De retour en Bretagne, en 2006, il ouvre un restau à Saint-Malo, où il essaye l’affinage du whisky. « Mon premier, c’était un Glen Ord 98 Signatory

Au Whisky Live Paris, il croise David Roussier (Warenghem) et se rend compte qu’en Bretagne aussi, on fait de belles choses. D’ailleurs, pour ses premières cuvées, Lénaïck s’appuiera sur des collaborations avec Armorik et Eddu, qui lui fournissent des eaux-de-vie. « Avec Mesk (mixture en breton), j’étais le premier à assembler les whiskies de Bretagne. » En 2014, il embouteille Grand’Pa, un Armorik affiné en fût de cidre maison. En 2014 toujours, il veut produire et se forme. « J’ai commencé à travailler avec un brasseur de Saint-Malo. Quelques allers-retours en Écosse aussi pour comprendre, chez Kilchoman notamment qui était un peu mon modèle. » Désormais, Naguelann contrôle l’ensemble du processus, de la sélection des céréales à l’embouteillage, tout en restant fidèle à sa philosophie initiale : valoriser le terroir breton et expérimenter. Sans cesse.

La distillerie s’est installée dans la maison du voisin. Elle date de 1760 et jouxte l’habitation familiale. Restée dans son jus, elle est au cœur du projet. « C’est ici que, enfant, je venais chez le voisin manger des pâtes au beurre et boire mon jus de pomme. Son chien s’appelait whisky. Même table, même buffet, j’ai juste mis un coup de peinture. L’âme de la distillerie, c’est cette pièce. »
« Je suis rentré dans un système d’orge locale et de blé noir breton », explique-t-il. Deux silos de 35 tonnes (pour le tourbé et le non tourbé), deux fermenteurs de 3 000 litres, avec une forme bien spécifique pour pouvoir rentrer dans la ferme-distillerie. « Ces deux crapauds-là, ils sont uniques, ce sont vraiment des fermenteurs Naguelann. » L’empâtage se fait à la main pour le moment, comme les petits brasseurs du coin.


La salle des alambics, baptisée Tan, le feu en breton, est incroyable. « C’est comme un bateau, tout est fait sur mesure pour optimiser. » En 2016, il acquiert son premier alambic de 500 litres, suivi en 2017 d’un second de 1 000 litres. En 2020, deux alambics de 1 000 litres viennent en renfort.
« Je travaille barrique après barrique. Un brassin, une barrique. Je peux faire un single cask, jusqu’au brassin. » Dans le chai principal, impossible de rentrer avec un Fenwick. « On grimpe les fûts sur les épaules… C’est sympa ! » Pour sûr ! Il commence à faire rentrer des fûts de Saint-Émilion Grand Cru, de bourbon, de sherry et joue avec les bois pour donner des expressions différentes à chaque whisky. Des petits fûts de 60 litres aussi, faits sur mesure. « Mais je ne mentionne quasiment jamais de finitions. Je ne veux pas résumer mon travail à un finish de six mois. Tous les ans en revanche, je refais du cidre pour imprégner mes barriques, pour que la patine soit toujours en cidre. »


Aujourd’hui, il produit entre 30 et 40 000 bouteilles par an, en commercialise 20 000 pour payer les charges. « Le principal c’est la garde. Pour les comptes d’âge, je veux commencer à dix ans. Il va donc falloir patienter 24 mois. Je dois avoir 15 à 20 000 bouteilles prêtes à sortir dès 2027. »

« Pour moi, le whisky breton, c’est très sérieux. J’ai toujours dit à David Roussier, il y a eu les six Classics Malt dans les années 1980. Il y aura un jour les six Classics Bretons ».

Avant de partir vers ma prochaine destination, Lenaïck, qui est aussi musicien, m’envoie par SMS le lien Spotify vers son album “Jaguen”. Sur la route qui mène à la Celtic Whisky Distillerie, j’écoute, je me dis que pour un début, ce road-trip commence vraiment très très bien.

Celtic Whisky Distillerie, l’Écossaise

En arrivant à Pleubian (Côtes d’Armor), ça sent la mer à plein nez. Et quelle lumière ! Cette presqu’île “Sauvage” s’enfonce plus loin dans la Manche. C’est le Sillon de Talbert, une bande de terre et de sable d’environ 3 kilomètres de long et d’à peine 100 mètres de large. Un coin ultra touristique. Petit passage devant le bien-nommé bar “Le Dernier Sou”, et me voilà devant le visitor center et les chais de la Celtic Whisky Distillerie, face à un bras de mer, à marée très basse – on est en période de grandes marées. C’est superbe. « Et tu n’as pas encore vu la distillerie », me prévient Jean-Sébastien Robicquet, fondateur de Maison Villevert. Il a racheté la distillerie Glann Ar Mor en 2020 et l’a rebaptisée Celtic Whisky Distillerie, une marque ombrelle pour ses productions (Glann Ar Mor, le tourbé Kornog et le blend Gwalarn). « La Celtic se répartie sur deux sites. La distillerie proprement dite où nous élaborons nos whiskies en passant par le broyage, la fermentation, la distillation. Et une fois qu’on a opéré ces étapes, on va ramener les jus sur ce site, pour le stockage, le vieillissement, l’embouteillage mais aussi la vente, la dégustation et le musée. »

L’histoire de la distillerie, située un peu plus loin, commence en 1999 quand Jean et Martine Donnay, jusque-là affineurs, décident de se lancer dans un projet totalement nouveau. La distillerie Glann Ar Mor (bord de mer en breton) ouvre en 2004 et devient opérationnelle en 2005. L’installation est ultra-pensée : deux pot stills à l’écossaise, un wash still de 11 hl, un spirit still de 6,5 hl, chauffés à flamme nue bien sûr, un chai dunnage, avec terre battue au sol à quelques centaines de mètres de la mer. En 2008, sort le premier embouteillage, suivi en 2009 par Kornog, (vent d’ouest en breton), son single malt tourbé. Lorsque Jean et Martine cèdent à Maison Villevert, ils s’engagent à accompagner pendant un an Aël Guégand, qui les remplace à la production. Depuis quelques mois, il est remplacé par le charentais Cédric Paviot, arrivé tout droit de la distillerie A 1710 en Martinique où il a passé cinq ans. « Nous sommes au total sept personnes, deux distillateurs et des équipes à la production, mise en fût, embouteillage, administration et visite », explique Cédric. Un climat doux, une humidité récurrente et la salinité de l’air, de quoi donner aux whiskies une patine exceptionnelle. « En son temps, explique Jean-Sébastien Robicquet, Jean distillait deux fois par semaine, on est passé à quatre ou cinq. »

« Côté céréales, nous travaillons avec une variété d’orge ancienne d’Écosse, la Marris Otter. Au départ, c’était l’édition spéciale faite par Jean, mais nous en avons fait notre classique. En arrivant, j’ai trouvé qu’il y avait une expression très riche dans cette édition. Nous avons lancé parallèlement un projet avec des agriculteurs locaux avec qui nous avons passé des accords. Pour Kornog, c’est aussi de l’orge d’Écosse, un malt tourbé à 50 ppm. » Pour le reste, l’orge est maltée en Bretagne, dans le Morbihan, à deux heures d’ici. « Globalement, nous n’avons changé aucune recette, sauf qu’on en fait plus. On a investi en ressources. Ils étaient quatre. On est sept. Il va falloir s’agrandir mais pour le moment, pas de projet de rachat d’autres alambics », explique le maître des lieux.

Direction la distillerie. Après une quinzaine de minutes de voiture, nous voilà devant une maison bretonne du XVIIIe siècle, en schiste. Face à la mer. Deux alambics magnifiques. Le plus gros pour la première distillation avec une petite fenêtre pour éviter le poulinage, le plus petit pour une repasse et pour sortir un distillat à 70 %. Le mash tun, fait sur mesure, est une copie de ce qu’on peut trouver sur Islay. Une des singularités de la Celtic, c’est l’utilisation de deux fermenteurs en pin d’Oregon qui permettent de conserver une température homogène et gagner en complexité. « À la différence de l’inox, les pores du bois de ces cuves vont se culotter comme une pipe. En termes de fermentation, ça aide vraiment à un développement rapide et surtout à développer des bouquets aromatiques très spécifiques. Par ailleurs, le pin n’a pas de nœuds donc pas de fuites. » Au bout de trois à cinq jours de fermentation, on parvient à 1100 litres de bière à 8,5 %.

Une grande vitre donne directement sur la baie. On distille face à la mer. Avouons-le, c’est juste exceptionnel. « Il faut rendre à César ce qui est à César. Tout ce travail, c’est la technique de Jean. Il a su piocher le meilleur des distilleries écossaises. C’était ça, sa ligne éditoriale. L’iode, la mer, la vision, tout est là. »

Pour le vieillissement, le choix s’est porté dès le départ sur des fûts de bourbon. « Mais pour les finish, il faut de l’imagination : rivesaltes, banyuls, sauternes, sherry, vin de paille, possiblement il n’y a pas de limite. »

Dans petit salon, avec vue sur mer bien sûr, un Kornog Saint Ivy 2024 vient parfaitement accompagner un plateau d’huîtres locales. « Au-delà de l’IG, il faut créer des marques. Elles peuvent se construire par la légitimité et par la contrainte des zones de production. À Cognac, tu ne bois pas du cognac. Tu bois du Hennessy, du Martell, du Rémy. C’est la force de la marque. Si on est dans une lecture AOC vin ou fromage, il faudrait qu’il y ait un goût spécifique apporté par le processus d’élaboration et que l’effet zone confère un goût particulier. Or, pour ne parler que d’eux, il n’y a rien à voir gustativement entre Armorik, Eddu et nous. »
Et les visites s’enchaînent. Reprendre la route, direction Lannion (Côtes d’Armor), s’arrêter dans la ville pour poser les valises.

Warenghem, la pionnière

Arrivée à la distillerie Warenghem, en fin de journée. Visite rapide des installations, gigantesques, du visitor center, magnifique. Avec pour guide David Roussier, le boss, qui a succédé vers 2013-2014 à son beau-père Gilles Leizour.

Fondée en 1900 par un cht’ti, Warenghem se spécialise à l’origine dans les liqueurs avant de prendre un tournant décisif en 1983 avec la production du blend WB (pour Whisky Breton). Ce premier pas marque l’entrée de la France dans le monde du whisky. La consécration vient en 1998, avec le lancement d’Armorik, premier single malt 100 % français, à une époque où quasiment personne n’a l’idée saugrenue de faire du whisky dans l’hexagone. Gilles Leizour apprend sur le tas, adopte, dès 1993, deux pot stills de 60 hl et 35 hl, chauffés à la vapeur et fabriqués en Charente par Chalvignac « dans le plus pur style écossais ». Le distillat sera ensuite enfûté à 63,5 % principalement en fûts de bourbon et sherry, rejoints plus tard par des ex-chouchen, porto ou pineau des Charentes.

Depuis qu’il a repris les commandes de Warenghem, David n’arrête pas. En 2019, deux chais supplémentaires, qui permettent de tripler les stocks, un espace accueil, tandis que la distillerie est labellisée Entreprise du Patrimoine Vivant. L’an dernier, des gros investissements pour économiser l’eau et l’énergie. David refuse en effet d’augmenter la production au-delà de 200 000 lap tant qu’il n’aura pas atteint la neutralité carbone s’il ne peut le faire à émissions et ressources constantes. Côté céréales, « on a passé tout en bio, sauf pour le tourbé et les blends ». Sans oublier la micro-distillerie qui devrait y ouvrir avant l’été et dans laquelle il travaillera sur de nouvelles productions. Dommage, je n’aurais pas le temps de visiter la tonnellerie Lefloc’h. Suite au départ en retraite de Jean-Yves Lefloc’h, dernier tonnelier de Bretagne, David s’est en effet associé à Benjamin Lefloc’h et Erwan Lefebvre, le maître de chais de Warenghem pour reprendre l’activité et la développer. Ce sera dans les anciens abattoirs du Trégor, en centre-ville de Lannion. « Aujourd’hui, la tonnellerie produit 95 % de ses fûts pour le whisky. On fabrique, on répare pour beaucoup. Bientôt un ouvrira un bar. »

Les Menhirs, la militante

À Plomelin (Finistère), le panneau du village retourné par les agriculteurs énervés rappelle qu’ici, mieux vaut éviter de chauffer les oreilles des Bretons. En descendant vers la distillerie, les deux menhirs de Tingoff bordent le petit ru qui jouxte le domaine. Sur le premier bâtiment face à la grille, Gwenn Ha Du, le drapeau breton noir et blanc, flanqué d’hermines, flotte au vent. Pas de doute, on est bien à la distillerie des Menhirs, chez les Le Lay.

Avant de commencer la visite, Kevin et Loïg, deux des trois frères qui ont repris la distillerie, font un préambule plus qu’utile. « Nous sommes des enfants du pays. Mon père est même né dans le bar tabac que tenaient mes grands-parents. Là, c’était le champ du grand-père. » La distillerie s’est agrandie sur le terrain de la famille. Des bouilleurs de crus depuis 1921, jusqu’au grand-père, qui trouvait le métier trop dur pour son fils Guy qui devient prof de maths. Mais en 1983, il saisit l’opportunité pour prendre la suite avec un objectif : créer une distillerie pour faire de la vente au détail. » En 1986, la distillerie des Menhirs commence à produire du lambig (eau-de-vie de cidre), jusqu’à ce que, douze ans plus tard, Guy Le Lay se mette à produire du whisky. Ce sera le blé noir. Le blé noir, une drôle d’idée ? Plus cher, avec des rendements pas terribles, mais en revanche super breton. Et diablement bon. « Le blé noir, c’est la terre, la céréale du pauvre, explique Kevin. Elle nous ressemble cette céréale. C’est notre ADN. » Pourtant le blé noir (Eddu en breton) est dur à travailler. Les premiers essais dans la cuisine familiale donnent une boue visqueuse. Mais Guy Le Lay sait s’entourer d’experts. Et surtout, il est absolument sûr de son choix. Il faut dire qu’il a un sacré tempérament le Guy. Sans oublier que c’est un breton pur jus. Militant pour les écoles Diwan, organisateur de Fest-Noz, il passe à Droit de Réponse de Michel Polac et met Loïg au biniou. « Régulièrement, notre père nous disait : n’oubliez pas la Bretagne. Nos racines, nos valeurs c’est la Bretagne, c’est le blé noir, c’est la famille, le côté indépendant. En fait, on ne transige pas trop avec ça », explique Kevin.

Aujourd’hui, il se produit 5 000 tonnes de blé noir en Bretagne. La distillerie en consomme 200 tonnes et se fournit dans un rayon de 50 kilomètres aux alentours. Guy Le Lay essaye un whisky pur malt de blé noir mais ne s’y retrouve pas gustativement. En arrivant dans la salle des alambics, on est frappé par la coexistence des modèles. Les alambics de 25 hl en chauffe directe au gaz de chez Prulho. Un alambic à colonne pour l’orge de Ed Gwen et Grey Rock fait face aux vieux alambics ambulants, qui sont là pour les visites mais aussi pour rappeler l’histoire familiale. Les quatre générations d’alambics sont là. « Tout au bout, il y a mon arrière-arrière-grand-mère, ensuite, il y a mon arrière-grand-père, mon grand-père, et en 86, quand il crée la distillerie des Menhirs, il achète une colonne », explique Kevin.

En 2002, enfin prêt, Guy Le Lay lance son premier whisky, Eddu, avec deux produits différents. Un blend, Grey Rock et le pur blé noir, Silver. Toujours sous la marque Eddu. Lorsque Loïg Le Lay et son fils Kevin se retrouvent en 2004 au premier Whisky Live, ils proposent à la dégustation un whisky entre 3 et 5 ans, français, breton, de blé noir, à 40 degrés. Il y avait quand même plus vendeur à l’époque. « Peu de monde s’arrêtait. Les gens étaient un peu indifférents. » Pourtant rapidement, l’activité bascule en faveur du whisky. « Aujourd’hui, avec 160 000 bouteilles, nous réalisons environ 80 % du chiffre d’affaires avec le whisky, mais les débuts ont été costauds. »

Quand apparaît l’idée de l’IG, l’inquiétude est de connaître le sort réservé au blé noir. D’un point de vue botanique, c’est une polygonacée, pas une graminée. Le mot céréale étant réservé aux graines destinées à la consommation humaine, le texte européen valide. Le blé noir pourra donc rentrer dans l’IG whisky breton.
Bientôt, Les Menhirs pourront proposer un whisky 100 % Plomelin. « Nous avons récolté une dizaine de tonnes de blé noir, sur des terres achetées dans la commune. Mieux, pendant la tempête Kiran, un chêne centenaire est tombé en face de la distillerie. Vicard, le tonnelier, nous prépare trois barriques de 400 litres et une de 240 pour juin 2026. Enfin, nous plantons une trentaine d’hectares en blé noir. »

Dans les chais, somptueux, veillés par le vitrail d’Anne de Bretagne, les fûts de cognac, ceux de Brocéliande que Vicard coupera avec l’accord de l’ONF, ceux de chez Lefloc’h, laissent une part des anges de 3 %.

« L’histoire du whisky de blé noir, est intéressante. On sait très bien que c’est clivant, que ça ne va pas plaire à tout le monde. Mais la diversité est intéressante. Sur toutes les distilleries de whisky en France, nous sommes les seuls à faire à base de sarrasin. Ça nous rend unique. Et quand on dit « Eddu, blé noir, familial, indépendant » on a à peu près tout dit. » L’an prochain, la distillerie fêtera ses 40 ans. À suivre donc ! En quittant Plomelin, direction La Mine d’Or. On était pourtant bien ici.

La Mine d’Or, la transmission

Alors qu’on arrive par des voies express aux alentours de Ploërmel (Morbihan), on ne peut pas louper La Mine d’Or, ancienne ferme totalement restaurée et transformée en distillerie ultra-moderne, empreinte d’élégance. Tout ici, de l’architecture au processus de production est pensé, réfléchi, calculé. Le résultat est spectaculaire. Son fondateur, Stéphane Kerdodé m’accueille avec son labrador Rosalie, qui vient renifler le nouvel arrivant pour la forme. Le patron n’en est pas à son coup d’essai avec les boissons. « Voilà près de trente ans que je mets un liquide dans une bouteille. J’ai fait de la bière (Lancelot, NDLR), des sodas (Breizh Cola, NDLR), là, des spiritueux. Ça reste les mêmes distributeurs potentiellement, les mêmes clients, les mêmes consommateurs, mais pas la même approche. »

Ici, « le charme de l’ancien, le confort du moderne », comme on dit dans les agences immobilières. « J’ai remporté un appel à projet sur cette ferme en 2020, lancé par l’agglo. Les travaux démarrent le 8 juillet 2021, et on inaugure le 2 juillet 2022. En 51 semaines, on métamorphose l’ancienne ferme et on construit cinq bâtiments. Mieux, on commence à travailler dès janvier 2022 », explique Stéphane Kerdodé.
– « Allez Rosalie, tu viens ? »
J’emboîte le pas au patron et à son chien.
Il commence à distiller dans la brasserie Lancelot, située à 10 kilomètres de là dès 2017. « Mais je voulais automatiser le process. Aujourd’hui, je fais d’abord un whisky que j’ai envie de boire. » La visite commence par la salle de brassage, pièce maîtresse de ce processus. « J’ai travaillé sur cet outil avec Schultz, une entreprise qui existe depuis à peu près 450 ans à Bamberg, et transmet son savoir-faire du brassage de père en fils. Nous avons développé ensemble la première salle de brassage réellement conçue pour faire de la bière à distiller. »

Ici, on brasse, on distille 24/24h, cinq jours sur sept ou six jours sur sept en été. Jusqu’à 100 000 litres d’alcool pur, de façon automatisée, sans personne. Des silos sur pieds-pesants à la meunerie, aux cuves de brassage en passant par les alambics. On travaille aussi sur une fermentation lente, six jours, pour extraire le sucre d’un côté, et l’aromatique de l’autre.
– « Et avec quelles levures ? »
– « Ben ça, c’est mon petit secret à moi… Mais ce sont mes souches stockées à Louvain-La-Neuve. L’intérêt, c’est que je parviens à sortir un wash à 10 % d’alcool. Et tout est piloté d’ici », dit-il en désignant un écran rempli de chiffres et de lumière clignotants.
« Je relâche zéro déchet dans le service collectif. Toutes mes drèches et mes vinasses partent en méthanisation. » Les calories de distillation partent dans le circuit pour alimenter les cuves de brassage. Dans la salle des alambics, un Stupfler à passe simple de 11 hl et un autre de 25 hl à double repasse. Les chapiteaux sont dessinés maison. « Avec mon chaudronnier, je me suis inspiré de trois distilleries d’Ecosse, pour lesquelles j’ai une certaine appétence. J’en ai fait un chapiteau un peu hybride. » Ils s’y sont pris à deux fois pour l’inclinaison, avant d’être satisfaits au bout de six mois. Dans quelques mois, un troisième alambic viendra appuyer la production. « On est aujourd’hui à 100 % quasiment. »

Sur le côté, un grand foudre sert à la fermentation spontanée, quand il ne fait ni trop chaud ni trop froid. « Je m‘en sers un peu comme un chef qui vient épicer une recette. » Pour faire un whisky, il faut déjà une bière. « Je ne savais pas distiller mais j’ai la prétention de dire que je sais brasser. » Stéphane Kerdodé attache de ce fait une importance particulière au brassage mais bien avant, à la fermentation. « C’est mon ADN », explique-t-il.

La première distillation a lieu en janvier 2017, et le premier whisky sort en 2020 sous le nom de Galaad, référence à l’univers arthurien qui inspire l’identité de la brasserie. « Le whisky a eu l’intérêt de me faire comprendre la définition de deux mots : le temps et la patience. » Dès ses débuts, La Mine d’Or s’intègre à l’IGP Whisky Breton. « J’ai toujours voulu rendre à la Bretagne ce qu’elle m’a donné. Galaad, c’est un whisky français fait en Bretagne. »

Pour La Mine d’Or, l’ambition est de contrôler entièrement sa production d’orge. « Je crois plus au variétal qu’au parcellaire. Qu’une vigne plantée depuis des décennies communique avec le raisin, je veux bien. Mais concernant l’orge, on sème fin février, on récolte en juillet : il faut que ça communique vite entre la terre et le grain, quand même », s’amuse-t-il. En décembre 2023, Kerdodé rachète 55 hectares de terres agricoles, près de la distillerie. L’objectif ? Produire son orge pour atteindre une indépendance totale à horizon 2026. « Nous avons fait nos premiers semis, récolté cet été, et cette année nous produisons nos premières distillations avec de l’orge issue de notre propre exploitation. » Aux côtés du bio et du conventionnel, La Mine d’or expérimente la culture MLA avec l’association “Merci Les Algues” permettant l’utilisation d’intrants naturels algosourcés pour remplacer les pesticides chimiques. « Dans le bio, tout n’est pas bon. Dans le conventionnel, tout n’est pas mauvais. Si on peut réunir le meilleur des deux, on y va », explique Stéphane. « Mais demain, pourquoi ne pas produire pour d’autres ? Nous avons commencé à expérimenter des variétés anciennes pour enrichir nos whiskies, et cette approche pourrait profiter à d’autres distilleries. »

La mise sous bois est faite à 64 % après réduction. En travaillant avec Christian Vergier, il décide un vieillissement en fûts de chêne français exclusivement (Chambord, Limousin, et Bretagne à la marge). « Nos bois sont séchés cinq ans sur parcs avant d’être utilisés en barriques. Et nous avons mis en place un programme de trois types de chauffes et quatre intensités différentes, soit douze combinaisons possibles. » Un programme mis en place avec l’entreprise Vinet à Cognac qui sont à la fois exploitants forestiers, mérandiers, tonneliers. Parce qu’il voit loin, Stéphane Kerdodé a entrepris la plantation de 6 000 chênes en forêt de Brocéliande, qui pourraient servir à la fabrication de fûts dans… 180 ans en accord avec l’ONF avec lequel il a signé une convention garantissant que la distillerie, si elle existe encore, aura la primeur des chênes récoltés. « Planter des chênes aujourd’hui, c’est investir pour cinq générations après nous. »
La Mine d’Or produit 350 000 bouteilles par an, 85 % de la production est stockée pour des vieillissements longs. « Je travaille sur des comptes d’âge, pour proposer rapidement des whiskies de 10, 12 et 15 ans d’âge. On parle plus d’élevage que de vieillissement. Nous élevons notre whisky dans le bois, mais nous ne laissons pas le bois dominer notre whisky. »
Dans un chai, je me retrouve face à une stupéfiante cathédrale de bois. Un charpentier des Charentes lui a créé une structure colossale avec des racks constitués de trente tonnes de Douglas non traité. « On est à dix fûts de 400 litres par rangées et un système de tiroir pour y accéder. Des coursives permettent d’aller travailler tous les fûts. » Dans le fond, Stéphane Kerdode a construit son petit paradis. Un bar auquel on accède par une coursive, dans lequel sont exposées quelques petites dames jeanne. Un Saint des Saints de La Mine d’Or. Au-dessus de nous, 120 tonnes de whisky.
Alors que je quitte la distillerie pour poursuivre ma route, je demande à Stéphane quel objectif il poursuit. « Mon rêve, c’est de transmettre ce projet à mes fils. De père en fils, de Lancelot à Galaad. L’important, c’est que cette distillerie survive à ma génération. »

Je regarde ma montre. On est plutôt bien dans son visitor center et ses grands canapés. Je dois hélas rester sérieux, il me reste de la route à faire pour rejoindre mon ultime destination. La Roche aux Fées est à une heure de là, en direction de Rennes. La route n’est pas palpitante. Pour garder un peu d’énergie, je passe quelques morceaux de musique bretonne, le Bagad Melinerion en tête. Ça requinque.

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