Depuis 2015, Bladnoch écrit un nouveau chapitre de son histoire sous l’impulsion de David Prior et la direction technique de Nick Savage. À la tête de la distillerie la plus au sud d’Écosse, le Master Distiller affine une signature Lowland singulière et pleine d’audace. Entre sélections de fûts iconoclastes, vieillissements maîtrisés et résurgence d’une tradition tourbée oubliée, Bladnoch s’affirme comme un labo du goût à ciel ouvert.
Bladnoch est aujourd’hui l’une des rares distilleries indépendantes des Lowlands. Dans une industrie souvent dominée par les géants, qu’est-ce que cela vous permet concrètement ?
Franchement, c’est un luxe inestimable. Être indépendant, aujourd’hui, c’est pouvoir choisir son chemin, tracer sa ligne sans compromis. Chez Bladnoch, cette liberté est une réalité tangible, presque quotidienne. Elle m’offre un espace de création où chaque idée peut exister, où l’instinct a droit de cité. David Prior, le propriétaire, a cette intelligence rare : il s’entoure de gens en qui il croit, et surtout, il les laisse faire. Il me fait confiance sur les fûts, les assemblages, les gammes, le récit qu’on veut porter à travers nos whiskies. Mais cette autonomie, cette capacité à aller au bout d’une idée sans qu’elle passe par vingt filtres, c’est ce qui rend mon travail profondément vivant.
Et cette “âme Bladnoch”, comment la définiriez-vous en termes organoleptique ?
Bladnoch, c’est d’abord une caresse végétale, une élégance toute en fraîcheur, en lumière. Dès les premiers instants, le nez vous embarque dans une prairie au petit matin : l’herbe vient d’être fauchée, les fleurs s’ouvrent à peine, l’air est clair, presque cristallin. Puis viennent les fruits — la poire, le melon, les bonbons acidulés qu’on suçait enfant. Un fruité doux mais précis, jamais pâteux. Mais ce n’est pas un whisky aérien. Il y a une profondeur, une trame subtile de céréales, une rondeur qui le tient debout. C’est là toute la signature Bladnoch : une verticalité florale, tenue par un fond de grain. Et ce n’est pas un hasard. C’est le fruit d’un distillat très pur, que nous respectons énormément, et d’un travail de maturation ultra précis, où chaque fût vient servir le profil, jamais l’écraser.
Vous parlez souvent de l’“audace des Galloway”. C’est une expression qui revient dans vos communications. Que signifie-t-elle vraiment pour vous ?
C’est une phrase qu’on entend souvent, oui, mais ici, elle a une vraie résonance. On est loin de la posture ou du slogan de marque. C’est une façon d’être. Bladnoch, c’est une distillerie qui a traversé les âges — deux siècles, des périodes de silence, de relance, de doute. Et pourtant, elle est toujours là, debout, sur les terres sauvages de Galloway. Alors avant tout, cet “esprit audacieux”, c’est cette capacité à tenir bon. À avancer contre vents et marées. Cet esprit irrigue tout : que l’on conçoive une nouvelle gamme, que l’on organise un événement, que l’on repense un assemblage, on le fait avec cette force en tête. On ne lâche rien. On garde le cap.
Vous revendiquez une approche très directe : Taste first, “le goût d’abord”. Une manière de balayer les conventions ?
Pour moi, c’est plus qu’une revendication, c’est une conviction profonde. Dans beaucoup d’endroits où j’ai travaillé auparavant, on parlait d’abord d’âge, de type de fût, de chiffres. Et souvent, on se rendait compte que ces beaux indicateurs ne garantissaient pas forcément le plaisir. Que certains whiskies séduisaient par leur pedigree, mais pas toujours par leur goût. Alors chez Bladnoch, on a décidé de renverser la table. Ici, tout commence par le verre. Par le palais. « Est-ce que ça nous plaît ? Est-ce que ça raconte quelque chose ? » Si oui, alors on construit autour. Sinon, on passe. Ça change la manière de penser la production. Par exemple, on travaille à 95 % avec des fûts de premier remplissage. Parmi eux, 40% sont des ex-bourbon, 40 à 45% sont des cépages. Pourquoi ? Parce qu’on veut de la densité, de l’expressivité, tout de suite. C’est un engagement fort, aussi bien aromatique qu’économique. Et derrière cette base solide, on ouvre un éventail très large : ex-bourbons, vins rouges californiens, sherry espagnol, PX… Et puis, il y a les 5 à 10% de ce que j’appelle notre “coffre au trésor” : des fûts que je n’ai jamais testés, parfois très rares, comme du chêne de Mongolie. Je ne sais pas encore ce qu’ils donneront. Mais je les garde. Pour demain. Pour ceux qui viendront après moi. Parce que notre rôle, ici, ce n’est pas juste de produire. C’est aussi de transmettre.
Justement, comment sélectionnez-vous vos fûts, en particulier ceux qui sortent des sentiers battus ?
C’est un mélange d’instinct, de réseau et de curiosité. Pour les fûts classiques — bourbon, sherry — on travaille avec des partenaires de confiance, des courtiers ou des bodegas espagnoles avec qui on entretient des relations solides. Mais pour les fûts plus atypiques, les choses se passent souvent de manière beaucoup plus organique. Je reçois parfois un message sur WhatsApp : « Nick, on vient de récupérer cinq fûts d’Amontillado, 1500 litres. Tu en veux ? » Je n’ai pas toujours une idée précise de ce que je vais en faire. Mais si l’origine est belle, si l’histoire est intrigante, je dis oui. Parce qu’un bon fût, c’est comme un pari sur l’avenir. Et j’aime cette part d’imprévu. Ce sont ces fûts-là qui, un jour, nous surprennent, nous inspirent. Ce sont eux qui racontent des choses nouvelles. Je ne cherche pas l’exotisme pour l’exotisme. Je cherche des fûts qui peuvent enrichir notre langage, sans jamais trahir ce que nous sommes.
Vous avez lancé la collection Héritage avec des expressions âgées. Que dit-elle de la maturité actuelle de vos stocks ?
Avant toute chose, cette collection, elle est née d’un double constat : le premier, c’est que nous disposons désormais d’un stock suffisamment mûr, issu à la fois de l’époque pré-achat et des années qui ont suivi le rachat par David. Le second, c’est que nous avons envie de proposer des whiskies plus anciens, mais sans en faire une course au prestige. Le mot-clé, ici, c’est équilibre. Le 13 ans est élevé en bourbon, le 16 ans en sherry, le 19 ans en PX. Trois âges, trois fûts, trois profils. Mais surtout, des volumes très maîtrisés : à peine mille caisses de chaque par an. Pas de produits en série donc, mais des cuvées pensées pour durer dans le temps, en petite quantité. Quitte à me répeter, on n’est pas dans l’argument marketing, c’est un fait : nos stocks ne permettent pas plus. Et c’est très bien comme ça.
Votre portefeuille joue sur des contrastes très marqués. Était-ce un choix assumé dès le départ ?
Complètement. Je ne voulais surtout pas d’une gamme monocorde. Il y a beaucoup de distilleries qui construisent une ligne très cohérente autour du sherry, par exemple, mais où chaque expression semble être la variation d’une seule et même idée. Ce n’était pas mon envie. Je voulais proposer de la diversité. Pas pour faire joli. Pour que chacun puisse trouver un whisky qui lui parle vraiment. Le 13 ans est lumineux, vanillé, floral. Le 16 est dense, épicé, très gâteau de Noël. Et le 19 explore un territoire plus noir, presque méditatif, avec des dattes, de la réglisse, de l’abricot sec. Trois voix différentes. Trois angles d’attaque. Mais toujours avec ce même fil rouge : l’élégance et l’équilibre.
Vous proposez chaque année une sélection de single casks très variés. Quel est votre processus pour identifier ces fûts qui méritent d’exister seuls ?
C’est un exercice d’écoute. Chaque fût a une voix. Mon travail, c’est de l’écouter. Quand je prépare nos gammes principales, je goûte des dizaines, des centaines d’échantillons. Des lots entiers de bourbon de 2007, par exemple. Et parfois, un fût vous arrête. Il dit quelque chose de plus fort. Il a une intensité particulière. Un fruité plus tranchant. Une vanille plus crémeuse. Une note florale qui bascule presque dans le parfum. À ce moment-là, je le mets de côté. Je ne sais pas encore ce que je vais en faire, mais je sais qu’il a quelque chose. Il rejoint notre “coffre au trésor”. Et au moment de composer la gamme single cask de l’année, je rouvre ce coffre. Je cherche à montrer toute l’étendue du spectre Bladnoch. Ce sont les fûts qui se choisissent eux-mêmes, en fait. Moi, je ne fais que les écouter.
Avec la série The Wave, vous avez introduit une approche presque solera, avec des transferts interannuels entre fûts. Quel est l’objectif derrière cette démarche ?
Pour moi, The Wave, c’est un manifeste. Chaque cuvée est pensée comme un chapitre. Une manière de raconter un pilier de la fabrication du whisky. Le numéro un, par exemple, parlait du temps. Pas de l’âge, du temps. De ce que la maturation peut apporter quand elle est bien conduite. Pour ça, on a assemblé des ex-bourbons de 1990, 2008 et 2018, qu’on a mariés pendant deux ans. Trois époques, un seul esprit. Les cinq fûts qui composent la série sont tous interconnectés, un peu comme une solera. Chaque année, une petite partie est transférée au suivant. Ce n’est pas une solera complète, mais une forme de continuité. Le numéro deux parlera du distillat, de notre identité florale et fruitée. Puis viendront d’autres thèmes : le bois, les gens, la transmission. The Wave, c’est une onde. Une vibration. Et une manière d’assembler le whisky comme on composerait une pièce musicale.
Parlons de votre gamme tourbée, la Peated Collection, née du millésime 2009. Bladnoch est une distillerie non-tourbée par essence. Pourquoi avoir choisi de mettre en valeur cette exception ?
C’était une opportunité unique. En 2009, toute la production a été réalisée à partir d’orge tourbée. Nous ne sommes pas une distillerie spécialement connue pour cela, mais ce stock présente un intérêt remarquable. Notre tourbe provient de l’Aberdeenshire : elle délivre une fumée douce, boisée, loin des caractères iodés et médicinaux des Islay. Nous avons cherché l’équilibre : un whisky fumé mais harmonieux, porté par les fruits, les épices, les notes pâtissières. C’est une tourbe qui rassemble, qui parle aussi à ceux qui détestent la tourbe. Une passerelle, en somme.
Le programme Dram Back est une proposition originale dans le monde du single malt. Vous permettez aux amateurs de goûter avant d’acheter. Pourquoi cette démarche vous tient-elle à cœur ?
Parce que le whisky, ça reste un acte d’engagement. Une bouteille à 100, 150 livres, ce n’est pas rien. On a tendance, dans l’industrie, à banaliser ces montants. À les justifier par l’âge, par la rareté, par l’habillage. Mais au fond, le seul vrai critère, c’est : est-ce que vous allez l’aimer ? Dram Back, c’est ma façon de répondre à cette question avec honnêteté. Je ne veux pas qu’un amateur prenne un risque sans savoir. Alors on donne la possibilité de goûter avant. D’explorer. De comprendre ce que chaque expression propose — ses arômes, sa texture, sa signature. On réduit l’incertitude. On donne les clés. Ce n’est pas une stratégie marketing. C’est une marque de respect. Pour le palais des gens, pour leur budget, pour leur confiance. Et c’est aussi une manière de ramener la conversation là où elle doit être : dans le verre.
Vous associez chaque édition de The Wave à une composition musicale. D’où vous vient cette idée ?
C’est une manière poétique de traduire la complexité d’un blend. Chaque édition de The Wave correspond à un morceau : le numéro 1 est un piano seul, très pur. Le numéro 2 ajoute un second instrument. Le cinquième sera une symphonie. Cette métaphore musicale permet de comprendre comment les couches se superposent, comment les fûts dialoguent. Cela rend le processus plus accessible, plus sensoriel.
Vous évoquiez récemment le marché français. Quel regard portez-vous sur cette relation ?
Je l’ai redécouverte récemment, en allant sur place. Et j’ai été frappé par une chose : la France est le premier consommateur de whisky écossais au monde. Mais on ne le dit pas assez. On pense souvent au Japon, aux États-Unis… Et pourtant, c’est en France que ça se passe, en grande partie à la maison, dans l’intimité. Ce qui ressort aussi, c’est une vraie appétence pour des whiskies légers, floraux, équilibrés — exactement ce que propose Bladnoch. Je suis persuadé que Vinaya, par exemple, peut parler directement au palais français. Il y a là une résonance naturelle, presque culturelle. Et puis il y a des ponts à créer. J’ai eu l’occasion à Cognac, de parler avec des producteurs. Et malgré les différences d’approche, on se comprend tout de suite. Il y a une éthique commune, une sensibilité du goût, une exigence. C’est très inspirant. Je crois vraiment à cette conversation entre les mondes.
Un mot sur la distillerie ? Comment fonctionne-t-elle au quotidien ?
C’est un lieu à part, souvent décrit comme l’un des plus beaux sites d’Écosse. Une trentaine de personnes y travaillent. L’ambiance y est familiale, mais exigeante. On y retrouve l’esprit des Galloway : persévérance, solidarité, amour du produit. Nous avons des entrepôts traditionnels, un centre d’accueil, un café. Et chaque 14 juin, à l’occasion du Wave Day, nous ouvrons nos portes : 500 à 600 visiteurs viennent partager des drams, rencontrer l’équipe, découvrir notre travail. C’est un moment fort.