Non, les Français n’ont pas abandonné le cognac: c’est l’eau-de-vie charentaise qui les a plaqués sans égards – qui nous a plaqués. Et ne serait pas hostile à un rabibochage. Faisons le point sur ce couple infernal.
Tout commence dans l’enfer des réseaux sociaux, où je vois passer la tribune d’un historien – dont je me suis empressée d’oublier le nom – parue dans un magazine non identifié dans le post. Le chercheur, qui n’avait pas dû chercher bien loin, fustigeait ces couillons de Français qui avaient osé délaisser le cognac pour s’avilir à boire du whisky. Abandonner le patrimoine liquide national: quelle déchéance, quelle imbécillité, quel manque de patriotisme, insistait-il en substance.
Difficile de protester au moment où la filière charentaise traverse une crise d’une violence rare. Le problème, c’est que les Français n’ont jamais abandonné le cognac: c’est plutôt le cognac qui a divorcé d’eux, de nous.
La querelle du qui-a-quitté-qui n’a rien de nouveau: j’ai écrit mon premier papier sur le sujet dans Whisky Magazine en… mars 2015. A une époque florissante où la question intéressait peu. Et si elle se pose aujourd’hui, c’est moins pour pointer les responsabilités que pour en chercher les raisons et l’enchaînement des circonstances. Et allumer les warnings vers d’autres spiritueux – oui, le whisky.
Le cognac du con et le cognac du moins con
« Le cognac s’est dès l’origine tourné vers l’export, avance Luc Merlet, directeur commercial et marketing de la maison familiale éponyme. Mais, oui, c’est bel et bien lui qui s’est détourné de la France et non l’inverse. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la consommation se maintient en France. Ensuite, il entame une stratégie de premiumisation qui le déconnecte du marché national. Quand la grande distribution se développe, le cognac snobe naturellement ce canal, alors que les Ecossais s’engouffrent dedans. »
Le whisky, ce « cognac des cons » moqué par Desproges, investit massivement dans l’Hexagone au moment où le cognac des moins cons s’en détourne. Aujourd’hui, l’eau-de-vie de malt s’arroge 37,8% du colossal marché des spiritueux français (en volume), quand sa cousine charentaise croque une part de… 0,3%. Qui est le con de qui?
« A partir du début des années 70, on a vu une lente érosion des ventes en France, convient Jérôme Tessendier, qui distille à façon et pour sa marque Park. La fine à l’eau, qui était un mode de consommation très populaire, a disparu. Le cognac s’est enfermé dans une stratégie de cadeau: on l’offre sans le goûter. Il a voulu jouer la carte exclusive du premium, est parti à l’export et s’est coupé de sa base, récupérée par les blends. Et puis les whiskies sont montés en gamme, se sont premiumisés à leur tour, et ça personne ne l’a vu venir: le cognac s’est retrouvé pris dans l’effet ciseau. »
De là à penser que le single malt, qui lâche la pédale des freins sur l’autoroute de l’ultra premium, pourrait en tirer une leçon, il n’y a qu’un pas. Que je franchis allègrement.
Un accident industriel
« Mais personne n’a abandonné personne! », tranche Guilhem Grosperrin, casque Bleu charentais et conseiller conjugal ès spiritueux. Pour une raison simple: « Historiquement, les maisons de négoce n’ont pas considéré la France comme un marché domestique, car ce n’en était pas un. Hennessy ou Delamain étaient irlandais, Martell anglais, Bache-Gabrielsen, Larsen ou Braastad venaient de Norvège etc. La liste est longue. Ils ne sont pas arrivés en France pour exploiter ce marché mais pour se rapprocher de leur matière première, afin de vendre sur leur marché domestique – Irlande, Angleterre, Scandinavie… »
Ces origines historiques expliquent la faible présence du cognac en France aujourd’hui, conclut le virtuose du négoce, inlassable chasseur de fûts d’eau-de-vie charentaise. Certes. On pourrait cependant arguer qu’au bout de 2 à 3 siècles de présence sur le territoire, l’intégration en douce France avait le temps de s’opérer – Retailleau expulse pour moins que ça de nos jours.
Car en mai 2025, le cognac vend en France 2,44% de ses volumes (soit 4,3 millions de bouteilles), pour 2,26% de sa valeur totale (soit 64 millions d’euros). Un peu mince.
« La disparition de la fine à l’eau a été un accident industriel, concède Grosperrin. A partir de 1968, la consommation nationale ne cessera de décliner. Mais ce n’est pas pour cela que le cognac n’investit pas en France, qui reste son 6e marché. Et 2,44% rapporté à la taille du pays, c’est important. » On apprend les maths différemment en Charente.
Opération reconquête
« Tu ne me cites pas, avance en préambule un producteur que je ne citerai pas, donc. Aujourd’hui, l’image et la stratégie de l’armagnac sont plus cohérentes et plus en phase avec les Français: ils parlent de terroir, de vignerons, de produit. Le cognac, de son côté, passe presque exclusivement par la marque, et non le produit. Tu sais ce que disent les Russes? “Les Français ont exporté le cognac mais ils se sont gardé l’armagnac”. »
Aujourd’hui, le même mot d’ordre circule d’une Charente à l’autre: il faut reconquérir le cœur – et surtout le palais – des Français. Ne serait-ce que pour l’exporter durablement! « On vend de l’art de vivre à la française… que les Français ne consomment pas! A un moment, ça va se voir à l’étranger, ils vont comprendre », redoute Jérôme Tessendier.
Comment s’articule la bataille pour la reconquête? Les Français vont-ils céder? Quelles bouteilles les y encourageront? Autant de questions que l’on se posera à la rentrée: vous allez vous y habituer, on n’a pas fini de parler de cognac. D’ici là, passez un excellent été climatisé à fine à la l’eau ou au highball.