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Quand il revend The Whisky Exchange à Pernod Ricard, en 2021, la nouvelle fait l’effet d’une bombe. Mais, depuis, Sukhinder Singh écrit la suite sans appuyer sur pause. Il s’apprête à relancer Tormore, construit une distillerie sur Islay, présente au WLP 2 nouvelles gammes de négoce… Et quand, en retraçant son parcours, il évoque sa passion pour les spiritueux, il sort la sulfateuse entre les déclarations d’amour. La langue de bois? Pas son truc. (Cet entretien est paru dans Whisky Magazine daté de novembre 2024 dans une version coupée aux trois quarts.)

Vous êtes littéralement né dans les spiritueux, puisque vos parents étaient cavistes à Londres…
Correct. Ils ont ouvert la boutique en 1972, et nous vivions à l’étage au-dessus. C’était un peu notre terrain de jeu, à mon frère [Rajbir] et moi. On aidait nos parents, et on jouait dans la boutique. Plus tard, après des études de géomètre, j’ai décroché mon diplôme quand le Royaume uni plongeait dans un méchant crash immobilier, il n’y avait plus de travail dans mon domaine. Je me suis dit que j’allais aider mes parents pendant un an, le temps que cela se tasse. Mais je suis tombé amoureux des spiritueux pendant cette année.

Vous en avez mis, du temps !
J’ai commencé à boire de l’alcool un peu tard, vers 20 ans, et mon premier amour était la Guinness. Mais, plus jeune, je détestais ce business ! Les horaires étaient interminables, mes parents ouvraient la boutique de 10 heures à 23 heures, pratiquement sept jours sur sept : on n’avait pas de vie. Il n’y avait que le travail, le travail, le travail. Durant cette année post-études, j’ai pu apporter pas mal de changements, je suis tombé amoureux du whisky, et j’ai démarré ma collection. Je n’y connaissais alors pas grand-chose, mais j’avais envie d’apprendre. J’ai commencé à me rendre en Ecosse, et c’est là que je suis vraiment tombé amoureux du whisky. A l’époque, au Royaume-Uni, les single malts représentaient une minuscule niche, mais à la fin des années 80, début des années 90, les choses commencent à changer.

C’était une époque extraordinaire pour apprendre, j’imagine.
La meilleure, car de plus en plus de distilleries lançaient leurs marques. Elles n’accueillaient pas autant de visiteurs qu’aujourd’hui, on pouvait prendre le temps de discuter avec les équipes. Et quand on travaille depuis 20 ou 30 ans dans une distillerie, on a des histoires magiques à raconter. Les histoires du passé. Je m’y suis fait des amis partout. L’un de mes premiers terrains d’entraînement a été Cadenhead’s. Je suis devenu ami avec Neil Clapperton, alors directeur de la boutique d’Edimbourg qui venait d’ouvrir. J’ai ainsi beaucoup appris sur les “lost distilleries”, alors très largement disponibles chez les embouteilleurs indépendants. On y trouvait beaucoup de Rosebank, Millburn, Coleburn, St Magdalene, Port Ellen et Brora. Et ils ne coûtaient pas très chers, peut-être 5 à 10% au-dessus des malts standards, mais guère davantage. C’était dingue, quand on y pense. J’ai eu la chance de pouvoir tout essayer, et j’étais très curieux, je voulais apprendre, apprendre, apprendre.

Qu’est-ce qui vous a aidé à forger vos goûts en matière de whisky ? Ou qui ?
Il y a eu deux voyages. L’un fut mon premier séjour sur Islay, vers 1993-1995. Je n’appréciais pas les whiskies tourbés à cette époque, mais à vrai dire je ne les connaissais pas très bien. J’avais pris une chambre à Bowmore, à l’hôtel Lochside. Le soir, au bar, j’ai commandé un whisky qui n’était pas d’Islay. Ce qui a fortement vexé le bartender. « What’s wrong with you? Je n’ai rien qui ne vienne pas d’Islay, hérétique ! Taisez-vous et asseyez-vous. » Il m’a alors servi un whisky : wow, merveilleux, mais ce n’est pas un Islay. « Yes it is. » C’était un Bruichladdich 15 ans des années 1980. Cette nuit, j’ai dû arriver au bar à 20 heures, et en repartir vers 3 heures du matin. Entre-temps, il avait fermé le bar, on est restés à discuter. Il s’appelait Alistair Birse, c’était le propriétaire de l’hôtel à l’époque, et il m’a lentement fait voyager parmi les whiskies, les distilleries, les différents types de fûts, parmi ses expressions favorites. A un moment, j’ai réalisé que certains de ces whiskies coûtaient 500 £ le dram, mais je n’ai rien dit, je l’ai suivi jusqu’à l’aube. Le lendemain, avant de partir, je lui demande la note : il m’avait compté la nuit d’hôtel et le dîner, mais pas les whiskies. « Ces whiskies rares et coûteux, je ne les vends pas, m’a-t-il dit. Mais j’ai plaisir à les partager. » Nous sommes devenus amis, encore à ce jour, même s’il n’est plus dans le whisky.

Et le second voyage ?
La seconde expérience révélatrice s’est produite au Japon, au début de l’année 2000. On venait de lancer The Whisky Exchange en 1999, et je partais au Japon pour le premier Whisky Live Tokyo. Depuis nos débuts un an plus tôt, nous avions vendu énormément de whisky japonais. L’économie japonaise se portait bien, les gens étaient complètement fous de single malts. Absolutely crazy. Les meilleurs bars à whisky se trouvaient au Japon, des lieux absolument dingues. On parle beaucoup des bars japonais aujourd’hui, mais ils ne se mesurent pas à ce qu’ils étaient en ce temps-là. Je suis resté une semaine. Vous n’avez pas idée de ce que j’ai pu apprendre de 2 ou 3 bartenders dont l’un en particulier, Toru Suzuki, le propriétaire du Mash Tun, est devenu un ami très cher.

Que vous a-t-il enseigné, par exemple ?
Il m’a appris à quel point le whisky pouvait changer dans la bouteille. Quand vous débouchez un whisky qui exprime trop la brûlure de l’alcool, par exemple, il faut laisser l’oxygène entrer, refermer la bouteille, la secouer et l’oublier trois ou six mois, voire une année. Et il s’assouplira. Autrefois, Gordon & McPhail avaient la fâcheuse habitude d’ajouter du caramel dans certains de leurs single malts. Et ce goût de caramel que je n’appréciais pas persistait en bouche. Les Japonais m’ont appris à m’en débarrasser en oxygénant le whisky et en laissant la bouteille reposer un an ou deux. Toru Suzuki m’en a fait la démonstration avec une bouteille ouverte six mois plus tôt et une autre un an auparavant. C’était incroyable ! Comme je le disais, il m’a enseigné combien le whisky évoluait avec le temps une fois embouteillé. Parfois, l’évolution est imperceptible, et vous savez que vous pouvez le déguster très lentement, il restera parfait. Mais certains whiskies changent très vite, passé un certain point ils commencent à perdre des arômes. Pour moi, cela a été une révélation. On en parle pourtant très peu : c’est compliqué à expliquer, très geek. Et puis il y a eu les gens comme Richard Paterson [l’ancien master blender de Whyte & Mackay], que j’adore et qui à mes débuts m’a pris sous son aile, a pris le temps de répondre à toutes mes questions. Il m’a beaucoup appris sur le repos des assemblages, par exemple. Autrefois, les assemblages étaient remis en fûts, « mariés » et laissés à reposer six mois ou un an. Même les blends jadis étaient mariés en fûts. C’était une étape très importante. Aujourd’hui, on mélange et on embouteille. Il n’y a plus de temps de repos.

« Le style des whiskies change. Tout devient plus gros, plus riche, plus lourd. L’influence du xérès pèse de plus en plus… »

Avez-vous l’impression que vos goûts ont évolué avec le temps ?
A 100%. Et parfois d’un instant à l’autre. En ce moment, je suis dingue du refill. J’apprécie son élégance, j’aime percevoir le caractère de la distillerie, sentir le distillat avec une influence du bois minimaliste. Mais le style des whiskies change. Tout devient plus gros, plus riche, plus lourd. L’influence du xérès pèse de plus en plus…

Sur des whiskies de plus en plus jeunes…
Yeah, younger. Et le sherry aide à masquer la jeunesse, bien sûr. En général, je n’aime pas du tout le nouveau style de whiskies en fûts de sherry.

Pourquoi ? Comment décririez-vous ce « nouveau style » de sherry comparé à l’ancien ?
Aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus de vrais fûts de sherry, car la demande de xérès a fortement diminué. L’industrie du whisky demande aux bodegas ou aux tonnelleries espagnoles de leur aviner des fûts, avec un liquide qui est en réalité imbuvable. Les fûts sont ensuite vidés, rincés, et ils y remettent un peu de vin frais ou de moût, les barriques sont brûlées ou toastées avec ce sirop liquide. Et cela donne beaucoup de couleur au whisky : après six mois de finish, le whisky devient presque noir. Et… Il arrive que cela fonctionne, je ne dis pas que tout est mauvais, mais personnellement je ne suis pas fan de ces notes de toffee, de caramel moisi. Autrefois, on utilisait les fûts de transport du sherry : le Royaume-Uni était un énorme marché pour le xérès, les barriques faisaient de multiples allers-retours, restaient parfois dans les boutiques, on les retopait de xérès – du vrai xérès. Ces fûts sont difficiles à trouver aujourd’hui, surtout en quantité importante. Si vous êtes une grande distillerie qui produit 5 à 10 millions de litres à l’année, sélectionner les fûts est impossible en raison des volumes : on parle de centaines de milliers de fûts, il est impossible de les sélectionner un par un. Si quelqu’un prétend le contraire, c’est du bullshit marketing.

Retournons à votre histoire. Quand vos parents prennent leur retraite, en 1999, vous et votre frère décidez de vendre le commerce familial – avec l’accord de vos parents, j’imagine…
Non.

Non ???
Ma mère voulait prendre sa retraite, mon père n’était pas encore prêt, il voulait attendre encore 5 ou 6 ans ses 65 ans. Il est parti en vacances en Inde, et nous avons vendu l’affaire en son absence. Il était fou de rage, il ne s’y attendait pas. Il ne nous a pas adressé la parole pendant six mois ! Mais juste après la vente, nous avons monté notre nouveau business.

The Whisky Exchange ?
The Whisky Exchange. Et, au bout de six mois, il comprend qu’on va au travail chaque matin, qu’on a l’air d’y prendre du plaisir, que les affaires commencent à marcher, et que les retours sont bons. Ça l’a calmé. Et puis, quelques années plus tard, quand on a commencé à gagner des récompenses, là il était très heureux. Finalement, les choses ont bien tourné.

Comment vous vient l’idée de The Whisky Exchange ?
Avant de se lancer en 1999, je dis à mon frère : écoute, j’aimerais monter une affaire en relation avec le whisky, tu es partant ? OK, essayons, me dit-il. On s’est alors donné un an pour voir. Au départ, on voulait acheter une boutique à Londres, on a failli acheter Milroy’s.

L’idée de départ n’était donc pas de lancer une plateforme internet ?
Non, pas du tout. Mais on ne trouvait pas de boutique, ou les loyers étaient trop élevés. L’un des amis de mon frère, étudiant en informatique, lui a alors suggéré : pourquoi ne faites-vous pas un site internet ? Et il a proposé de nous le créer pour 10.000 livres. Ainsi, au lieu d’une boutique, on a acheté un petit entrepôt, et on s’est lancé modestement. On avait un peu de stock hérité de la vente du commerce de nos parents, avec quelques clients anciens. En 1999, il n’y avait pas d’e-commerce ! On a probablement créé le premier site internet de spiritueux, ou en tout cas l’un des tout premiers. Et je me demandais comment les clients allaient nous trouver ! Tout cela était tellement nouveau. Mais deux jours après l’ouverture du site, on reçoit notre première commande, d’Allemagne. Il y a vingt-cinq ans, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Japon et l’Italie était les marchés les plus en avance sur le whisky, et de loin. Le nombre de whiskies old & rare venus d’Italie était insensé.

« J’ai commencé à l’âge d’or des embouteilleurs indépendants. Avec des Ardbeg 1972, 1973, 1974, Port Ellen, Brora, des Glen Garioch, Glen Grant ou Longmorn des années 60… Quelques-uns des meilleurs whiskies que vous puissiez imaginer. C’était une époque dingue! »

Vous vous êtes spécialisé dès le début dans les old & rare ?
Les deux : les nouveautés et les old & rares. J’avais déjà commencé ma collection. Donc on a appelé le site The Whisky Exchange parce qu’on vendait et qu’on achetait. Exchange whisky, buy and sell. Telle est l’origine du nom. Les gens pouvaient vendre leurs bouteilles anciennes – les enchères en ligne n’existaient pas, il n’y avait rien. Nous étions les premiers spécialistes au monde des old & rare. En réalité, il y avait un ou deux revendeurs occasionnels en Italie, mais nous en avons fait un vrai business, j’achetais absolument partout. Quand une distillerie écossaise sortait une exclusivité, ils nous prévenaient avant. En 2000, Ardbeg lance son célèbre Manager’s Choice, une exclu distillerie, millésime 1976, sherry butt, environ 500 bouteilles. Un whisky incroyable, Ardbeg en fût de sherry, c’est rare, et ils n’en avaient jamais sorti en embouteillage distillerie. Le plus excitant pour moi était probablement les embouteilleurs indépendants, c’était l’âge d’or. Il y avait Douglas Laing, qui démarrait dans le négoce avec des Ardbeg 1972, Ardbeg 1973, Ardbeg 1974, Port Ellen, Brora, des Glen Garioch, Glen Grant ou Longmorn des années 60… Quelques-uns des meilleurs whiskies que vous puissiez imaginer. Ils embouteillaient fût après fût, et on achetait quasiment 50% de ce qu’ils mettaient sur le marché. Duncan Taylor a commencé à la même époque. Nous avons été l’un des premiers clients de Signatory Vintage avec le commerce familial : Andrew Symington a commencé en 1988, je crois que nous sommes devenus ses clients en 1989. Gordon & MacPhail, on a fait tellement d’affaires avec eux, ils embouteillaient de jolies choses, de jeunes Ardbeg et de jeunes Port Ellen à des prix très raisonnables, les Bowmore des années 1960 sont légendaires. On achetait 40 à 50% de ce qui était embouteillé, et nous vendions dans le monde entier. Jesus ! C’était une époque dingue, incroyable.

C’est alors que vous fondez Specialty Drinks.
Oui. En cours de route, nous avions commencé à embouteiller des single casks et des petits batchs. Mon premier bottling, en 1999, était un Tomatin de 30 ans, sous étiquette Single Malts of Scotland. Et après deux ou trois ans à fond dans le whisky, on s’est dit que les spiritueux de mixologie nous manquaient –téquila, gin, rhum, cognac. Et personne ne faisait du bon boulot avec ces liquides, alors nous avons commencé à les ajouter sur le site. Et aussitôt les bars et hôtels nous ont appelés. A chaque commande, mon frère prenait la camionnette et allait livrer lui-même. On faisait tout tout seuls au début, les commandes, les mises en ligne, répondre au téléphone, l’emballage et l’envoi… On est partis de zéro pour arriver à des milliers de commandes quotidiennes. Et quand on s’est aperçu que la demande du CHR croissait, on s’est dit qu’il y avait là un débouché intéressant, et on a ouvert un département on trade. Nous avons commencé à fournir les plus grands hôtels, restaurants étoilés, les bars importants. Et on a grandi ainsi.

The Whisky Exchange, c’est aussi un salon de dégustation, le Whisky Show…
Je voyais que le whisky devenait de plus en plus premium, avec quantité de jolies éditions limitées que les exposants ne voulaient jamais présenter dans les salons.

Pourquoi ?
Parce que les visiteurs payaient leur billet d’entrée 20 ou 30 £, et pouvaient ensuite déguster tout ce qu’ils voulaient. Les marques et distilleries ne partageaient donc pas les trucs chers. Tout ce qui dépassait les 18 ans, impossible. Je me suis dit alors que ce serait bien d’organiser un salon plus premium, où les marques seraient ravies d’apporter leurs meilleurs whiskies aux consommateurs intéressés.

Avec un billet d’entrée plus cher.
Correct. La première année [en 2009], le billet d’entrée devait coûter dans les 90 £ : tout le monde nous prenait pour des fous. Nous avons eu quelque 300 personnes sur deux jours, ça allait. L’année suivante, 500 ou 600 personnes, puis 800-900, et 1.200 un an après, puis 1.500 people. Aujourd’hui, on affiche complet sur 3 jours, et on parle de 4.000 ou 5.000 visiteurs qui déboursent 110 £ pour l’entrée et la possibilité de déguster de superbes whiskies. C’est génial ! Nous avons eu l’idée du Dream Dram : avec le billet d’entrée, on vous donne un token qui donne droit à un « whisky spécial ». Et vous pouvez acheter des tokens supplémentaire. Mais pour que les marques aient envie de présenter leurs liquides les plus sélectifs, tout l’argent leur revient, on ne prend pas de commission, on ne facture rien. Et cela fonctionne très bien.

Il y a eu d’autres salons…
Oui, ensuite on a créé le salon Old & Rare dédié aux collectors. Et je m’étais dit que ce serait bien de l’organiser dans le berceau du whisky, en Ecosse. Les 3 premières années, on l’a fait à Glasgow, et c’était fantastique. C’était comme Limburg à ses débuts, quand c’était encore très geek – maintenant, c’est trop grand, trop dilué. Les gens ont afflué du monde entier, mais c’était compliqué. Ce type de salon repose sur les visiteurs étrangers : le marché britannique n’est pas assez important à lui seul. Si on l’avait organisé à Londres, on aurait sans doute accueilli plus de monde. Du coup on l’a déplacé à Londres, mais il y a eu le le Covid, il y a eu le Brexit, il fallait payer des taxes à l’entrée, et des taxes à la sortie. Ensuite on a organisé le Cognac Show, un salon fantastique. Très compliqué. Mais les gens ont adoré car c’était très différent. Tout le monde connaît les 4 ou 5 plus grosses marques, mais personne n’imagine la qualité des petits producteurs, des petits domaines de cognac. Et quand on voit qu’un cognac de 40 ou 50 ans coûte 200 ou 300 £, soit 10 fois moins qu’un whisky… Le public a vraiment apprécié. On pensait qu’ils s’ennuieraient à un moment, car dans le cognac il y a peu de changements d’une année sur l’autre. Dans le whisky, il y a en permanence des nouveautés, mais dans le cognac, pas tellement. Puis il y a eu le Champagne Show, et le Rum Show. Et je sais que cette année, il y aura le premier Agave Show.

« Mes salons étaient purement à but éducatif, ils n’ont jamais été créés pour faire des affaires. Il y a tant de marques, tant de produits: le consommateur ne peut pas tout acheter, il faut leur donner une chance d’essayer ces produits. Cette industrie ne peut prospérer qu’à travers l’éducation, car les spiritueux, c’est compliqué. »

Il semble que vous ayez cherché à bâtir un large écosystème autour du whisky et des spiritueux, toutes ces années passées, entre les boutiques, le site internet, les salons, le négoce…
Tout s’est fait naturellement, rien n’était planifié. It just felt right at the time. Les salons, dans mon esprit, étaient purement à but éducatif, ils n’ont jamais été créés pour faire des affaires. Il y a tant de marques, tant de produits : le consommateur ne peut pas tout acheter, il faut leur donner une chance d’essayer ces produits. Avant les salons, on a commencé par des master classes, nous avons été les premiers au Royaume uni à faire cela. Et, oh mon Dieu, on avait les meilleures classes, avec des gens formidables. Richard Paterson, Bill Lumsden, Jim McEwan, Shinji Fukuya… Ils réunissaient 60 à 80 personnes. C’est là que j’ai compris combien les amateurs ont soif de connaissance. Cette industrie ne peut prospérer qu’à travers l’éducation, car les spiritueux, c’est compliqué. Et aujourd’hui plus que jamais, car il y a beaucoup plus de produits, plus de diversité. Combien de distilleries en France ? 50 ?

Plutôt dans les 120 ou 130.
Jesus ! 130, vraiment ? You see my point ? En fait dans chaque pays on pourrait organiser un salon dédié aux spiritueux locaux. Je crois d’ailleurs que c’est inévitable, et important de le faire.

Donc, une fois que votre écosystème est complet, vous décidez soudain de tout vendre. A Pernod Ricard. Et avant cet entretien, j’ai relu toutes les interviews disponibles que vous avez pu donner par le passé : c’est incroyable le nombre de fois où vous avez dit : « Non, on ne vendra jamais. Non, vraiment. Nous avons eu pas mal d’offres, mais on ne vendra pas. »
Ce n’était pas prévu. Nos affaires se portaient très bien.

Oui, c’est ce que vous avez dit à chaque fois…
Nos affaires se portaient très bien en termes de business mais, plus important, nous étions très profitables, ce qui est un élément clé. Et je pense que c’est pourquoi nous étions devenus une cible attractive. D’abord, nous étions très bons dans notre partie, nous étions l’un des premiers, et l’un des plus puissants. Mais aux yeux de tous ceux qui nous ont approché, le fait que nous soyons très rentables était déterminant. Donc, nous avions étés approchés à plusieurs reprises, mais on ne cherchait pas à vendre : nous pensions pouvoir emmener le business encore plus loin, le faire grandir encore. On était arrivés à un point où on allait embaucher davantage, tout le monde travaillait à flux tendu. Et pour grossir, il faut apporter des changements, accroître les équipes et l’encadrement. C’est ce que nous nous préparions à faire. Et là, il y a eu le covid. Les salons ont fermé, les boutiques ont fermé, et le commerce en ligne a en revanche explosé. On s’est dit qu’on verrait plus tard. C’est à ce moment-là que Pernod Ricard nous a approchés.

C’était le bon timing ?
Non, on leur a dit : « Désolé les gars, on ne cherche pas à vendre. » Mais ils ont beaucoup insisté pour qu’on se parle. Et je me suis dit, c’est mon 2e fournisseur, inutile de les fâcher, allons leur parler. Et quand on a eu leur offre, on s’est dit que ce serait stupide de ne pas l’étudier. Parce qu’on était en train de construire une distillerie sur Islay, on bossait tous à fond. On ne pouvait pas refuser une opportunité aussi belle, surtout de la part d’un groupe puissant et crédible. Si l’offre avait émané d’un acteur plus modeste ou d’un fonds de pension, j’aurais dit non. Mais là, wow ! On a pris conseil auprès de KPMG, et on a accepté le deal.

Pourquoi ? Le nombre de zéros sur le chèque uniquement ?
Pour plusieurs raisons. L’une était qu’ils sont un peu plus en avance que les groupes de spiritueux sur le digital. Ensuite, c’est un groupe qui est entre les autres mains de la famille fondatrice, qui garde un sens de la culture familiale. Et j’ai pensé que cela conviendrait mieux à notre entreprise. Troisièmement, et c’était un élément important, ils ont accepté de me vendre une distillerie.

Vous avez demandé Tormore dans la négociation ?
Non, non, j’ai suffisamment de bon sens pour savoir ce qu’il ne faut pas demander !

Mais aviez-vous une distillerie en tête ?
J’en avais deux en tête, qui m’auraient convenu. Le plus important : il fallait que j’aime le whisky de la distillerie quelle qu’elle soit, sinon cela ne m’intéressait pas. Du moment que le liquide était décent et que nous pouvions partir de là pour améliorer à notre envie, j’étais satisfait. Et il fallait bien sûr du stock.

Quelles étaient les deux distilleries en question ?
Je ne suis probablement pas autorisé à le dire. Mais j’avais une idée de ce qui pouvait m’être proposé. Si vous connaissez la logique des grands groupes, à leur échelle tout se résume à une question d’efficacité, de volumes, d’expansion. Que ce soit pour la production de single malts ou de blends. Et bien sûr, Tormore servait aux blends, il n’y avait quasiment pas de gamme.

Il y a eu deux expressions en France…
Oui, mais ce n’était pas génial. Pour eux, Tormore était sans doute difficile à agrandir. Mais pour nous, 4,7 millions de LAP, c’est gros ! Plus gros que ce dont nous avions besoin, mais parfait. Mais de leur côté, Aberlour qui double, Miltonduff qui double, Glenlivet qui double, Longmorn en expansion… Do you see my point? Eux se concentrent sur les distilleries importantes. Avaient-ils l’intention de relancer une autre marque de single malt avec Tormore ? Je ne crois pas. Ils ne l’ont pas fait avec Allt-a-Bhainne, Braeval, Miltonduff… Ils relancent à peine Scapa, ils parlent de lancer Strathisla comme chaque année.

Tous ceux qui vous connaissent bien se disaient que si un jour vous vendiez, ce serait à Diageo, dont vous êtes proche.
Je sais ! Parce que nous étions voisins.

Ils vous en ont voulu ?
Non, ils ont eu leur chance. Disons cela comme ça.

Les embouteilleurs indépendants vous ont aidés au démarrage de TWE, disiez-vous. Et vous-même vous êtes lancé dans le négoce. Diriez-vous que l’IB a évolué depuis vos débuts ?
Oui, sans le moindre doute. En bien et en mal. Comme dans n’importe quel business, quand quelque chose a du succès, tout le monde veut un morceau du gâteau. Donc, le nombre d’IB aujourd’hui est ridicule. Mais le pire… Laissez-moi vous expliquer autrement. Quand on achète des fûts, on achète un lot de 100 fûts de new make, d’un millésime, des fûts frères, dont seul un petit pourcentage se prêteront aux single casks. Les autres auront des défauts. Mais les petits embouteilleurs, aujourd’hui, ne s’arrêtent pas à cela, achètent ce qu’on leur propose, l’embouteillent, écrivent « single cask » dessus en pensant que c’est spécial.

Et en soignant la présentation, avec de jolies étiquettes.
Correct. Et aujourd’hui, l’image sur l’étiquette devient le plus important. C’est tout ce que je déteste. Et je crois que les consommateurs, depuis 5 ans, sont très déçus. Ils ont commencé leur apprentissage du whisky avec Balvenie, Glenfiddich, Ardbeg, etc. Puis ils ont voulu essayer des single casks, des IB, et se retrouvent à payer deux fois le prix pour un 10 ans. Je ne crois pas que ce soit bon pour l’industrie. Aujourd’hui, je dirais qu’il y a probablement 5 ou 6 bons IB, et ce sont les seuls auprès de qui j’achète. A l’occasion, un petit mettra la main sur un bon fût, mais au final, tout le monde se fournit aux mêmes sources. Et tout le monde embouteille le même whisky, parce que soudain, des lots de telle distillerie sont disponibles. Il y a quelques années, il y avait un tas de Ben Nevis sur le marché, Ben Nevis 1996, 97…. Tous délicieux, à vrai dire. Et des lots de Caol Ila 2005. Mais l’un sera vendu à 100 £, un autre à 70, un dernier à 120 £. Pour le même whisky, dont seul le packaging change ! Alors vous vous dites : j’ai confiance en Signatory, en Gordon & MacPhail, en 4 ou 5 IB old school qui savent ce qu’ils font et qui le font pour les bonnes raisons. Ils investissent dans leur stock, ils en prennent soin, ils l’embouteillent comme il faut. Et les trois quarts du temps, c’est qualitatif. Dans les années 90 et au début 2000, parce que c’était les stocks des sixties, tout était magique. Plus maintenant. La plupart des stocks sont du 2e ou 3e remplissage, du bois fatigué parce que c’était destiné aux blends. Tout se fait à une telle échelle… Donc, cette évolution, c’est ce que je n’aime pas chez les IB. Et la plupart des petits se contentent d’acheter 5 fûts, d’embouteiller 5 fûts, et quand tout est vendu, ils achètent 5 autres fûts et embouteillent de nouveau. Investir dans le stock ne les intéresse pas. Les gars old school le font correctement. J’aimerais dire qu’on en fait partie parce qu’on remplit des fûts depuis 10, 15 ans.

Vos propres fûts ?
Nos propres fûts, yeah.

Vous achetez du distillat alors ?
Oui. Ainsi, on a la main sur tout. Si vous savez dans quoi vous mettez votre new make, vous devriez obtenir un bon whisky.

Si vous dites qu’un petit pourcentage seulement peut être embouteillé en single casks, que faites-vous avec le reste ?
On assemble en small batchs. Et le plus souvent, quand on fait ça bien, on obtient des whiskies bien meilleurs que les single casks. Assembler, marier ensemble les whiskies, comprendre les arômes, c’est un art difficile, un art qui disparaît, car beaucoup de whiskies aujourd’hui ne sont pas au niveau de ceux d’antan. Même les whiskies que j’adorais et avec lesquels j’ai grandi ne sont plus aussi bons.

Comment l’expliquez-vous ?
En partie par un mauvais management des stocks, et peut-être l’utilisation de fûts de moindre qualité en raison de l’échelle à laquelle les géants doivent d’approvisionner.

A quelles distilleries pensez-vous ?
Une distillerie qui a beaucoup changé, que j’adorais, c’est Highland Park. Leur 18 ans était l’un des meilleurs whiskies du monde, mais je n’apprécie pas ce qu’il est devenu. Lagavulin 16 ans n’est plus le même. Laphroaig 10 ans a énormément changé. Et puis, comme je le disais, les whiskies deviennent plus riches, plus lourds. C’est la tendance, les gens sont obsédés par les fûts de xérès. Des whiskies qui n’étaient pas des sherry casks il y a encore 10 ou 15 ans le sont devenus, et je m’en passerais bien. Je ne crois pas que cela leur convienne, ils seraient meilleurs en fûts de bourbon ou en refill.

Lesquels ?
Glengoyne, par exemple. Tamdhu, ça va, mais Glengoyne… Ils ont ressorti une expression en fûts de bourbon, et c’est délicieux.

Le White Oak ?
Oui, le White Oak. Il est délicieux. Donc il y a du bon et du moins bon. Et ce qui nous excite, nous, c’est de voir le fossé entre les deux. On sait que tout le monde veut des sherry hirsutes, mais qu’en est-il du goût des vieux whiskies ? Et je ne parle pas des old & rare, je parle d’un style qui a disparu. Il y a 10 ou 15 ans, on trouvait encore beaucoup de whiskies dans ce style. Aujourd’hui, si on me demande de nommer un beau single malt standard élégant, fin et fruité, j’ai du mal à trouver. Le seul qui me vienne à l’esprit, qui est encore sacrément bon, c’est Glenmorangie 10 ans, qui vient de passer à 12 ans. C’est classique, fidèle à un style, ça n’a pas changé. Et c’est bon. Glenlivet 12 ans a des hauts et des bas, ce n’est pas brillant. Glenfiddich a beaucoup évolué, mais reste pas mal. Balvenie reste l’un des meilleurs standards du marché. Je crois que William Grant, qui reste un groupe familial, fait attention à cela. Et leur équipe d’assemblage ne change pas, c’est la même depuis des lustres : une fois embauchés, ils ne partent plus, et ils sont formés sur de longues années. Dans d’autres distilleries, cela change tout le temps. Macallan, c’est la catastrophe en ce moment.

« Vous allez au restaurant pour le chef, pas pour le nom du restaurant. Alors pourquoi acheter un whisky sur la marque et non pour la personne qui l’a assemblé? »

C’est vrai que depuis une dizaine d’années, il y a un vrai mercato des blenders, des master blenders…
Exactement. Mais comment, dans ces conditions, maintenir une qualité constante ? Vous voyez défiler de nouvelles têtes sans cesse, des gens ayant peu d’expérience qui tentent d’assembler supposément le meilleur, le plus cher, le plus prestigieux des single malts. Ça n’a aucun sens. Idem dans les blends, dont beaucoup ont baissé en qualité. Chivas 12 ans, ce n’est pas bon. Johnnie Walker Black Label 12 ans est fantastique, et ne bouge pas. Je fais toujours la comparaison avec la cuisine. Vous allez au restaurant pour le chef, pas pour le nom du restaurant. Alors pourquoi acheter un whisky sur la marque et non pour la personne qui l’a assemblé ? You see my point?

I do. C’est vrai, on parle peu des blenders – mais sans doute un peu plus aujourd’hui.
Rarement. On parle surtout des distilleries, parce qu’il y a une romance autour. Combien de blenders de Diageo les gens peuvent-ils identifier ? Aucun. C’est le plus grand groupe dans l’industrie du whisky. Les amateurs connaissaient vaguement Jim Beveridge, mais à part lui ? Et combien de whiskies possède Diageo ? Des tonnes. Il faut bien une équipe pour les créer !

Parmi tous les changements qui se sont succédés dans l’industrie depuis vos débuts, quel est le plus significatif à vos yeux ?
La cupidité s’est invitée dans l’industrie, particulièrement dans les whiskies premium. Et je crois qu’on arrive à un niveau de prix que le marché ne peut plus supporter. Aujourd’hui, tout tourne davantage autour des comptes d’âge avancés et du packaging que du liquide. Quand j’ai commencé, tout était centré sur le liquide, le liquide, le liquide. Le packaging était secondaire. Bien sûr, c’est important pour complimenter un bon produit. Mais depuis 5 ou 10 ans on ne parle plus que de cela. Et je ne crois pas que cela soit bon. Il y a beaucoup de stock très âgé sur le marché. Bien sûr, quand le marché est fort, les big boys veulent lancer des expressions super âgées. Et les groupes de taille moyenne se disent alors, shit, on devrait suivre. Et enfin les petites boîtes s’y mettent également. Avant, on trouvait peu de très, très vieux comptes d’âge. Un 50 ans, c’était un événement rare. Aujourd’hui il en sort 4 ou 5 par an. Do you see my point? Quand les prix grimpaient mais que le marché secondaire restait fort, tout se vendait. Mais là, plus rien ne bouge. Et en tant qu’amateur, en tant que collectionneur, je ne collectionne que ce que j’aime. Que des whiskies que je trouve très, très bons. Je ne collectionne pas ce qui est joli ou ultra-limité. Je collectionne si c’est le bon produit, s’il a du sens. Si le liquide est exceptionnel, alors le prix m’importe moins. Mais beaucoup des très vieux comptes d’âge lancés ces derniers temps sont moyens. Et je crois que ces stocks vont rester longtemps sur le marché. Parfois, on les trouve moins chers aux enchères qu’à leur prix de lancement! Il va falloir des années pour écouler ce stock, et d’ici là, je pense que les lancements se feront avec plus de prudence. So… Voilà ce que je n’aime pas. La qualité disparaît. Certains whiskies avec lesquels j’ai grandi, dont j’étais amoureux. Lagavulin 16 ans, le meilleur everyday whisky sur la planète, rapport qualité-prix imbattable pour 70 ou 80 £, a changé. Il possédait un fruité magnifique, riche, sous la tourbe, et à présent il est plus goudronneux, il a perdu son fruit. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est triste.

Beaucoup dans l’industrie voient arriver un nouveau Whisky Loch. Vous y croyez, vous ?
Non, je n’y crois pas. Je ne pense pas qu’on en arrivera là, et je vais vous dire pourquoi. A cause de l’informatisation. Les groupes gèrent beaucoup mieux leurs stocks, avec des prévisions à très long terme révisées tous les 10 ans. En fonction de la tendance, ils augmentent ou diminuent la production. Ils puisent dans les stocks plus âgés si la conjoncture à la baisse dure un peu, puis retournent à la normale.

Vous n’êtes donc pas inquiet.
Non, pas personnellement. Mais je crois que les petites distilleries, les nouvelles distilleries devraient faire attention. La question, c’est : pourquoi se sont-elles lancées ? Je dirais que la moitié d’entre elles l’ont fait dans l’espoir de se faire racheter une fois leur marque établie. Le problème, c’est que la plupart du temps ils ne sont pas distillateurs, n’ont pas d’expérience, la qualité des jus n’est pas géniale, ils accumulent du stock, et c’est un désastre en puissance. Eux vont être en difficulté. Les gros sont plus raisonnables, ils savent gérer. Mais les petits…

« Je ne crois pas du tout à un nouveau Whisky Loch. Mais je crois que les petites distilleries, les nouvelles distilleries, devraient faire attention. La qualité des jus n’est pas géniale, ils accumulent du stock, et c’est un désastre en puissance. »

Vous arrivez à tenir le compte des nouvelles distilleries en Ecosse ?
Non, j’ai arrêté de compter il y a 4 ou 5 ans. Mais quand quelque chose est bon, cela finit par se savoir. Dans le monde du whisky, tout le monde est curieux, et tout le monde cherche le nouveau Japon et le prochain Chichibu ! Quelqu’un me disait récemment qu’il y avait plus d’une centaine de nouvelles distilleries au Japon. Je ne saurais pas vous dire où elles sont. Mais si on connaît les gens que cela intéresse, ils vous diront quelles sont celles qui méritent qu’on leur prête attention.

Y a-t-il des distilleries récentes qui ont retenu votre intérêt ?
Oui, j’apprécie énormément ce que fait Wire Works, en Angleterre. J’apprécie le mec, j’aime aussi le fait qu’il ne fasse pas de bruit. Ils attendent que leur stock prenne de l’âge. La distillerie est installée dans une ancienne usine de câblage, d’où leur nom. Ce sont des passionnés un peu fous. Je citerais aussi les frères Thompson à Dornoch. J’aime leur approche, même si tout n’est pas génial. Mais je suis sûr qu’à un moment ils vont trouver leur place.

Quand vous voyez l’explosion des whiskies locaux sur tous les marchés, en France par exemple, en Angleterre, partout, pensez-vous que le scotch devrait se sentir menacé ?
A 100%. D’abord parce qu’il y a des choses qu’on ne peut reproduire d’un endroit à l’autre. Pour une question de climat, de maturation : un whisky de 3 ans en Asie ne peut pas avoir le même goût qu’un scotch de 3 ans, en raison des températures, de l’humidité… Parfois, des distilleries ont un style impossible à reproduire : les distilleries d’Islay, par exemple, ou Clynelish. Clynelish est unique, j’adore ce whisky, il me manque, on ne le trouve plus sur le marché. Et puis les préoccupations environnementales montent – acheter local, réduire notre empreinte carbone. A l’avenir, on ne voudra peut-être plus faire venir un produit depuis l’autre bout du monde. Enfin, les distilleries locales, nationales, attirent de nouveaux amateurs. Ils sont fiers de goûter un whisky de leur région, du Derbyshire or d’ailleurs.

Est-ce que la tendance est durable ?
Il faut faire ses preuves. Regardez la scène craft, qui est partie des Etats-Unis. Il y a là-bas des centaines, des milliers de distilleries artisanales. Mais quelles sont celles qui ont vraiment réussi ? Même parmi celles qui ont démarré il y a 15, vous aurez du mal à en citer plusieurs. On continue à parler des mêmes bonnes vieilles marques. Comme je le disais, un grand nombre se lancent pour être revendues, pour l’argent. Donc, tant qu’elles n’ont pas fait leurs preuves… Mais on ne peut pas nier qu’il se produit quelque chose, avec une centaine de nouvelles distilleries en France ou au Japon.

Cela aura forcément un impact.
Oui, et vous savez sur quoi en priorité ? Sur les fûts. Parce que la demande s’est démultipliée, c’est délirant, tout le monde a besoin de fûts de bourbon. Il y a deux ou trois ans on payait 150 dollars le baril, contre 300 aujourd’hui. Il y a dix ans, il me coûtait 60 dollars. You see my point? Il y a une énorme pression sur le bois. C’est l’une des raisons pour lesquelles Macallan a racheté la plus grosse bodega d’Espagne. Je crois qu’ils possèdent aujourd’hui pas loin de 50% de la production de xérès. C’est effrayant.

Vous regrettiez de ne plus trouver de Clynelish. Pensez-vous que les grandes distilleries font une erreur en ne vendant plus aux embouteilleurs ?
A 100 %. A 100 % ! Oui, elles font une erreur. Je crois qu’elles devraient simplement choisir soigneusement à qui vendre, qui a une excellente réputation, qui fait bien les choses. Et elles devraient encourager ces embouteilleurs. Et c’est ce que nous ferons quand nos 2 distilleries seront parfaitement opérationnelles. On vendra aux IB, que ce soit du distillat ou du stock vieilli. Mais en gardant le contrôle. En sélectionnant les acheteurs, et les volumes cédés à chacun.

Les distilleries prononcent beaucoup le mot « innovation »…
Je déteste ce mot !

… de préférence avec le mot « tradition » dans la même phrase. Et la plupart du temps pour parler de finish ou de maturation. Pensez-vous qu’il soit encore possible d’innover dans le whisky ? Ou que ce soit même souhaitable.
I like the question. Je répondrai en disant que les gens ont oublié comment produire de bon whiskies sans défauts. Ils essaient d’innover, comme vous le dites, en jouant essentiellement sur le bois : fûts de vins, fûts de porto, fûts de ci ou de ça, et l’innovation se limite à peu près là. Mais je pense que le consommateur veut juste un bon whisky sans défauts. J’en suis convaincu. La nouvelle innovation, à mes yeux, devrait être de proposer ces whiskies-là. Retour aux basiques, yeah? Par ailleurs, il est plus facile d’innover hors d’Ecosse, quand la règlementation est moins stricte. Encore que, quand vous y songez, qu’est-ce que le whisky anglais ? En quoi est-il différent du scotch ? Ils pourraient faire des whiskies multi-céréales, mais les expérimentations portent plutôt sur des trucs bizarres, « pour le fun ». Pour moi, les expérimentations servent à apprendre, à pouvoir se dire : ça, ça marche et ça non, il va falloir ajuster ainsi ou tout changer comme cela pour arriver à un résultat parfait. Il y a tant de nouvelles distilleries qui expérimentent, expérimentent, expérimentent, et pensent que cela suffit, que les amateurs veulent juste tester de nouvelles choses. Mais non ! L’un des styles de whisky que j’adore est l’Irish pot still : l’Angleterre pourrait en fabriquer – OK, sous une dénomination différente. En Ecosse, si j’en fabriquais – ce que j’ai bien l’intention de faire –, je devrais l’appeler whisky de grain. Mais si ça marche, si c’est bon, il sera temps de se battre pour la classification. Pourquoi on n’en trouve qu’en Irlande, bon sang, alors que c’est super bon ?

A lire bientôt la seconde partie de cette interview: patience!

Photos Christophe Meireis

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