Un an après le lancement de Laferté et l’arrivée d’un second whisky présenté au Whisky Live Paris, Adrien Douady, maître assembleur et cofondateur de Laferté, revient sur une première année dense : l’accueil des produits, la construction du style maison, l’exercice délicat de l’assemblage, l’exploration de la tourbe et les enjeux d’un marché français en quête d’identité.
Un an après votre lancement, quel regard portez-vous sur cette première phase avec déjà deux références sorties ?
Adrien Douady – Deux lancements en un an, c’est intense. Le Whisky Live est devenu notre grand rendez-vous : c’est là que l’on révèle nos produits au grand public et aux professionnels. On attend toujours ce moment avec beaucoup d’envie et, j’oserais dire, un peu d’appréhension. Pour le Classique, l’accueil a été très positif, à la fois commercialement et organoleptiquement. Et pour le Tourbé, on est très contents, car beaucoup d’amateurs nous disent qu’ils y trouvent plus de profondeur et de complexité. Ce qui est encore plus frappant, c’est que des non-amateurs de tourbe préfèrent parfois cette référence.
Comment construisez-vous le style Laferté ? Pourquoi avoir fait le choix de l’assemblage ?
C’est un choix assumé et hérité de nos parcours. Avec Anthony et Loys, nous avons passé dix ans chez LVMH, où j’ai été “biberonné” à l’art de l’assemblage. En cognac, une Maison comme Hennessy distille seulement 7 % de ses eaux-de-vie : tout le reste provient de partenaires. Cette culture de la sélection nous a formés.
Le whisky français, lui, offre une mosaïque incroyable : diversité de céréaliers, de brassages, de levures, d’alambics, de terroirs… C’est une richesse folle pour un assembleur. On s’est donc lancés dans un tour de France des distilleries pour identifier celles qui correspondaient à la qualité que l’on recherchait.
Notre style repose sur la vivacité, la fraîcheur, le fruit, le floral. On veut montrer qu’un whisky peut être fin, élégant, “fédérateur” pour des initiés comme pour des moins initiés, et qu’il existe autre chose que les profils très boisés ou très puissants que certains associent encore au whisky.
Comment travaillez-vous l’assemblage au sein de l’équipe ?
Je sélectionne les eaux-de-vie et je prépare les premières directions d’assemblage. On laisse reposer, puis on déguste tous les trois. Chacun donne son avis, j’ajuste, et, au final, je prends la décision. Mais le regard collectif est essentiel : si déjà, nous trois, cela nous divise trop, c’est mauvais signe. L’objectif n’est pas de créer un whisky ultra-geek qui ne parlerait qu’à une niche, mais de trouver cet équilibre qui rassemble.
Vous évoquez souvent une “réduction lente” jusqu’à 41 %. Pourquoi ce degré précis ?
On a testé 40, 41, 42 et 43 %. Entre 40 et 41, il y a un vrai gap, notamment sur la longueur en bouche. 42 et 43 % donnent plus de tenue, mais on travaille avec des eaux-de-vie assez jeunes : à ces degrés-là, la sensation alcooleuse devient trop présente.
41 % est vraiment notre “degré d’équilibre”. Et, pour des consommateurs non spécialistes, c’est un degré compréhensible. Comme je le dis souvent, la vraie raison est organoleptique : 41 % apporte de la finale et reste harmonieux avec notre style.
Pourquoi avoir présenté une version tourbée si tôt dans la vie de la marque ?
D’abord par goût personnel. Je suis amateur de tourbe, et j’avais envie d’essayer d’en proposer une interprétation compatible avec notre philosophie. Ensuite pour une raison simple : dans la tête d’un consommateur, le whisky, c’est souvent “tourbé ou pas tourbé”.
C’était un choix stratégique, mais périlleux. On pensait que les ventes seraient de l’ordre de 4 Classique pour 1 Tourbé. Aujourd’hui, on est plus proches de 1 pour 1, selon les salons et les cavistes. Et l’accueil est surprenant : des amateurs de tourbe trouvent le style intéressant, et des personnes qui n’aimaient pas la tourbe aiment ce produit.
Que cherchez-vous à exprimer avec ce tourbé ?
On ne voulait surtout pas d’un référentiel de tourbe très fumé ou très puissant. Ce que je trouve intéressant dans ce produit, c’est la dualité : un nez subtil, puis une finale sur la fumée douce qui apporte de la longueur. Et on retrouve l’ADN du premier whisky : de la gourmandise, de la fraîcheur, un côté fruité, malgré la présence de tourbe.
Comment avez-vous travaillé les fûts et les assemblages pour cette seconde expression ?
On n’est pas partis d’une page blanche, car on avait déjà nos distilleries partenaires. On a recollecté des échantillons, y compris dans des distilleries avec lesquelles on ne travaillait pas encore.
Au final, on a retenu trois distilleries, dont deux communes avec le Classique. Le Tourbé est composé d’environ 75 % d’eaux-de-vie non tourbées – issues des mêmes élevages que le premier whisky (ex-bourbon, ex-cognac, ex-rhum) – et 15 % de malts tourbés.
Pour la partie tourbée, on utilise aussi une pointe de fûts neufs français et américains. Cela apporte de la profondeur sans basculer dans un excès de bois, ce qui n’est pas du tout notre ADN.
Avez-vous déjà commencé à bâtir la continuité du style Laferté d’un lot à l’autre ?
C’est le grand défi. On choisit nos partenaires en fonction de leur capacité à nous accompagner durablement : capacité de distillation, disponibilité des lots, cohérence des profils. On ne veut pas dépendre d’éditions ultra limitées. L’objectif, c’est la régularité dans le temps.
Comment imaginez-vous la suite de la gamme ?
Avoir un deuxième produit change beaucoup de choses : le consommateur a envie de découvrir autre chose, et les professionnels préfèrent travailler avec des marques qui ont 3 ou 4 références. Notre ambition est d’enrichir la gamme d’un troisième whisky permanent. On veut une gamme courte, cohérente, structurée autour de notre colonne vertébrale : finesse, fraîcheur, élégance.
Il faut que les produits restent liés par une même signature tout en étant suffisamment différenciés. Proposer “le même produit avec six mois de plus”, ça n’aurait aucun sens.
Quelle est votre lecture du marché actuel ?
Le marché est tendu. On a quitté l’industrie des vins et spiritueux en tant que salariés au plus haut de la vague en 2023. Depuis, c’est le début d’une décroissance. On n’est pas dans des prix démentiels, mais 50 à 60 euros, pour un consommateur non passionné, c’est déjà un effort. Il y a un seuil psychologique autour de 50 euros : c’est le “prix caviste” que les gens ont en tête. On s’est alignés dessus : 50 € pour le Classique, 60 € pour le Tourbé, un peu plus rare à produire.
Vous évoquez souvent l’identité du whisky français. Comment la définir aujourd’hui ?
C’est tout le sujet. Si vous me demandez ce qu’est un whisky écossais, irlandais, japonais ou américain, je peux vous donner une définition commune, même si chaque catégorie est diverse. Pour la France, c’est impossible tant la diversité est immense.
Notre ambition n’est pas de rajouter simplement un whisky à une étagère : on veut contribuer à définir ce que pourrait être un “style français”. Et cela suppose de travailler ensemble. Tant qu’on reste dans une logique de micro-marché régional, on ne décollera pas. Il faudra renforcer la qualité — ce qui est en train de se faire — et trouver un discours commun. Les consommateurs étrangers doivent comprendre ce que représente le whisky français.



