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La petite star du whisky japonais a-t-elle vraiment livré tous ses secrets ? Impossible, tant elle prend un malin plaisir, à se réinventer en permanence, sous l’impulsion de son fondateur Ichiro Akuto. Alors reprenons le cours de l’histoire. Une histoire qui n’a ni début ni fin, comme une route qui se trace en avançant, en contournant, en frôlant le passé pour mieux repartir.

La banlieue de Tokyo s’enfuit dans l’aube blême. Un train. Un autre train. Encore un train, un tortillard cette fois. Il se faufile dans les replis de la chaîne montagneuse qui se rapproche, dans une trouée de ciel bleu semblant signer l’armistice au début de la saison des pluies. Que n’a-t-on encore raconté sur Chichibu ? Les questions ont le temps de se presser on the way tandis que défilent derrière la vitre monts et vallons en Technicolor. La star de poche du whisky japonais semble une évidence, disséquée en permanence par les médias, scrutée à tout instant par les “whisky lovers”. Perpétuellement sous les projecteurs. Mais la lumière n’est souvent qu’un leurre qui nous empêche de regarder dans l’ombre.

Ichiro Akuto construit sa distillerie en 2007, à l’écart de la ville, et entre en production dès l’année suivante. Mais ce n’est pas le début de cette histoire qui se déroule en spirale, et progresse en revenant à chaque tour effleurer le passé. Retour au commencement. «Je suis né à Chichibu, j’y ai grandi. Ma famille y brassait le saké depuis 1625, puis mon grand-père a fondé une distillerie à Hanyu [à une soixantaine de kilomètres], dont j’ai racheté les stocks après sa fermeture en 2000. Je travaillais chez Suntory, au marketing, espérant être muté à la production à la distillerie Yamazaki. En vain. Puis j’ai rejoint mon père dans l’entreprise familiale. Mais faire du whisky, ça a toujours été mon plus grand rêve.» Il faut rembobiner douze ans en arrière et se projeter dans le marasme du whisky japonais à l’époque : le marché intérieur est au plus bas, Kawasaki, Karuizawa, Hanyu ont mis la clé sous la porte, fantômes ignorés de leur vivant et dont les amateurs étrangers commencent à peine à pleurer à gros bouillon la disparition. «Quand on réfléchissait aux plans de Chichibu, tout le monde me prenait pour un fou», se souvient Ichiro. «On le traitait un peu comme le vieux grand-père qui vient s’accouder au bar en racontant des sornettes que personne n’écoute», sourit Yumi Yoshikawa, sa collaboratrice, brand ambassadrice de la distillerie. Une évidence qui n’avait donc rien d’évident.

Une distillerie au carré

La distillerie tient dans une pièce, dessinée au carré, le moulin dans l’entrée, le mashtun derrière la porte en haut de l’escalier, et en contrebas les fermenteurs, les cuves de stockage, la chaîne d’embouteillage, avec la paire d’alambics installée en surplomb, en mezzanine. Un autre bâtiment abrite le bureau/bibliothèque d’échantillons/blending room ; la malterie se carre à côté tandis que les chais et la tonnellerie se déploient à 5 minutes à pied – mais on y va en voiture. Difficile de rationaliser davantage l’espace. L’investissement se mesure dans l’équipement, dont les moindres détails ont été étudiés. Car, dans cette distillerie école, le maître entend bien continuer à apprendre tout autant que ses apprentis. Chaque année, un employé part en Angleterre chez le fabricant du broyeur pour en apprendre la maintenance et les finesses, et les réglages sont minutieusement modifiés en fonction de la variété d’orge – la Venture a succédé à la Concerto dernièrement – et du taux d’humidité ambiant. Le malt est importé d’Angleterre, d’Écosse, d’Allemagne… et depuis trois ans, 10 à 15 tonnes (sur les 152 nécessaires à la production annuelle) sont récoltées localement et maltées sur place, histoire de comparer les arômes, malgré le surcoût prohibitif. Afin, sans doute aussi, d’ancrer un peu plus encore Chichibu sur son territoire. Le malt tourbé provient quant à lui d’Écosse. Il est séché avec une tourbe des Highlands, et non pas d’Islay, et on le distille uniquement en juin, une fois l’an, avant la fermeture pour maintenance au plus fort de la saison des pluies, en juillet-août.

Le mashtun, ridiculement petit (2 400 litres) et sommaire, accueille 400 kg d’orge broyée, qui drainent trois rinçages d’eau chaude successifs sans véritable brassage – à peine quelques tours de pelle en bois après une demi-heure de repos : l’eau gorgée des sucres (le moût) en ressort très claire, sans la moindre particule de malt, prémisse à la création d’un distillat fruité. Les 2 000 litres de moût passent dans un échangeur qui abaisse la température du liquide à 20° C, avant d’être pompés vers les cuves où 10 kg de levure de distillerie écossaise lancent la fermentation. Toute une histoire, la fermentation. On a sans doute connu installations plus ergonomiques dans l’industrie du whisky, mais ici tout a un sens. Si les cuves en bois qui offrent leur panse chamois patinée sont montées sur pieds et cintrées de câbles d’acier, c’est parce qu’il faut pouvoir passer la serpillière plus souvent qu’à sont tour et leur serrer le kiki à la moindre fuite. Et tant pis s’il faut littéralement grimper à l’échelle pour surveiller sous le capot. Les fermenteurs sont taillés dans le chêne mizunara, ce bois rare, coûteux et extrêmement fuyard dont on fabrique les fûts les plus aromatiques, mais qui n’est guère utilisé en cuverie – et pour cause. «Un ami spécialiste du bois m’a orienté vers le mizunara car les bactéries qui s’y logent sont différentes des colonies qui se développent dans le pin d’Orégon, explique Ichiro, donnant un sens à la folie. Ces lactobacilles apportent d’autres types d’esters, et c’est ce qui m’intéressait. La fermentation dure 90 heures – mais les premières années, on tournait plutôt entre 60 et 80 heures -, la durée idéale pour que les lactobacilles fassent leur travail et développent l’acidité recherchée. Au début, je n’obtenais pas les arômes souhaités, et j’ai finalement compris qu’il fallait arrêter de nettoyer les cuves après chaque batch pour laisser les bactéries vivre leur vie. L’acidité est ainsi passée d’un pH de 4,2 à 3,9 ou 3,8, ce qui est parfait pour le résultat escompté. Quand le pH descend davantage, on lave les cuves à la vapeur.» Dès le premier jour de fermentation, les odeurs fruitées qui refoulent des cuves s’accrochent au nez comme un verger attendant la récolte.

Un mois chez Karuizawa

Les deux alambics Forsyths, petits oignons ventrus et presque aplatis coiffés d’une cornue trapue reliée à un col légèrement descendant planté dans un condenseur tubulaire, ont la même taille (2 000 litres), et distillent la première passe en 5-6 heures, la seconde en 5 heures environ. Les coupes se font après 20 minutes pour éliminer les têtes, avant que la bonne chauffe ne s’écoule pendant une heure : on coupe ensuite de nouveau pour écarter les queues de distillation. «Pour la distillation, je m’étais entraîné à Karuizawa, sourit Ichiro, sûr de son effet. Tout le monde croit que Karuizawa a arrêté de distiller en 2000, mais en réalité ils ont rouvert la distillerie à ma demande en 2006 afin que je puisse pratiquer pendant un mois.» Avec l’aide d’Osami Uchibori, le dernier malt master de la mythique distillerie défunte, Ichiro va pendant quatre semaines peaufiner son art sur des cuivres hors d’usage, et le passage de témoin prendra la forme d’un hommage caché dans les chais, à la manière du vieil alambic d’Hanyu, l’autre gardien du passé, qui trône à l’entrée de Chichibu.

Les 200 litres de distillat recueillis à chaque batch rejoignent des tanks vert sombre qui contiennent chacun le produit de 20 distillations. La réduction se fait avec l’eau exceptionnellement douce acheminée d’une brasserie de saké des environs, clin d’œil à l’histoire familiale ou maniaquerie extrême ? On grimpe dans la voiture pour filer à 3 minutes à peine de la distillerie, direction les cinq chais. Cinq vastes hangars de plain-pied en métal doublé d’un revêtement extérieur imitant le béton, déjà couverts du champignon noir indiquant la présence d’alcool, s’alignent dans une petite zone industrielle. Quelque 6 000 fûts assoupis s’y entassent sur un sol en terre battue, pour moitié des ASB (American Standard Barrel, autrement dit d’anciens fûts de bourbon de 200 litres) recrutés après avoir contenu une première fois du whiskey américain. Yumi évoque les nuances aromatiques qu’apporte le chêne blanc : «Le Jack Daniel’s nous donne des notes de pomme verte, alors que Heaven Hill et Maker’s Mark confèrent un toucher très sweet.» Beaucoup d’ex-fûts de xérès, oloroso, fino, pedro ximenez et crème de sherry. Et toutes sortes d’expérimentations, évidemment : fûts de vin rouge, de rhum, de madère, de grappa, tequila, cognac, bière artisanale japonaise, les pipes de porto qui font tant de ravages en Écosse, du chêne vierge également (américain, français, mizunara), et les fameux chibidaru – des quarters casks, au rapport bois/liquide très favorable au premier, et qui impactent fortement le whisky -, utilisés en pleine maturation et en finish… «On les appelle “chibidaru”, qui signifie “petit fût” en japonais : c’est plus kawaï – mignon – que QC !», plaisante Yumi.

S’improviser tonnelier

L’humidité de la saison des pluies sature l’atmosphère. En été, le mercure grimpe jusqu’à 30° C dans les chais (38 à l’extérieur), et dégringole à – 3, – 5° C en hiver. Des conditions climatiques qui tiennent les anges en laisse et limitent le taux d’évaporation à 2-3 % l’an. Dans les plis d’ombre, près des foudres majestueux où s’opèrent les assemblages, s’avance un œuf. Oui. Un œuf. En chêne. Qui ne doit rien au croupion d’une poule et tout à la créativité de la tonnellerie cognaçaise Taransaud. Ovum est une cuve dont la forme entraîne une convection permanente du liquide, et donc un brassage perpétuel. «Nous l’utilisons uniquement pour marier la gamme Wine Wood Reserve, comme une solera qui n’est jamais totalement vidée», explique Yumi. Autant d’outils facilitant toutes les expériences et toutes les recherches possibles. «Ichiro est un geek, confie la jeune femme. Il faut toujours qu’il essaie, qu’il comprenne, qu’il apprenne.» Les premiers assemblages et affinages, Ichiro les réalise avec les whiskies d’Hanyu, et notamment la série des Cartes devenue aujourd’hui un collector des plus précieux. À côté des single malts de Chichibu, il continue aujourd’hui à marier dans la gamme Malt & Grain whiskies japonais et du monde malgré les difficultés d’approvisionnement (1).

En 2013, Chichibu ouvre une tonnellerie dans l’un des chais. Ce n’était pas prémédité. Le vieil artisan qui retapait localement les fûts et enseignait les rudiments du métier aux arpètes de la distillerie prenait sa retraite ; sa collection d’outils, précieusement accumulés avec les décennies, allait être dispersée aux enchères : Ichiro l’a rachetée. Que faire quand on a les instruments ? On apprend à en jouer. Deux jeunes artisans qui ont appris sur le tas taillent aujourd’hui les fûts, de mizunara uniquement. «Le vrai mizunara n’est pas Quercus Mongolica, le chêne asiatique, comme on le dit trop souvent, avertit Ichiro. C’est l’une de ses sous-variétés, Quercus Crispula, qui développe ses arômes si particuliers d’encens. Et elle ne pousse qu’au Japon, essentiellement sur l’île d’Hokkaido. Mais on en a trouvé dans les forêts aux alentours de Chichibu. Les merrains sèchent dehors…» Le séchage peut durer 2 ans, le chêne taillé livré aux éléments, entassé contre le chai, ou bien être se dérouler dans la vapeur d’une tonnellerie extérieure. Là encore, cela permettra ultérieurement de comparer les effets sur le whisky.

La suite ? Le succès aidant, la distillerie travaille à pleine capacité. Ichiro étudie donc la construction d’une seconde distillerie pas très loin – de toute façon, la configuration actuelle ne permet pas de travaux d’extension. «Cela permettra de tenter de nouvelles choses», sourit Ichiro. La distillation à feu nu, «comme autrefois», semble l’exciter, et les pourparlers avec Forsyths ont déjà commencé. Plancher sur la fermentation, également. Pas sur de nouvelles levures, ce serait bien trop simple, mais plutôt sur des levures dégradées. «Jadis en Écosse, les distilleries des Highlands achetaient leurs levures auprès des brasseries des Lowlands, et il fallait ensuite les transporter en carriole, cela prenait parfois un jour ou deux, dans de mauvaises conditions de conservation. Pourtant, on sait que le whisky était bon. J’aimerais retrouver cet esprit.» Cet esprit du passé dont le Japon tisse inlassablement les leçons.

(1) À propos de l’assemblage, lire le passionnant entretien d’Ichiro Akuto par Stefan Van Eycken dans le numéro de Whisky Magazine & Fine Spirits spécial Japon (juin-juillet-août 2018).

Par Christine Lambert

 

Les dates repères

• 1625 : la famille Akuto commence à brasser le saké à Chichibu.

• 1946 : le grand-père d’Ichiro obtient une licence pour distiller du whisky à Hanyu.

• 2000 : dernière distillation de whisky à Hanyu. Mais en réalité, depuis 1991 la distillerie ne produisait quasiment plus.

• 2004 : l’entreprise familiale des Akuto met la clé sous la porte.

• 2007 : construction de la distillerie Chichibu.

• 2008 : première distillation à Chichibu.

• 2011 : sortie officielle, au Whisky Live Paris, du premier whisky : Chichibu The First.

• 2013 : intégration d’une tonnellerie à Chichibu.

 

Chichibu en quelques chiffres

• 152 tonnes d’orge nécessaires chaque année

• 10 batches par semaine

• 400 tonnes de malt par batch

• 2 000 litres de moût par batch

• 200 litres de distillat par batch

• 2 alambics de 2 000 litres

• 8 cuves de fermentation en chêne mizunara

• Environ 6 000 fûts dans les chais, pour moitié d’ex-fûts de bourbon

• Une production de 60 000 litres d’alcool pur en 2017

• Une fermentation de 90 heures

• 20 employés à temps complet, plus 8 temps partiels sur la chaîne d’embouteillage

• 2 à 3 % de part des anges annuelle

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