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Depuis plus de dix ans, Frédéric Revol creuse inlassablement son sillon, celui d’un whisky né de la terre, élaboré du grain au verre sur un petit territoire des Alpes, dans une démarche de développement durable. Aujourd’hui, DHG s’agrandit sans renoncer à sa philosophie, organisant autour du domaine une micro-filière agro-écologique. Et, loin du brouhaha que génère désormais le mot “terroir”, ce pionnier continue à défricher une voie à l’écart, avec ses doutes et au moins une certitude : les chemins escarpés d’altitude sèment les obstacles devant quiconque les emprunte, mais ils mènent à davantage de lumière.

 

Le Domaine des Hautes-Glaces s’agrandit, puisque tu viens de faire construire une nouvelle distillerie. Le chantier se termine bientôt ?

Frédéric Revol : On vient de la mettre en service en juin, après dix-huit mois de travaux. On a racheté une vieille ferme au milieu de nos terres, juste à côté de la distillerie d’origine, et on y a aménagé la nouvelle.

Pourquoi une nouvelle distillerie ?

F.R. : On voulait changer d’échelle, et passer de la ferme-distillerie, qui fondait le projet de départ, à l’organisation d’une micro-filière agricole de montagne. Contrairement à la plaine, ici nous sommes sur un modèle d’exploitations minuscules. On a donc réuni quatorze petits producteurs bio au sein d’une association qui s’appelle Graine des Cimes, et qui est partie prenante du Domaine. On achète les céréales à un prix qui permet à une agriculture de montagne d’exister, qui soit rémunérateur pour le paysan. D’un point de vue philosophique, ça m’intéressait de participer à la vitalité d’un territoire, et sur un plan organoleptique, ça m’intéressait d’explorer ce terroir. D’un coup, ce ne sont plus quatre ou cinq parcelles comme j’avais avant, mais cinquante parcelles qui seront disponibles, avec des sols, des expositions différentes. On va pouvoir multiplier les pratiques, créer davantage de liens et renforcer le partage d’expérience. La philosophie de départ reste identique : la nouvelle distillerie, c’est la même en plus grosse.

Quand tu dis que tu as changé d’échelle, tu vas passer à quelle production annuelle ?

F.R. : On va monter progressivement à 70 000 litres d’alcool pur par an.

Tu gardes le même équipement ?

F.R. : À quelques nuances près. On garde les mêmes process, on reste sur des fermentations longues, de la distillation à feu direct et à feu de bois, avec les mêmes alambics, de la même taille – sauf qu’il y en a quatre au lieu de deux. J’avais trois fermenteurs en inox, mais les nouveaux sont en bois, et deux fois plus grands (12 000 l au lieu de 6 000). J’ai également doublé le volume de la cuve de brassage. Et on augmente la capacité de maltage : l’ancienne distillerie abritera une malterie.

Tu es ingénieur agronome œnologue de formation. Par quel chemin es-tu arrivé au whisky ?

F.R. : En en buvant ! Puis, je me suis aperçu en creusant qu’il existait dans le monde du whisky une diversité folle, assise sur des traditions et des savoir-faire de transformation – la fermentation, la distillation, etc. Je me suis demandé ce que ça goûterait, un whisky qui ne serait pas un copier-coller du whisky écossais, un whisky élaboré en s’appuyant sur nos ressources locales et en interrogeant les céréales, la notion de terroir. Il y avait un champ des possibles incroyable à explorer.

Les conditions de production en montagne imposent pas mal de contraintes…

F.R. : C’est sûr, mais la contrainte, à mes yeux, est source de créativité et d’innovation. Et puis, en tant qu’amateur de whisky, je me dis que si tout le monde faisait la même chose, nos papilles s’emmerderaient. Ces contraintes m’ont amené à trouver d’autres voies. Dans les chais, par exemple, j’ai dû explorer les effets de grandes fluctuations de températures. Comme je suis en montagne, je ne cultive que des variétés d’orge d’automne, parce que la période de végétation est plus courte, et plutôt des variétés rustiques car on travaille en bio, sans traitements chimiques. Les rendements sont tout pourris ! Mais on crée ainsi une diversité de goût.

La recherche gustative n’était pas secondaire dans ta démarche ?

F.R. : Pas du tout. Je suis un hédoniste : extraire le goût du terroir, c’est ce qui m’importe d’abord en tant que producteur et en tant que consommateur. Mais au lieu de me dire : je veux faire un whisky fruité, ou avec des arômes grillés, des notes de vanille, etc, je pars d’une matière première, d’un éco-système, je respecte un certain nombre de valeurs, de contraintes et je me demande vers quel goût tout cela m’emmène.

Tu m’avais dit un jour : on va gratter le terroir jusqu’au bout pour voir si on retrouve son identité. Mais comment on la connaît, cette identité ?

F.R. : C’est une identité fantasmée. Pour moi, le terroir n’est pas seulement une question de sol, de climat, d’exposition… C’est l’interaction d’un environnement et d’une intention humaine, de techniques humaines, de savoir-faire humains. Il n’y a pas de terre agricole sans hommes. Mais il y a différentes manières d’envisager cette interaction. Prends le seigle : il a un goût lorsque je le moissonne, mais je le malte d’une certaine façon, je le brasse d’une certaine façon, je le distille, je l’élève sous bois d’une certaine façon, parce que ça me semble en résonance avec son identité.

Au départ, quand tu décides de l’équipement de la distillerie et des process de fabrication, tu les adaptes à ta démarche d’extraction du terroir ?

F.R. : Absolument. Par exemple, au niveau du brassage, j’utilise une température particulière, un palier qu’on appelle protéolytique, qui a une vertu : plutôt que de faciliter la phase de saccharification, il met en solution les acides aminés qu’il y a dans les grains, les protéines. Je cherche dès le brassage à extraire le goût, la typicité de la céréale. Pareil pour les fermentations longues, qui chez nous durent 110 à 140 h, et qui recomposent en queue de fermentation de nouvelles molécules. Il y a une intention : celle de révéler une face de la matière première sous-exploitée à mon sens dans un process classique.

Une autre préoccupation sous-tend ton travail, celle du développement durable.

F.R. : Oui, ça c’est vraiment dans l’ADN du Domaine, le fait de produire un whisky qui s’inscrive dans un éco-système durable et sain. Un certain nombre de pratiques agricoles ne sont pas soutenables pour l’environnement. Moi, je cherche des manières de faire qui promettent des jours heureux aux générations futures. Ça ne signifie pas que je vais y arriver, mais foutre du glyphosate dans les champs, je suis convaincu que ce n’est pas la bonne solution. Au Domaine, on pratique les rotations culturales : sur une même parcelle, au fil des ans, je vais semer une orge, puis un seigle, puis un triticale ou un épeautre, et ensuite j’implanterai pendant cinq ans des prairies mixtes pour reposer le sol. Et, entre deux récoltes, je sème de la moutarde, par exemple, pour couvrir le sol, contenir les plantes dont je ne veux pas qu’elles envahissent mes champs et apporter de l’engrais vert. Comme on est tout petit, on trace les lots par parcelles ou par climats, lesquels regroupent des parcelles qui ont un peu la même physionomie. Et on étudie si, dans le temps, elles ont comme dans le vin une influence sensible sur le goût du whisky. C’est vraiment très exploratoire : en raison des rotations, je n’ai pas des suivis de parcelles sur dix ans avec la même variété de céréale.

Tu tiens à privilégier les ressources locales et l’expression d’un terroir, alors comment fais-tu pour les levures ?

F.R. : Les levures, c’est délicat… et très différent du vin. Il n‘y a pas de fermentation spontanée en bière, il faut apporter des levures – chez nous, elles sont bio. Nous avons fait plein d’essais avec des levures indigènes qui viennent de nos champs. À terme, l’objectif c’est de fermenter chaque céréale avec sa levure. On s’en approche. J’ai foiré un paquet d’essais, pour tout dire, mais ça y est, c’est enfin au point. Dans la nouvelle distillerie, on devrait passer intégralement en levures indigènes.

Qu’on parle de terroir dans le vin, parce que la matière première, le raisin, est une plante complexe avec une source de sucre de nature complexe, on peut l’entendre. Mais l’orge, c’est un sac d’amidon. Et, contrairement à la vigne, ce n’est pas une plante pérenne qui s’enracine sur des décennies dans son sol…

F.R. : L’orge contient beaucoup d’amidon, et c’est effectivement ce qui intéresse les brasseurs et distillateurs [car le sucre sera converti en alcool, nda]. Mais elle contient aussi des protéines et des oligo-éléments, qui vont amener des goûts différents. C’est la raison pour laquelle je fais mon palier protéolytique au moment du brassage : c’est une manière de révéler davantage les différences de goûts. Et, pour le coup, si tu prends deux variétés d’orge différentes, tu les reconnais après distillation.

Mais le goût d’une variété d’orge, surtout d’une orge rustique, ne vient pas forcément, et en tout cas pas totalement, de son terroir…

F.R. : Non, non, bien sûr. Mais la façon dont chaque variété va interagir avec son sol changera le goût. Ensuite, la pratique culturale va influencer : selon ce que tu lui donnes pour la nourrir, la plante ne va pas engranger la même chose. Dans le vin, entre une pratique agricole utilisant de la chimie et une n’en utilisant pas, on perçoit des différences très claires de goûts et d’expressions du terroir. Avec une pratique bio, tu vas sentir plus facilement les nuances entre les sols. Les oligo-éléments sont liés au système racinaire de la plante et aux mycorhizes qu’il y a dedans, des interactions avec les champignons et les bactéries dans le sol. Dans une terre travaillée en bio, ces mycorhizes sont plus présentes, du coup on peut exprimer leur goût, celui de ce sol.

Le whisky, contrairement au vin, passe par une étape de transformation radicale : la distillation. Ton terroir, ton extraction d’oligo-éléments, de protéines, tu vas les faire bouillir pendant six à huit heures, au contact purificateur du cuivre. Tu vas détruire des composés aromatiques, en sélectionner d’autres, en concentrer certains…

F.R. : C’est clair. Peut-être que la typicité de ton terroir, celle que tu extrais jusqu’à la fermentation, va se perdre à la distillation. Mais peut-être qu’au contraire la distillation va concentrer ces molécules très atypiques et qu’on les sentira plus fortement encore.

Ce sera en fonction de tes choix de distillation, de température, de vitesse, de coupes…

F.R. : Oui, et je reviens sur la notion d’intention : j’ai la sensation que mon terroir est là, il a un goût et j’essaie de le mettre en avant dans mes choix de fabrication. Mais avant même cela, il doit y avoir la réalité du lien à la terre. Le produit a un lien à la terre et le goût du produit est façonné par ce lien à la terre, les pratiques agricoles, les savoir-faire développés localement. Dès lors qu’on sort de ça, on sort du terroir. Je me rappelle d’un article ou un post qui disait que la grande caractéristique du whisky français, c’est qu’il s’inscrivait dans le terroir. Quelle hérésie sémantique ! Tu ne peux pas dire ça quand tu fais venir ton malt de Belgique. Si tu banalises le mot terroir, tu banalises la démarche. Il y aura toujours des distilleries dans le terroir et d’autres moins ou pas du tout, et ce n’est pas grave. C’est même peut-être mieux. Moi, en tant que buveur et producteur, ce qui m’intéresse c’est la diversité.

Parlons du vieillissement. Le passage sous bois va modifier de nouveau la nature du produit et t’éloigner du terroir ?

F.R. : C’est clair. Tu peux t’en rapprocher en allant tailler les fûts dans la forêt proche. Mais l’autre logique, et c’est la mienne, c’est que mon élevage doit respecter ce que je ressens moi, c’est mon point de vue de producteur. J’essaie de trouver des résonances entre ce que le bois apporte et ce que l’eau-de-vie porte en elle. Par exemple, nos seigles ont toujours un côté un peu terreux, racinaire, épicé, alors que l’orge est plus délicate, plus florale, plus aérienne. Du coup, je vais préférer du chêne au grain grossier, plus tannique qui va relever l’épice intrinsèque du seigle et souligner ce caractère. Alors que sur de l’orge, je vais utiliser beaucoup plus de grain fin, des chauffes plus légères qui n’effaceront pas les subtilités qui m’intéressent dans l’orge. Si tu glisses ton distillat pendant deux ans en fûts neufs brûlés crocodile, la subtilité du terroir, je ne suis pas sûr qu’on la percevra. Tout est une question d’équilibre. Et d’intention. Nos cuvées Flavis, élevées en fûts de vin jaune, sont par exemple plus marquées par l’élevage que les cuvées Moissons où la matière première s’exprime davantage.

Quand on travaille comme tu le fais, ça a un coût… et un prix. Le terroir n’est pas à portée de toutes les bourses…

F.R. : J’ai des coûts de production de huit à dix fois supérieurs à n’importe quelle distillerie écossaise. Alors à un moment, si on veut goûter des choses qui évoquent un joli terroir, une jolie campagne, la montagne, si on veut ça dans notre monde, ça a un coût et c’est acceptable. Sinon, tu as de grandes plaines agro-chimiques dans ton monde. C’est un choix de consom’acteur. Le whisky n’est pas un produit de première nécessité mais un produit de plaisir, alors ton plaisir, tu le mets où ? Est-ce que tu le mets aussi dans le fait que, ça, ça existe, même à un coût supplémentaire ? Le surcoût peut d’ailleurs être partagé : entre le consommateur final, mais aussi le producteur, qui marge moins, et éventuellement les distributeurs qui joueront le jeu sur ces produits.

Quand tu expliques ta démarche aujourd’hui, est-ce que tu as le sentiment de raconter la même chose qu’à tes débuts ?

F.R. : Je me suis posé cette question. Les discours peuvent changer, mais sur la question du terroir, comme c’était un préalable à l’existence même du Domaine, ça reste une grosse constante. Sur les questions d’intention, de subjectivité, j’en parle davantage aujourd’hui parce qu’elle est plus importante que je ne l’imaginais en lançant le projet. Au début, je parlais énormément de l’approche parcellaire. J’en parle moins parce que je vois que ça va se construire sur un temps bien plus long. Alors que le millésime, la notion de Moissons, a déjà un effet clair.

Ta première distillation remonte à 2011. Peut-on espérer un 10 ans l’année prochaine ?

F.R. : Complètement. Les premières distillations représentent de tout petits volumes, alors je pense que ce 10 ans sera une cuvée. Regarde Armorik, il leur aura fallu combien d’années avant de mettre en place un 10 ans permanent ?

Une référence permanente, autrement dit un assemblage constant, identique année après année, n’est-ce pas en contradiction avec ta logique ?

F.R. : Un peu… Et puis, j’ai plein d’autres choses à raconter, j’ai envie de partager l’expérience variétale, qui se goûte, l’expérience de millésimes, et toutes nos contradictions, qui se goûtent aussi. Ça m’amuse davantage. Mais on va probablement sortir une cuvée qui résumera l’identité des Hautes-Glaces, avec plus de constance, le même nom, et qui fonctionnera par batches. Un cœur de gamme qui donnera une vision du goût, de l’esthétique, de l’approche du Domaine.

Ta démarche implique une gamme dense, très évolutive. Mais du coup, c’est parfois compliqué à suivre : on achète un flacon et on ne comprend pas pourquoi quand on veut le renouveler ce n’est pas le même !

F.R. : C’est vrai, je m’en suis aperçu il n’y a pas longtemps. Tout ça, c’est aussi parce que, quelque part, on a embouteillé notre cheminement. Et on n’a pas facilité la tâche en commercialisant des bouteilles qui, sous le même nom, sont tout le temps différentes ! Maintenant qu’il y a de la maturité dans le chai, on va pouvoir corriger ça avec une gamme qui soit plus claire dans chacune des intentions. Il y a du boulot encore, c’est sûr.

Propos recueillis par Christine Lambert

Les références du Domaine des Hautes Glaces sur WHISKY.FR

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