Depuis que le présent magazine existe, le monde du whisk(e)y a connu de profondes évolutions. Mais quels ont été les changements intervenus depuis cent cinquante ans ? Que s’est-il passé pour le whisk(e)y en 1868 ?
Les années 1860 sont pour la Grande-Bretagne une décennie de prospérité économique : la production de whisky de malt atteint près de 22,7 millions de litres en 1868 ; la production d’eau-de-vie de grain est dans l’ensemble plus volatile, s’établissant à 23,6 millions de litres cette année-là après avoir dépassé les 36,3 millions de litres à peine trois ans plus tôt. Cependant, la force vive, ce sont les blends qui en étaient encore à cette époque à leurs premiers balbutiements. Cinq ans plus tôt, le phylloxéra avait été identifié dans les vignobles de la vallée du Rhône et la pénurie de cognac résultant de la propagation du puceron ravageur de la vigne, tuant les ceps en s’attaquant aux feuilles et aux racines, allait considérablement contribuer à la prospérité du whisky d’assemblage écossais. Le Spirit Act adopté en 1860 a joué un rôle déterminant dans le destin de l’industrie du whisky écossais qui comptait cent onze distilleries en activité en 1868, la loi autorisant désormais les opérations sous douane, c’est-à-dire sans imposition de taxes, d’assemblage des eaux-de-vie, stockage en cuves des spiritueux assemblés, puis enfûtage. Si la réduction du prix de revient du whisky était l’objectif initial de l’assemblage, on a vite constaté qu’un technicien compétent pouvait ainsi élaborer un produit aussi buvable qu’homogène dans le temps, qui mette en valeur le meilleur des whiskies de malt et de grain qui le composent. D’autres lois adoptées dans les années 1860 ont soutenu la cause des blends : en 1864, la réduction de la teneur en alcool par addition d’eau dans les chais agréés était désormais autorisée ; en 1867 fut légalisée la mise en bouteille dans les chais sous douane de whisky destiné à la consommation intérieure.
Dans les années 1870, l’intérêt pour les whiskies de malt produits dans le nord-est de l’Ecosse, l’actuelle région du Speyside, comme Aberlour ou Glenlivet, est croissant.
L’essor des blends
Les grandes distilleries des Lowlands sont alors de plus en plus nombreuses à se lancer dans la production industrielle d’eaux-de-vie de grain. L’une des conséquences de l’essor naissant des blends, qui décolleront pour de bon dans les années 1870, c’est un intérêt croissant pour les whiskies de malt produits dans le nord-est de l’Écosse, dans l’actuelle région du Speyside, qu’on appelait habituellement au XIXe siècle Glenlivet. Outre le célèbre Glenlivet lui-même, la région, berceau de distilleries comme Aberlour, Cardhu, Glenfarclas, Glen Grant, Glenlivet, Macallan, Mortlach et Strathisla, était déjà un centre de production réputé pour la qualité de ses whiskies. Ces Speyside, relativement soyeux et doux comparés aux propositions plus âcres issues d’Islay et de Campbeltown, s’attirent vite les bonnes grâces des assembleurs, les volumes distillés connaissant une expansion proportionnelle. Campbeltown ne montre cependant aucun signe de déclin en 1868 : cette année-là, en effet, Benmore est la dix-neuvième distillerie à s’établir dans ce port reculé de l’Argyllshire. Fondée par les distillateurs et assembleurs glaswégiens Bulloch Lade & Co, sa production annuelle atteint 568 000 litres, ce qui en fait l’une des plus grandes distilleries de ce burgh royal.
Dans l’intervalle, à Édimbourg, la Caledonian Distillery, fondée en 1855 pour produire du whisky de grain en quantités industrielles, complète en 1867 son alambic Coffey par l’installation de deux grands alambics pot still, dans l’intention de distiller un «whisky de style irlandais, de la variété dublinoise». Ces évolutions trouvent sans doute une explication partielle dans l’afflux d’immigrants irlandais venus chercher du travail en Écosse et en Angleterre qui jouissaient d’une prospérité économique enviable dans les années 1860. À quoi s’ajoutait, avant que les blends écossais ne s’imposent véritablement, le goût plus répandu dans le public britannique pour le whiskey irlandais, en raison de son uniformité de caractère par comparaison à la production des alambics pot still écossais.
La distillerie Bushmills, sur la côte septentrionale d’Antrim, faisait partie des vingt-trois distilleries en activité en Irlande, en 1868.
De l’autre côté de la mer d’Irlande
En Irlande, la révolution des blends prend du retard par rapport à l’Écosse, bon nombre de distilleries parmi les plus grandes et les plus puissantes refusant d’admettre que le whiskey irlandais pouvait être autre qu’un pure pot still produit sur la base d’un empâtage composé d’orge maltée et non maltée, et distillé dans un alambic pot still en cuivre traditionnel. Cette attitude devait être en définitive l’une des causes déterminantes du spectaculaire déclin de l’industrie du whiskey irlandais. L’intransigeante défense du pure pot still, qui prévalait plus particulièrement à Dublin, aboutira en 1878 à la publication de Truths about Whisky, un ouvrage polémique commandé par les quatre maisons de distillation irlandaises les plus puissantes, à savoir John Jameson & Sons, William Jameson & Co, John Power & Son et George Roe & Co, toutes basées à Dublin. Les distillateurs de Dublin – qui orthographiaient leur produit « whisky », notamment pour différencier leur spiritueux qu’ils tenaient pour supérieurs à ceux de leurs concurrents provinciaux – exerçaient une influence considérable et contrôlaient une part importante du marché du whiskey irlandais, en atteste le fait que, vers 1868, la capacité de production annuelle du plus grand de ces établissements, la Thomas Street Distillery de George Roe, atteignait quelque neuf millions de litres. Elle figurerait aujourd’hui encore au nombre des distilleries écossaises de whisky de malt les plus productives.
En 1868 en Irlande, vingt-trois distilleries sont en activité ; elles se répartissent géographiquement de Bushmills, sur la côte septentrionale d’Antrim, à Cork, au sud, en passant par Belfast et Londonderry, Dublin à l’est, Limerick et Galway à l’ouest. La révolution des blends n’y est cependant pas entièrement ignorée, un certain nombre de distilleries de Belfast, Cork et Dublin exploitant des alambics Coffey, soit à la place d’alambics pot still, soit simultanément. L’industrie du whiskey irlandais ne dissimule pas son optimisme : en 1868, on planifie à Belfast l’implantation d’une grande distillerie. Sa construction est effective l’année suivante : œuvre du principal assembleur et négociant en spiritueux de Belfast, Dunville & Co Limited, elle est baptisée Royal Irish Distilleries. L’établissement était situé à côté de la gare de triage tributaire de Great Victoria Street Station. Dans son ouvrage The Lost Distilleries of Ireland, Brian Townsend précise que «cette distillerie était la plus moderne et impressionnante d’Irlande».
De l’autre côté de l’Atlantique
Alors que dans une Grande-Bretagne prospère, le monde du whisk(e)y affiche une santé florissante, en Amérique du Nord, les États-Unis doivent encore en 1868 composer avec les conséquences de la guerre de Sécession qui dévasta le pays de 1861 à 1865. Au Kentucky, berceau du whiskey américain et État n’ayant pas fait sécession de l’Union pour rallier les États confédérés d’Amérique, la production de whiskey se poursuit tant bien que mal durant le conflit, mais de nombreux Kentuckiens ne dissimulent pas leur sympathie pour la cause des confédérés, l’industrie du whiskey du Bluegrass State étant à l’époque fortement dépendante des États sudistes. Dans leur ouvrage The Book of Bourbon : And Other Fine American Whiskeys, Gary et Mardee Haidin Regan font remarquer que «par conséquent, des gens comme John Thompson Street Brown (le père de George Garvin Brown, distillerie Old Forester), et les frères Weller (les fils de W. L. Weller), de même que de nombreux autres Kentuckiens, ont servi dans l’armée confédérée». «La guerre de Sécession, poursuivent les Regan, a déchiré les États producteurs de whisky… Au cours de ce conflit, des distilleries ont été détruites, des distillateurs sont morts, les autres ont survécu comme ils le pouvaient.» Du côté de la Pennsylvanie, État résolument unioniste, la production de whisky de seigle qui faisait sa réputation s’est poursuivie de manière relativement continue pendant la guerre, notamment grâce aux straight ryes distillés par la famille Overholt, à West Overton, dont le général Ulysse S. Grant était, dit-on, grand amateur.
Élu président des États-Unis en 1868, Grant occupera la Maison Blanche de 1869 à 1877. Un programme de reconstruction économique et sociale est instauré après-guerre et la fin des années 1860 se révèle cruciale pour deux distilleries qui allaient devenir deux des plus importantes des États-Unis, même si comme cela semble habituel en matière de bourbon, histoire et mythologie sont en quelque sorte entremêlées. Tournons-nous d’abord vers le major Benjamin Harrison Blanton. Ce natif du Kentucky, ayant fait fortune en Californie pendant la ruée vers l’or puis servi dans l’armée confédérée, revient après guerre dans son État natal où il fonde en 1865 une petite distillerie de bourbon, à Rock Hill Farm, près de Leestown. Quatre ans plus tard, Pat Frazier construit dans le voisinage la distillerie Old Fire Copper (OFC) qui deviendra la distillerie George T. Stagg, laquelle incorporera les installations de Blanton’s. La famille Blanton demeurera dans l’entreprise jusque dans les années 1950. Devenue célèbre sous le nom de Buffalo Trace, la distillerie produit notamment Blanton’s Single Barrel, rendant ainsi hommage à cette famille importante pour l’histoire du bourbon. D’autre part, en 1868, James et John Ripy, émigrants irlandais originaires du comté de Tyrone, fraîchement arrivés dans le Kentucky, projettent de bâtir une modeste distillerie au bord de la rivière Kentucky. La capacité d’empâtage de leur premier établissement s’élevait à cent boisseaux de maïs par jour. En 1873, les frères Ripy bâtissent une nouvelle distillerie de capacité six fois supérieure et produisent un whiskey tenu en très haute estime pour sa qualité. Le site de ces premiers établissements porte aujourd’hui le nom de Wild Turkey Hill, le berceau de l’une des marques de whiskey les plus emblématiques des États-Unis.
De l’autre côté de la frontière
En 1868, le dominion du Canada venait d’être créé l’année précédente sous le règne de la reine Victoria avec l’adoption par le parlement britannique du premier Acte de l’Amérique du Nord britannique. La population enregistre une croissance rapide, les villes se développent sous l’afflux de main-d’œuvre quittant les campagnes, le réseau ferroviaire s’étend et les petites distilleries sont remplacées par des exploitations de plus grande envergure. Les pénuries de nourriture et de boissons causées par la guerre de Sécession et dont souffrent les États-Unis offrent aux entrepreneurs canadiens de nouvelles possibilités d’exportation. À Toronto, la distillerie Gooderham and Worts fonctionne à l’échelle industrielle, et dans l’est de l’Ontario, à Prescott, l’éleveur et distillateur JP Wiser préside aux destinées de la distillerie Averell, la plus vaste et prospère de la région. Au même moment, dans le sud de l’Ontario, un émigrant anglais, Henry Corby, se forge une réputation pour le whisky qu’il produit dans son exploitation, une distillerie associée à un moulin à grain, installée non loin de Belleville, sur la rivière Moira. L’agglomération sera ultérieurement rebaptisée en Corbyville. Pendant ce temps, toujours dans le sud de l’Ontario, Joseph Seagram, qui n’a pas encore trente ans, dirige la distillerie Waterloo. Au cours des quelques années suivantes, Seagram, en homme avisé, rachète la distillerie et le moulin de Waterloo dont il devient propriétaire. Seagram’s sera plus tard le premier producteur de spiritueux au monde.
Tandis que Wiser et Seagram se faisaient un nom, Hiram Walker entreprend de développer son entreprise de meunerie et de distillation fondée en 1858 à Windsor sous le nom de Windsor Distillery and Flouring Mill. Une décennie plus tard, toute une ville a poussé autour de l’exploitation de Walker : elle est officiellement baptisée « Walkerville » en 1869. Hiram Walker s’intéressera par la suite aux chemins de fer et à l’immobilier, mais le whisky demeure sa passion : on lui attribue souvent la paternité d’un whisky d’assemblage très proche des blends canadiens modernes, Canadian Club s’étant progressivement imposé comme l’un des plus grands whiskies au monde. Comme nous l’avons vu, la fin des années 1860 est une période importante dans l’histoire du whisky, mais à l’époque, un distillateur aurait eu besoin de boules de cristal de très grand diamètre pour envisager un temps où toute une distillerie serait entièrement contrôlée depuis un iPad (quoi que ce nom puisse désigner), quand bien même son utilisateur se trouverait dans un pays différent de la distillerie en question. Qu’en sera-t-il alors en 2168 ? Ardbeg a déjà démontré qu’une maturation effectuée en apesanteur dans l’espace donne des résultats très différents d’un vieillissement sur terre. Quel serait alors le coût de l’installation d’un nouvel avant-poste Glenlivet ou Glenfiddich sur la lune ? Qui sait ? Ce n’est probablement pas plus tiré par les cheveux que l’idée de l’iPad à la fin du XIXe siècle…
Par Gavin D. Smith
En Angleterre
En 1868, en Angleterre, deux distilleries de whisky produisaient également de l’eau-de-vie de grain. À Liverpool, la distillerie Vauxhall, fondée en 1781, est depuis 1857 propriété d’Archibald Walker & Co, également propriétaire de la distillerie Adelphi à Glasgow. À Bristol, la distillerie de whisky fondée vers 1761 était installée dans le quartier de St Philips. La famille Board crée en 1863 la société à responsabilité limitée Bristol Distilling Company chargée de son exploitation.
Le Distillation Act
Le Distillation Act adopté par la Nouvelle-Zélande en 1868 accordait des préférences tarifaires aux eaux-de-vie distillées dans le pays. Des distilleries sont fondées par la suite à Dunedin et à Auckland, mais la première ferme ses portes en 1875. La loi relative à la distillation impose à chaque distillateur (désigné sous le nom de brasseur) «… de faire enregistrer son nom au 1er janvier de chaque année et d’obtenir une licence d’exploitation… Il sera procédé à la saisie de toutes les eaux-de-vie de plus de six gallons trouvées dans les locaux d’un brasseur dûment autorisé, et le paiement d’une amende sera exigé. Tout brasseur est requis d’écrire lisiblement son nom sur son chariot.»