Nul amateur de single malts n’ignore les éditions single cask de Signatory Vintage, entreprise fondée en 1988 par Andrew Symington, maître du Quaich et personnalité très respectée dans les cercles du whisky écossais. À l’occasion de l’anniversaire, Charles Maclean est allé à la rencontre d’Andrew Symington.
«Comment cette histoire a-t-elle commencé ?», telle fut la première question que je lui ai posée lors de notre entretien.
«Dans les années 1980, j’étais directeur adjoint de l’hôtel Prestonfield House à Édimbourg [un prestigieux établissement cinq étoiles aménagé dans un manoir du début du XVIIIe siècle. Vivement recommandé]. De nombreux producteurs de whisky y recevaient leurs clients ainsi que des VIP, et l’hôtel disposait d’un choix exceptionnel de whiskies de malt. Je me suis intéressé de plus près au scotch whisky, jusqu’à proposer quelques embouteillages Prestonfield puis, en 1988, j’ai moi-même acheté un fût et abandonné la sécurité d’emploi pour devenir embouteilleur indépendant.»
En 1988, le whisky de malt était encore relativement méconnu, les seuls embouteilleurs indépendants dignes de ce nom étant à l’époque Gordon & MacPhail et Cadenheads. Mais la situation allait vite évoluer : cette année-là, United Distillers (aujourd’hui Diageo) lançait sa Classic Malts Selection qui a ouvert le marché du single malt.
Les années 80
Même s’il affirme l’avoir ignoré, Andrew “enfonçait une porte ouverte”. Si, en 1978, le single malt représentait en termes de chiffre d’affaires moins de 1 % du marché mondial du scotch whisky, son destin n’allait pas tarder à changer. En 1980, un colloque organisé par des firmes de whisky avait estimé que les exportations de single malts devraient augmenter de 8 % à 10 % au cours des cinq années suivantes. En fait, la croissance pour cette période a été deux fois plus importante que prévu, les propriétaires de distillerie ayant entrepris de suivre l’exemple donné par Glenfiddich dès le début des années 1960, et elle ne s’est pas démentie depuis. Nous étions à l’aube de l’ère aujourd’hui appelée “renaissance des single malts”.
«J’ai ouvert un bureau/entrepôt dans le port de Leith, à Édimbourg, puis suis devenu membre de Food From Britain [organisation parrainée par le gouvernement britannique], ce qui m’a permis de participer à des présentations en Allemagne, en France et en Italie, rencontrer des importateurs et partager le coût de mon premier fût. Ensuite, j’en ai acheté deux autres, puis quatre…»
«À cette époque, vous vous en souvenez, l’industrie du whisky était en pleine crise, on trouvait sur le marché quantité de fûts âgés, provenant en particulier de distilleries fermées. Il n’était pas nécessaire de faire des recherches approfondies pour trouver les grands noms : ils étaient tous disponibles, les Port Ellen, Ladyburn, Kinclaith, Craigduff, etc., à des prix modiques. Et comme c’était des raretés, ils intéressaient de plus en plus de connaisseurs et de collectionneurs.»
«Mais je manquais d’argent : pendant les cinq premières années de mon activité de négoce, la maison de mes parents a servi de caution pour mes emprunts bancaires ! On partageait un entrepôt sous douane avec un fournisseur d’équipements maritimes à Leith, et on remplissait à la main nos mignonnettes qui servaient d’échantillons. Avant d’aménager notre propre petite chaîne d’embouteillage, nos fûts étaient principalement mis en bouteilles par Peter Russell, à Broxburn.»
Le boom des années 90
Le début des années 1990 voit la fondation de nombreux embouteilleurs indépendants mais, tandis que l’intérêt pour le whisky de malt se renforce au cours de la décennie, les propriétaires de marque cèdent désormais moins volontiers leurs propres fûts – ce qui est compréhensible – et entreprennent même de racheter des fûts détenus par des courtiers. Les embouteilleurs indépendants rencontrent par conséquent de plus en plus de difficultés pour dénicher des fûts de qualité. C’est pourquoi les acteurs les plus importants du secteur se sont lancés dans une politique d’acquisition ou de construction de leurs propres distilleries, notamment Signatory qui acheta la distillerie Edradour en 2002.
Il y a dix ans, lors de notre dernier entretien, Andrew Symington s’était montré parfaitement conscient de la menace qui pesait sur les embouteilleurs indépendants qu’il qualifiait pour la plupart d’“embouteilleurs en fauteuil”, car ne disposant pas de leurs propres installations d’embouteillage. «L’arbre sera violemment secoué, disait-il, et le bois mort devrait tomber en quantité. J’ai compris cela il y a déjà quelques années, c’est pourquoi j’ai investi massivement dans le whisky parvenu à maturité. Nous disposons en conséquence de stocks considérables, pour notre propre usage ou pour échanger avec d’autres producteurs.»
Signatory est actuellement à la tête de quelque 21 000 fûts qui vieillissent dans une quarantaine de chais disséminés dans toute l’Écosse – sans compter la production d’Edradour -, et met en bouteilles un millier de fûts par an.
«Mon ambition, dès l’origine, c’était d’être propriétaire d’une distillerie. En 1994 déjà, j’avais envisagé acquérir une partie de la Caledonian Distillery, à Édimbourg, qui avait fermé en 1988, mais le conseil municipal avait exprimé des inquiétudes concernant l’accès et, de toute façon, elle était gigantesque. Ensuite, en 1996, j’ai fait une offre d’achat pour acquérir la distillerie Ardbeg, mais Glenmorangie a surenchéri. Trois ans plus tard, j’avais conclu un accord avec Brian Ivory, le président de Highland Distillers PLC, pour acheter Glenturret, mais il a quitté l’entreprise lorsque celle-ci a été dénationalisée ultérieurement au cours de la même année, et le nouveau P.-D.G. avait décidé de ne plus vendre. Peu après le début du millénaire, j’ai très sérieusement considéré la distillerie Glencadam, près de Brechin, qui avait été mise en sommeil en 2000 par son propriétaire, Allied Distillers – vous vous rappelez probablement m’avoir aidé à évaluer ces nombreux échantillons de fûts, qui devaient être pour la plupart transvasés dans des fûts plus actifs…»
Lors de l’acquisition en 2001 de Chivas Brothers et de ses distilleries par Pernod Ricard, Andrew Symington a estimé que la multinationale pourrait être prête à céder Edradour, la plus petite distillerie d’Écosse et, d’aucuns le disent, la plus jolie. Il la connaissait bien pour y avoir emmené des distributeurs de Signatory et appréciait son charme un peu désuet. Mais son offre d’achat est rejetée une fois de plus. C’est alors qu’en mars 2002, au Whisky Live de Londres, il rencontre Georges Nectoux, le dynamique P.-D.G. de Pernod, lui aussi amoureux d’Edradour où il avait séjourné à maintes reprises quand il était directeur général de Campbell Distillers, filiale de Pernod et propriétaire de la distillerie.
«Il s’est avéré que Georges était prêt à vendre à quelqu’un qui respecterait le site et en prendrait soin, mais il en voulait 7 millions de livres sterling. Lors d’une réunion dans les bureaux de Chivas, à Paisley, j’ai laissé entendre que sa valeur réelle s’élevait à 5,2 millions de livres sterling et nous sommes tombés d’accord sur la somme de 5,4 millions de livres sterling.»
Rénovation interne
Après avoir transvasé une grande partie du stock dans des fûts rafraîchis – le plus souvent d’anciens fûts de vin qui conviennent bien au style riche du distillat d’Edradour -, Andrew a produit un malt tourbé sous l’étiquette Ballechin, d’après le nom d’une distillerie de la région depuis longtemps fermée, et s’est lancé dans un intensif programme de “rénovation interne”, à savoir l’ouverture d’une boutique proposant de très nombreux flacons Signatory, d’un bar de dégustation doté de plus d’une centaine de whiskies, la création d’une salle d’embouteillage, d’une suite hôtelière et d’un nouveau chai.
«J’étais également convaincu que l’établissement était “survisité”. Il était devenu en fait un “arrêt pipi de luxe” pour les autocars de tourisme, avec boissons gratuites. J’ai donc modernisé les toilettes et fait payer leur utilisation. Ce qui a divisé de moitié le nombre de visiteurs, mais quadruplé le chiffre d’affaires de la boutique.»
«En 2013-2014, il était évident que nous faisions face à une rupture de stock imminente, l’équilibre entre Edradour et Ballechin étant devenu précaire. J’ai donc décidé de construire une nouvelle distillerie sur un site voisin, de l’autre côté de l’Edradour Burn, le torrent qui traverse la distillerie.»
Edradour II – il était impossible de l’appeler Ballechin sans modifier la marque de l’intégralité du stock de Ballechin – reproduit très exactement dans leurs moindres détails chaque élément de sa distillerie sœur, jusqu’aux petits alambics rivetés, la cuve d’empâtage munie d’un fourquet à râteau, et même l’antique réfrigérateur Morton (le dernier subsistant en Écosse), pour obtenir un distillat identique à celui d’Edradour I, en témoigne son eau-de-vie dont les premières gouttes se sont écoulées le 8 janvier dernier.
À l’heure actuelle, la distillerie d’origine produit un Ballechin tourbé, le nouveau site un Edradour non tourbé, soit 100 000 litres d’alcool pour chaque établissement. Ce volume devrait atteindre 300 000 litres l’année prochaine, pour une capacité maximale de production de 500 000 litres.
Discrètement dissimulés derrière la nouvelle distillerie, des chais se succédant sur une longueur de 400 mètres peuvent accueillir 22 000 fûts. Les nouveaux bâtiments sont bien plus spacieux qu’Edradour I, mais tout comme ceux de la distillerie d’origine, leurs murs sont blanchis à la chaux, leurs portes et encadrements de fenêtre peints en rouge écarlate.
C’est véritablement une réalisation étonnante, pour laquelle il convient de féliciter Andrew Symington.
par Charles MacLean