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Vingt ans que la pionnière des distilleries de whisky français produit des single malts. Et pour célébrer cet anniversaire, un nouveau 10 ans d’âge rejoint la gamme permanente. Un exploit inédit dans l’Hexagone. Mais comment les Bretons en sont-ils arrivés là ?

Ici commence la plus belle scène de nativité qu’on puisse imaginer : dans ces hangars blancs sans charme ornés d’une fresque pour égayer la chambre du bébé, est né le whisky français. Pas de rois mages, pas d’âne ni bœuf, point de chameaux, mais les anges déjà se pressaient en pagaille, rase-mottant au-dessus des premiers fûts. Nous sommes au début des années 1980, et la distillerie Warenghem, comme les séraphins qui l’habitent, bat de l’aile. Les crèmes et liqueurs qui ont fait sa renommée ne sont plus au goût du jour, les affaires périclitent dangereusement. «On était mal, résume Gilles Leizour (1), qui dirige alors l’entreprise. Avec mon commercial, Bernard le Pallec, on cherchait comment diversifier l’activité, on avait même envisagé de sortir des spiritueux. Toutes les hypothèses étaient sur la table. Là-dessus, on voit qu’un whisky français, Le Biniou, est servi à la table de l’Élysée. C’était un spiritueux non vieilli mélangé avec du malt qui devait venir d’Écosse, mais quand on a vu comment les médias s’en emparaient, on s’est dit : tiens, c’est une idée.»

 

Aligné sur l’Écosse

Les premiers essais de distillation commencent dans les vieux alambics à liqueur, avec une bière sourcée à l’extérieur. Puis avec une petite colonne. À l’époque, et jusqu’en 1989, aucun règlement (hors Écosse) n’obligeait à laisser vieillir le whisky pendant une durée minimum, mais les Bretons s’alignent sur le scotch et laissent la gnôle trois ans en fûts. «Je savais ce que je voulais, je savais à peu près où j’allais. Je ne savais pas ce que ça allait donner !», avoue Gilles Leizour dans un grand rire. La grande distribution se jette avec enthousiasme sur le produit, le succès ne se fait pas attendre. «Nous avons été les premiers, mais pas seulement en France, poursuit-il. Hors Écosse et Irlande, Warenghem a été l’une des pionnières dans le whisky en Europe. Pendant longtemps, je me suis demandé pourquoi les Cognaçais ne bougeaient pas. Pourquoi ? Ils n’avaient pas faim.

– Et ils se pinçaient le nez quand on parlait de whisky !, renchérit David Roussier.

– Ah, les réflexions que j’ai pu entendre pendant longtemps ! “Tu n’es pas légitime”, “le vrai whisky est écossais”, “ton whisky c’est du chouchen”…

Si le succès est au rendez-vous, la qualité, pas vraiment – et la distillerie l’a longtemps payé. Dès lors, Warenghem va s’atteler à améliorer son produit, à parfaire son artisanat, à peaufiner sa technique. En commençant par installer deux alambics pot stills fabriqués en Charente dans le plus pur style écossais. «Nous avons arrêté de bricoler, reprend Gilles Leizour. La distillerie s’est dotée d’un outil qui, ma foi, n’était pas trop mal dimensionné puisque vingt ans après il fabrique toujours notre whisky. Mais avec cette taille, nous avons compris très vite qu’il allait falloir monter en gamme.»

 

Lifting programmé

Vingt ans après, la crèche se fait retaper la façade. Un lifting à la pioche puisque, en ce moment même, la boutique de la distillerie est rasée : une nouvelle salle sortira de terre au printemps prochain si tout va bien, avec une avancée en étage accueillant un bel espace de dégustation et un coffrage qui habillera le bâtiment, pour l’occasion repeint en noir. Le spiritourisme se porte bien en France, et les 12 000 visiteurs qui se pressent chaque année à la distillerie offrent une source de revenu non négligeable. Juste retour des choses si Warenghemn leur rend aujourd’hui l’expérience aussi agréable que possible. Ce n’est donc pas par calcul mais par politesse que la distillerie a commencé par agrandir les chais, avec l’inauguration en avril dernier de 600 m2 dédiés à la maturation. «Nous avons été les pionniers et les leaders, avance David Roussier, qui a pris la succession de son beau-père, Gille Leizour, à la tête de l’entreprise et entend bien la propulser dans une autre dimension. On se doit de tout faire pour le rester. Pas forcément en termes de taille ou de ventes, mais en matière d’innovation, de qualité.»

 

Les pionniers ont surtout essuyé les plâtres d’une filière qui a tardé à naître. On a du mal à imaginer, en observant l’effervescence actuelle du whisky français, à quel point la distillerie a dû vivre de grands moments de doutes et de solitude. Ses efforts permanents pour se réinventer n’en sont que plus louables. En 2010, au moment où la passation de pouvoir commence à s’effectuer en douceur à la tête de l’entreprise, Warenghem fait appel à un consultant pour l’aider à franchir un cap. Le regretté Jim Swan, disparu en février 2017, qui a conseillé Kilchoman, Kavalan, Penderyn, Lindores Abbey – et tant d’autres -, suggère des modifications qui engendrent en très peu de temps un saut qualitatif inouï. Les paliers de brassage sont abandonnés, le moût devient plus clair, point de départ pour aller chercher un distillat fruité, les 12 ppm de tourbe qui traînaient dégagent manu militari, les levures sont changées, la pente des cols d’alambic est inversée pour descendre et les coupes de distillation sont remontées (moins de têtes pour aller chercher les esters et moins de queues, plus lourdes). Surtout, le “Einstein du whisky” recommande fermement d’investir dans la futaille. Dans la foulée, la distillerie recrute un talentueux maître de chai, Erwan Lefebvre.

 

Vers le 100 % bio

«On continue le “fine tuning”, observe David Roussier, mais le distillat qu’on produit depuis 2012 me plaît comme il est : il a du volume, il est aromatique, riche, fruité. Il peut tout aussi bien être livré jeune que vieillir longuement.» Une gnôle qui a des choses à raconter, grassouillette, sur le fruit et la céréale, équilibrée avec un petit côté bad boy qui s’accroche en bouche. Parfait. «Mettre au point le bon distillat était le préalable pour monter en gamme et faire reconnaître la valeur de ce qu’on fabrique, reprend David. On fait du whisky breton, avec une indication géographique “whisky de Bretagne”, et je veux garder l’aspect local, régional de cet artisanat – cela rejoint en outre mes convictions écologiques. On a considérablement réduit la facture en rationalisant l’énergie, on passera au 100 % bio l’an prochain – hors blends et tourbés. On cherche désormais aussi à améliorer le rendement, afin de gâcher le moins de ressources possible. Mais nous allons continuer à innover, et travailler en parallèle sur le développement d’autres distillats.» Tenir les deux bouts de la chaîne, tradition et innovation : une vieille lune qui ne connaît pas d’éclipses dans le whisky et apporte son lot d’aubes nouvelles pour peu que l’effort accompagne les mots. À l’heure actuelle, les pot stills crachent trois distillats de malt : le classique, le tourbé et le bio.

 

Vingt ans que Warenghem produit du single malt, et pour fêter dignement l’événement, le lifting de la bâtisse ne suffit pas. Alors la distillerie sort son premier Armorik 10 ans d’âge permanent. P***, 10 ans ! Dix bougies qui pèsent lourd dans l’histoire. «C’est un symbole, reconnaît David Roussier. En Écosse, cela veut dire : ça y est, ma distillerie roule. Je repense à Bruichladdich, à Benromach… C’est un marqueur fort, une étape importante. C’est l’âge de raison. On a déjà sorti des séries limitées de cet âge, et pour certaines plus vieilles, mais là, il s’agit d’une édition permanente. On montre qu’on est capables de gérer et d’anticiper nos stocks à horizon dix ans.» Et cela, autant se le dire franchement, aucune autre distillerie en France n’en est pour l’heure capable. Présenté en avant-première au Whisky Live Paris, le 10 ans arbore la marinière rayée des nouveaux packagings, chic et sobre, pour accompagner la nécessaire montée en gamme de l’identité visuelle. Et c’est tout à l’honneur de la distillerie bretonne d’avoir commencé par réévaluer son produit avant de se concentrer sur le design de l’emballage, là où tant d’autres auraient opté pour la démarche inverse.

Que de chemin parcouru, tout en ouvrant la voie à la soixantaine de distilleries de whisky qui percent aujourd’hui en France. «Dans les années 1980-90, faire du whisky français était de la folie furieuse. En 2000-2010, c’était encore franchement farfelu. Et depuis quelques années, tout le monde considère cela normal», conclut David Roussier. Signe de maturité, “normal” is the new “what the fuck”.

Par Christine Lambert

(1) Voir aussi sur le site internet l’interview en diaporama de Gilles Leizour.

Encadré (500 signes)

T///Quelques dates repères

1900 : la distillerie Warenghem est créée à Lannion.

1974 : construction de la nouvelle distillerie (actuelle), à proximité d’une source.

1993 : la fabrication du whisky emménage dans la nouvelle distillerie.

1987 : sortie du blend WB (pour Whisky Breton).

1998 : sortie du premier single malt français, Armorik.

2014 : David Roussier prend les rênes de l’entreprise à la suite de son beau-père, Gilles Leizour.

2016 : sortie de Dervernn, 100 % vieilli en fûts bretons.

2018 : sortie du Armorik 10 ans, qui rejoint la gamme permanente.

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