Skip to main content

Echappons-nous au sud du Japon, sur l’île de Kyūshū. La nouvelle distillerie du groupe Hombo Shuzo y prépare depuis 2016 des jus très créatifs dont le premier devait sortir en France en avril. Partie remise, compensée par une visite des lieux. C’est parti !

 

Les nuages noirs grondent dans un ciel sale, un genre de mémo pour vous rappeler qu’il ne tient qu’à eux d’envoyer la saucée. Encore. C’est la saison des pluies au Japon, et l’île de Kyūshū, tout au sud, s’enveloppe dans une vapeur moite que les montagnes chargées de végétation retiennent à bout de branches. Une région fameuse pour ses oranges, mais c’est plutôt pour le jus d’orge que je suis venue sur cette fin de terre. Nous y voilà enfin. A l’orée de la ville de Kaseda, sur la péninsule de Satsuma, la tour de la distillerie Mars Tsunuki nargue les brumes menaçantes.

Mars Tsunuki, propriété du groupe Hombo Shuzo, fait partie de la 3e vague du whisky japonais. Celle qui, après la naissance il y a près de 100 ans et le décollage il y a une vingtaine d’années, voit une multitude de petites distilleries pousser comme des pâquerettes sur l’Archipel. Une distillerie de poche, moins de 100.000 litres d’alcool pur par an, autrement dit une goutte de malt dans un océan de whisky, inaugurée en 2016.

Mais Hombo Shuzo n’est pas un novice dans la gnôle. Quand, en 1909, ce groupe fondé en 1872, se lance dans la distillation sur le site de Tsunuki, c’est pour produire du shōchū, l’alcool traditionnel japonais. A l’époque, plus de 400 distilleries se partagent ce marché rien que sur la péninsule, dont 3 dans la petite ville. Mais en 1918, ses propriétaires l’équipent d’une énorme colonne de distillation allemande, capable de produire en continu un alcool raffiné qui fait un carton. Un game changer, comme on surnomme les révolutions qui ne changent pas la vie.

Cet équipement vaudra à la distillerie une obligation de se convertir à la production d’alcool pour armement pendant la Seconde Guerre mondiale. En juillet 1945, Tsunuki cède sous les bombes américaines – le stock d’alcool, dit-on, a brûlé pendant toute une semaine, détruisant la plupart des bâtiments. Les distilleries moins résilientes hantent l’histoire tels des fantômes: celle-ci se reconstruit, fin 1947. Coup de pot, son shōchū best-seller est élaboré à base de patate douce et non de riz, qui connaît une grave pénurie dans l’après-guerre. Ce produit permet au groupe à genoux de se relever rapidement. Au début des années 1950, jusqu’à 200 trains par jour s’arrêtent en gare de Tsunuki – surnommée Shōchū Station – pour charger les cargaisons liquides.

A l’entrée du site, juste en bord de la route à l’asphalte fumante de pluie chaude, la tour laquée de noir témoigne de ce passé glorieux: elle abrite encore la colonne de distillation maquillée de rouille qui crachait le shōchū. La micro-distillerie qui nous intéresse se planque un peu plus loin. Et c’est un alambic hybride armé de colonnes en saxophones qui nous accueille: il sert à fabriquer le gin Wa Bi, élaboré sur un alcool de shōchū. Derrière, l’équipement du parfait whisky maker s’emboîte comme un Tétris d’acier et de cuivre sur lequel règne Tatsuro Kusano. Après ses études, le jeune homme a appris les ficelles à Mars Shinshu, l’autre distillerie de malt d’Hombo Shuzo, et tout le monde en parle déjà comme d’une future star du whisky nippon, l’un des professionnels les plus pointus et les plus créatifs du moment.

Le malt est importé – du Royaume Uni au moment de ma visite –, avec 4 niveaux de tourbe, non tourbé, à peine tourbé, légèrement tourbé et très tourbé (50ppm), broyé à la distillerie et brassé dans un mashtun de fabrication japonaise, muni d’une fenêtre graduée et de bulles de contrôle qui permettent d’observer en permanence la qualité du moût. «Il doit être aussi clair que possible, sans la moindre particule en suspension», commente Tatsuro. Cette obsession du moût clair, à vrai dire, se retrouve presque partout dans les distilleries nippones: pour résumer, c’est le préalable pour obtenir des whiskies fins et fruités par opposition au moût trouble (cloudy wort) qui sert plutôt de base aux whiskies céréaliers (malty nutty).

Dans cinq cuves de fermentation fermées en acier, les levures transforment le jus d’orge (il est comment le jus d’orge? Il est clair, merci de suivre) en bière en 4 jours. Une durée plutôt longue comparée aux standards de l’industrie. «Au début, on se contentait de 3 jours: les premiers distillats étaient hyper fruités, clean, superbes… et terriblement ennuyeux! Je suis donc allé chercher de l’acidité pour gagner du poids, de la complexité», reprend Tatsuro. Le secret de cette acidité se planque au fond des fermenteurs: avec un sourire malicieux, le jeune homme tire sur une chainette et remonte de la cuve un éventail de planchettes de chêne américain. «Elles stimulent les bactéries lactiques. Les bactéries ne se développent pas dans les cuves en acier, donc après 3 jours de fermentation j’ajoute le bois.» On goûte? Le brassin de 3 jours est blanc, crémeux, fruité (et tourbé ce jour-là), magnifique. Mais avec 24h de rab et une pointe d’acidité en plus, il est tout simplement renversant.
Ça correspond davantage à ce que vous aviez en tête?
– Mais je n’avais rien en tête au départ! Je me donnais 5 à 7 ans pour tout essayer, et voir ce qui fonctionnait le mieux pour définir le «style Mars Tsunuki». Je teste différents malts, certains torréfiés, différentes levures de bière, venues d’Allemagne, d’Angleterre, de Belgique, en complément de levures de distillerie ou de shōchū. J’ai fait des essais de sour mash. Et j’ai déjà apporté pas mal de modifications dans les réglages.
– Quel genre de modifications?
– J’ai baissé la température de brassage pour clarifier encore davantage le moût, 72° C pour la première eau, pas plus de 82° pour la 3e. J’ai ralenti la vitesse de distillation, ce qui a considérablement amélioré le newmake. J’ai modifié les coupes de distillation: très serrées pour les whiskies jeunes, et plus larges pour les single malts destinés à un long vieillissement. Maintenant, comment tout cela va réagir en vieillissant? Mystère! On analyse et on compare régulièrement, pour l’instant c’est prometteur.

Surélevée sur une plateforme au sol grillagé, une paire de petits pot stills Miyake se chauffe le cul à la vapeur, telles deux petites poires blettes à la peau de cuivre bien tendue et sans défaut, reliées à des condenseurs en serpentin. Mais le profil à la fois riche et extrêmement tranchant du distillat doit autant à un grand mollo sur les tâches ménagères. «On récure l’alambic de première distillation après chaque passe, mais on a cessé de nettoyer le plus petit, se gondole Tatsuro. Il est tout huileux, encrassé de dépôts, et cela ajoute au caractère du liquide.» Depuis le temps que j’essaie d’expliquer à mes potes que le foutoir donne du caractère à mon appart…

Quatre chais, deux en pierre et deux en tôle, accueillent les fûts, de bourbon pour moitié et pour le reste chêne vierge, xérès, cognac, shōchū, gin, liqueurs, vins, whisky d’Islay… Dans sa petite blending room, Tatsuro teste tous les jours les moûts et les coupes de distillation, ainsi que des essais de maturation. «On fait également vieillir à Shinshu, dans les Alpes japonaises, et sur l’île de Yakushima, plus au sud, dans des conditions climatiques variées. Les résultats sont bien sûr très différents

Créer autant de couleurs possibles sur sa palette pour les fondre ensuite en d’infinies composition, voilà bien une autre obsession du whisky japonais. La première œuvre de Mars Tsunuki, The First, était attendue en France pour la fin avril. Mais les mois sont devenus élastiques et les dates un peu floues dernièrement, la mécanique du temps s’est suspendue. On parlait aussi d’un embouteillage spécial JO Tokyo 2020, et m’est avis que celui-là va pouvoir vieillir une année supplémentaire. Un an de plus confiné dans les chais, suçoté par les anges: il fut un temps où on en aurait rêvé.

 

Texte et Photos par Christine Lambert

Retrouvez Christine sur Twitter

 

Laisser un commentaire

Inscrivez-vous à notre newsletter