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A quelques jours de la Saint Patrick, penchons-nous sur Midleton, l’une des plus importantes distilleries d’Europe, et pourtant l’une des plus discrètes, tant elle préfère s’effacer pour laisser parler ses whiskies. Propriété du groupe Pernod Ricard depuis 1988, elle explose tous les records avec son produit phare, Jameson, et sait flatter les connaisseurs avec ses single pot stills, Redbreast, Green Spot, Powers & Co.

De tous temps, l’histoire du whiskey irlandais, crédité pour son rôle de pionnier (saint Patrick n’y est pour rien, petit rappel ici), s’est racontée en sommets et en creux, de grandeur en oubli. A la fin du XIXe siècle, l’Irlande n’était pas une île, comme l’affirment les géographes mal renseignés, mais le centre mondial et florissant du whisky (avec ou sans e), exportant davantage que sa sœur ennemie celtique l’Ecosse un produit bien plus réputé. Un siècle plus tard, les alambics s’étaient tus et la production, réduite à néant : avant la résurrection de Cooley en 1987, il ne restait plus que 2 distilleries, Midleton sur la côte sud et Bushmills à l’opposé de l’île, en Ulster. Au prix de bien des efforts, la première empêchera que les clous ne soient plantés trop vite pour refermer le cercueil sur la gnôle nationale grâce à un nom, devenu l’une des marques les plus puissantes jamais collées sur une bouteille : Jameson.


On évoque abondamment le formidable revival du whiskey irlandais depuis quelques années. A juste titre. Les records de visiteurs au pied des alambics (plus d’un million en 2019). Et l’explosion du nombre de distilleries, plus d’une trentaine désormais, pour certaines incroyablement créatives. Mais rien de tout cela n’existerait sans la formidable locomotive de Midleton, la distillerie superlative, et son whiskey phare. Prêts pour la visite ?

Le gigantisme ne date pas d’hier

Si au lieu de lire ce papier vous vous pointiez à l’entrée de Midleton, c’est une plongée en apnée dans les profondeurs de l’histoire qui vous attendrait. Seule «Old Midleton» accueille les touristes, l’ancienne distillerie, avec ses murs de pierre grise aux volets rouges toujours clos, ses portes dérobées, ses plafonds de cathédrale au vide barrés de poutres, sa vieille roue à eau, ses cuves plus profondes que des puits insondables. Et ses alambics aujourd’hui silencieux, les derniers martelés en Irlande, dont le plus gros pot still jamais fabriqué, un sublime monstre de cuivre couturé de rivets capable d’engloutir 144.000 l (1) et dont il fallait nourrir la flamme qui le chauffait de 4 t de charbon chaque jour. Preuve que le gigantisme ne date pas d’hier. Votre passionnant périple s’arrêtera pourtant au seuil de la nouvelle distillerie, derrière les hautes barrières métalliques planquées au fond du domaine. Venez, sonnons à l’interphone.


Vous voilà sans transition projeté dans la réalité présente du whiskey, dans sa dimension industrielle. Et dans sa démesure. Inutile de chercher la salle de fermentation : elle n’existe pas. Plantés à l’extérieur de la distillerie, 40 cuves de fermentation hautes comme des immeubles (200.000 l chacune, non il n’y a pas de 0 en trop) agglomérés en cité radieuse digèrent les levures pendant 60 à 80h. Avant cela, un mashtun et 3 filtres-presses auront extrait le jus sucré arraché à l’orge concassée et brassée, avec l’aide d’un ajout d’enzymes. Ces puissants filtres, surtout utilisés en brasserie, récupèrent la moindre goutte de moût. Il suffit de 3 moûts pour remplir un fermenteur ! Yep.

La distillation se partage ensuite entre 3 espaces. La salle qui abrite la triple colonne distillant le maïs en continu, qu’on ne visite pas. La Barry Crockett Stillhouse (du nom du légendaire master distiller de Midleton) équipée de 4 alambics. Et la nouvelle Garden Stillhouse, où 6 pot stills, reproduits sur le modèle des premiers, dansent derrière une verrière sur jardin. Gros, les pot stills. Très gros. Très, très, trèèèès. Tous de la même taille, 80.000 l chacun, sans équivalent dans le monde du whisky. Mais pas de panique, on les charge «seulement» à hauteur de 33.000 l.

Johnnie, Jack, Jim et Jamie sont sur un bateau

Jameson absorbe à lui seul 95% de la production – 64 millions de litres d’alcool pur annuels (2), en additionnant alcool de grain et single pot still (Midleton produit rarement du single malt, les besoins sont comblés par un accord avec Bushmills). Il faut dire qu’avec une quinzaine de références, «Jamie» a écoulé en 2019 quelque 8 millions de caisses (103 millions de bouteilles), se classant parmi les 5 marques de whisky les plus vendues au monde, au côté de Johnnie, Jack, Jim – on reste sur les J… Les 5% qui restent servent à polir des petits diamants bruts : Redbreast, Powers, Midleton, les Spot (Green, Red, Yellow)…

A Midleton, les pot stills pratiquent la triple distillation, comme traditionnellement en Irlande, en mélangeant orge maltée et non maltée, pour produire 3 distillats : A (l’ADN de Jameson) sur les fruits du verger, le clou de girofle ; B, plus robuste, plus épicé, terreux, poivré (au cœur de Powers) ; et C, riche, gras, presque huileux (qu’on retrouve dans le Redbreast 21 ans par exemple). Les Redbreast 12 et 15 ans assemblent par exemple des distillats A et B – en des proportions qui ne m’ont pas été révélées, de peur que je ne les reproduise avec succès dans mon appart.


Les pourcentages d’orge non maltée (60%) et maltée (40%), la fermentation – et donc la bière – restent identiques pour tous les single pot stills. En revanche, les coupes, la température et la vitesse de distillation sont modifiées pour écrire chaque lettre A, B, C.
La triple colonne avale plus de 15 t de grain par heure. Par heure. Sans indigestion. Et crache elle aussi 3 distillats : 2 à base de maïs, coulant à 94%, et le 3e créé sur un mélange d’orge maltée et non maltée distillé une première fois en pot stills puis passé en double colonne, plus doux, moins rectifié (90% environ). En logeant ces 6 types de clearic dans différents types de fûts, les combinaisons d’assemblage connaissent peu de limites pour composer les whiskeys.

Les anges, ces créatures ailées et soiffardes

Limites encore repoussées par la micro-distillerie Method & Madness, logée dans un ancien chai avec ses 3 minuscules pot stills qui évitent de claquer 8 t de céréales par test. Ce laboratoire chargé d’explorer le futur du whiskey s’amuse par exemple à distiller du rye (malté et non malté) ou de l’avoine… N’en déplaise aux rageux, seuls les géants de l’industrie qu’on croit confits dans leurs acquis possèdent les ressources en R&D pour innover en permanence.


Allez, on ondule. Il est temps de grimper à bord d’une voiturette de golf pour visiter les chais. N’espérez pas marcher, sauf à errer pendant une semaine entre les baraquements qui poussent au rythme de 4 ou 5 par an, alignés à perte de vue. Quelque 1,6 million de fûts reposent dans les 80 chais sur place, et plus d’une quarantaine d’autres à Dungourney, capables d’accueillir chacun 16.800 fûts. Chaque jour, la distillerie remplit 2.300 fûts, mais en vide 1.600 : tous les 11 jours, un chai entier se trouve rincé. Vertige. Sans compter les anges qui, la dalle en pente, s’arsouillent en aspirant 29.000 litres de gnôle au quotidien (un taux d’évaporation annuel de 2%, comme en Ecosse). Laissez-moi vous dire qu’à côté des séraphins soiffards qui colonisent les chais, vos libations de St Paddy c’est de la roupie de sansonnet, du pipi de chat de gouttière, de la sciure à paner les truites.


Malgré les différents travaux d’agrandissement menés depuis 2012, Midleton est déjà à l’étroit. Et il se murmure qu’une stillhouse supplémentaire dans les cinq and ne serait pas du luxe, d’après la planification de production, calée à horizon de 40 ans – mais réajustée chaque année. Le whiskey irlandais s’est réveillé, et sa locomotive avance à toute vapeur. Qu’est-ce qu’on boit pour fêter cela ? La dernière édition limitée Caskmates Outland, affinée dans des fûts de whiskey où a mûri la Black IPA de la brasserie française artisanale. Bière et whiskey, parés pour Paddy’s Day.

(1)A titre de comparaison, ceux de Glenmorangie ont tout au plus une capacité de 13.000 l, ceux de Glenfiddich, 9.000 l.
(2)Contre 15 à 20 millions pour les plus grosses distilleries de malt écossaises – mais 60 à 120 millions de litres pour les distilleries de grain.

A lire également : Le vrai du faux du whiskey irlandais

Par Christine Lambert

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