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Depuis 2002, l’Alsacien aux célèbres bacchantes publie ses notes de dégustation sur le blog Whiskyfun.com. Un hobby, dit-il. Un hobby qui, mine de rien et l’air de tout, fait aujourd’hui la pluie et le beau temps sur le gratin des bouteilles de whisky et la crème des collectionneurs partout à travers le monde. Mais il y a bien d’autres raisons l’interviewer Serge Valentin. La preuve.

Qui es-tu, Serge Valentin ?
Le métier qui paye mes factures est celui de publicitaire, je suis associé de deux agences de communication assez importantes sur le plan national. Par ailleurs, j’ai 58 ans, marié, trois beaux enfants, passionné de pas mal de choses : le vin, le jazz, les engins à moteur… Et bien sûr le whisky. « Toys for Boys », disent les Anglais.

Comment en es-tu venu à noter tes dégustations ?
A l’origine, cela provient du vin. Avec des amis, nous avons créé un club de dégustation il y a plus de 25 ans, au sein duquel nous avons toujours noté nos dégustations. J’ai commencé à rédiger une newsletter, que j’imprimais et postais à une centaine de copains chaque mois. Il n’y avait pas Internet :je bloggais sur papier ! Un jour, je tombe sur les Malt Maniacs, qui cherchaient un correspondant en France, et avec eux je suis passé au blogging collectif, avant de démarrer Whiskyfunen 2002. Je viens de la presse, j’avais l’habitude de la régularité, donc c’est vite devenu un réflexe de publier quotidiennement. Mais ça reste un hobby.

Combien de temps par semaine consacres-tu à ce hobby ?
En tout, compte six heures par semaine, essentiellement le week-end, en fin d’après-midi avant le dîner.

Tu économises sur quelles activités pour dégager ce temps ?
Tu sais, un Occidental moyen passe chaque jour 4h20 devant la TV. Tous les gens qui ont un hobby y consacrent autant de temps. Regarde les gens qui font du sport…

Oui, tu as raison, la dégustation est un sport comme un autre. Quand tu as démarré, tu étais l’un des premiers à blogger sur le whisky.
Il y avait Johannes van den Heuvel. Il a été le premier à publier de façon régulière un journal sur le whisky, où il racontait ses aventures, pas seulement ses dégustations. Un mec brillantissime qui écrivait des trucs délirants, c’était génial. On ne parlait pas de blogs, à l’époque, il avait appelé ça “liquid log”. Je me souviens qu’il avait raconté comment il avait choisi chez Ikea une étagère pour ranger ses whiskies, en amenant une bouteille de Lagavulin dans sa poche pour mesurer la hauteur, en grimpant sur le meuble pour vérifier qu’il allait soutenir le poids des bouteilles… et en oubliant finalement sa bouteille de Lagavulin sur place. C’était un écrivain des détails, on était mort de rire.

A l’époque où tu t’es lancé, il était plus facile de tout couvrir : il sortait moins de whiskies…
Beaucoup moins. Mais en revanche il y avait tous les vieux whiskies des années 1950, 60, 70, 80, 90 à déguster.

Quelle horreur !
(Il glousse.) Il n’y avait pas que les nouveautés, et c’était superbe parce qu’on découvrait Samaroli, Cadenhead’s, tous les vieux officiels…

Aujourd’hui, le moindre pékin qui achète du whisky et goûte comme une pompe à vélo ouvre son blog de dégustation. Et au bout de 6 mois, écrit “expert·e” ou “consultant·e” dans sa bio !
Même avant ! [Rire.] Ça se calme un peu. Il y a une époque où c’était pire. Mais je trouve ça normal. C’est devenu un mode d’expression. Certaines générations, dont la mienne, considèrent que dès l’instant où tu prends une parole plus ou moins publique tu dois avoir une certaine autorité, une certaine compétence, une opinion éduquée. Mais ça, c’est une vision assez ancienne des choses. Aujourd’hui, il n’est écrit nulle part que pour avoir un blog il faut connaître un sujet ! Après, la question c’est : est-ce que tu fais un blog qui a du succès, avec des lecteurs réguliers. Attention, on parle des vrais blogs, ceux qui expriment une opinion individuelle. Pas des organes de propagande déguisés en blogs, car ça, c’est autre chose, ce sont des communicants au service des marques. Mais je t’avoue que je ne connais pas les blogs français.

D’emblée tu t’es dit que tu ne le professionnaliserais pas ?
Oui. Dans Whiskyfun, il n’y a pas de pub, pas de renvois d’ascenseur, pas de lien avec les marques, pas de com. C’était déjà dans la charte des Malt Maniacs. A l’époque quand on a fait rentrer Dave [Broom], Charlie [MacLean] et Martine [Nouet], on avait décidé qu’ils n’auraient pas le droit de commenter et de noter des whiskies. Ils échangeaient des idées, sur le wormtube d’Oban, les levures, pourquoi Bowmore sentait la lavande en 1983 [rire], mais ils ne donnaient pas de scores aux whiskies, parce qu’ils étaient pro. Sauf qu’au fur et à mesure ils sont tous devenus pro, et ça a un peu fait exploser le truc.

C’est vrai que tu es quand même un cas à part : avoir le nez aussi profondément enfoui – si je puis dire – dans un sujet sans y développer de liens professionnels ou financiers, c’est rarissime.
J’ai beaucoup de liens, je connais beaucoup de gens dans le whisky, j’y ai des amis. Mais on n’a pas de liens pro.

Du coup, tu n’es pas un vrai blogueur si tu n’en tires rien !
Ben si, justement, Whiskyfun est peut-être un des rares vrais blogs. Mais tu trouves ça dans d’autres domaines, l’art, la littérature, la musique… C’est vrai que la tentation est grande pour les jeunes blogueurs de chercher à bosser dans le whisky. Je ne sais pas si c’est toujours le cas, mais à un moment, ils devenaient tout de suite brand ambassadeurs…

C’est toujours le cas. Mais après tout, c’est un moyen de recrutement comme un autre, une façon de se faire connaître comme une autre…
Tout à fait. J’appelais ça “find a job with a blog”, ils créaient des blogs pour ça, pour entrer dans l’industrie.

Mais si tu regardes, les grands blogueurs – les Sam Simmons, les Tim Forbes… – ont arrêté de bloguer quand ils ont commencé à travailler dans le whisky.
Parce que c’étaient de vrais blogueurs. Pas les autres, pas ceux qui continuent à bosser pour des marques.

Il y a un quelque temps, il m’a semblé que tu multipliais les Malternatives. J’ai rêvé ?
Oui, tu as rêvé. Je ne les publie que le dimanche. Et les samedis, c’est mon ami Angus qui poste. J’en publie autant, mais pas plus. J’appelle ça les Malternatives car c’est vraiment le point de vue d’un amateur de whisky sur d’autres spiritueux. Ce n’est pas le point de vue d’un amateur de rhum ou de cognac ou ce que tu veux. Mais j’aime bien de temps en temps déguster des cognacs, de armagnacs, des rhums – quoique le rhum c’est un peu difficile. Et même des eaux-de-vie blanches.

Pourquoi c’est “un peu difficile“, le rhum ?
C’est une catégorie totalement bordélique. Et, pour l’essentiel, ce sont juste des marques qui sourcent des rhums. Cela arrive aussi dans le whisky, mais dans le rhum, c’est très répandu.

Moi, j’ai l’impression qu’il y a quand même de plus grands écarts de qualité dans le rhum que dans le whisky…
Ah oui ! Ah oui ! Mais on commence quand même à voir ça dans le whisky. Pas dans le whisky écossais, qui est trop régulé, mais ailleurs.

Une séance de dégustation type de Serge Valentin ?
Je débute toujours par un Laphroaig 10 ans avant une séance de tourbés, ou un Highland Park 12 ans avant les non tourbés. Si ces derniers se comportent comme d’habitude, je poursuis. Dans le cas contraire, je laisse tomber. Personne n’est en pleine forme tous les jours et un même whisky pourra te sembler très expressif lundi, et plutôt insipide le mercredi qui suit. Ou très tourbé le mardi, et peu tourbé le jeudi. Je déguste toujours deux fois les whiskies au-delà de 50% vol., nets et dilués. J’utilise toujours la même eau, Vittel. Et les mêmes verres, des tulipes.

Les petits ? Pas les Riedel sur un pied interminable avec un buvant trop haut ?
Oh, surtout pas ! Des petits tulipes basiques, tout simples. Evidemment, il y a des verres bien meilleurs, qui mettent en valeur le spiritueux, mais moi je cherche la neutralité. L’eau et le verre ont une importance capitale et en changer fait trop varier les spiritueux. Je laisse toujours reposer le whisky dans son verre avant de le déguster, surtout lorsque la bouteille vient d’être ouverte. Certains whiskies, comme les vieux Bowmore, peuvent être horribles à l’ouverture, et splendides après aération. Je ne recrache jamais, car la finale et la rétro-olfaction sont primordiales en matière de spiritueux. En revanche, quelques gouttes suffisent dans la plupart des cas, sauf pour les whiskies qui me donnent du fil à retordre, qui se dévoilent peu ou lentement, ou qui sont extrêmement complexes. Enfin, je déguste toujours dans les mêmes conditions : sans musique, en fin d’après-midi, de préférence le week-end…

Tu dégustes toujours par salves de whiskies similaires ?
Toujours. C’est la base pour pouvoir les comparer. J’aligne tous les whiskies – une douzaine au maximum – devant moi. Passer de l’un à l’autre en aller-retour permet de réduire l’effet du classement, car les premiers whiskies sont souvent handicapés. J’ai essayé très souvent de ne pas le faire, en posant côte à côte sur ma table un Macallan, un Laphroaig, un Clynelish, etc. Je goûte le Macallan, et immédiatement je vais me chercher un autre Macallan, puis un deuxième, un troisième… Bref, je n’ai jamais réussi ! C’est beaucoup plus facile de comparer.

Cela nécessite un fonds de roulement d’échantillons colossal, non ?
Ma “sample library”, c’est entre 2.000 et 3.000 échantillons, selon les moments. Elle se trouve juste à côté de la niche des dobermans.

Ouaf ! Quand tu goûtes, tu revendiques l’objectivité ou la subjectivité de ta dégustation ?
Le côté subjectif, c’est que je goûte en fonction de mes goûts, je ne suis pas un pro, je ne cherche pas à évaluer un spi comme le ferait un blender qui va chercher les défauts, la conformité de l’échantillon, etc. Moi, soit ça me plait, soit ça ne me plait pas. Je n’aime pas les trucs sucrés, donc un spiritueux sucré n’aura jamais une bonne note. Ce n’est pas pro du tout, ça ! Un pro te dira : pour un truc sucré, c’est super bon, mais moi, non. En revanche je revendique une forme d’objectivité dans la méthode. Donc, la comparaison, l’utilisation de références, les conditions de dégustation immuables…

Pour avoir une note de 95/100 sur Whiskyfun, qu’est-ce qu’il faut ?
Il faut que ça corresponde à mes goûts, que ce soit complexe – ça c’est un élément clé, mais l’équilibre, pas forcément, j’aime bien les trucs un peu brutaux, un peu déséquilibrés. Ceci dit, à 95/100, il faut qu’il ne manque rien, y compris l’équilibre. Très tertiaire évidemment, bien vieilli, qu’il y ait du gras – hyper important. Les Japonais ont raison, c’est fondamental, le gras. La paraffine, les huiles, la cire… Un whisky à 95, il a tout cela.

Donc c’est forcément un vieux whisky.
Forcément, oui, et bien vieilli. Attention, vieux mais pas forcément en fût : ça peut être en bouteille. Le problème des vieux whiskies « jeunes » c’est qu’on ne sait pas quel âge ils avaient. Les fameux Springbank Samaroli 12 ans, ils n’avaient pas 12 ans… Il y avait à l’époque tellement de whiskies âgés qu’ils ne savaient pas quoi en faire, on les retrouvait dans le 12 ans.

OK, mais un 12 ans ou 15 ans d’aujourd’hui, selon tes critères, ne décrochera jamais de 95/100.
Non. Franchement, ce sont rarement des nouveaux whiskies. Parce que la complexité, on ne peut pas l’obtenir vite. On peut avoir l’équilibre vite, la puissance, des goûts merveilleux, mais pas la complexité. Je pense que le temps fait partie des ingrédients essentiels d’un spiritueux. Même les grands spiritueux blancs sont vieillis. En Alsace, autrefois, jamais on n’aurait touché une poire Williams qui avait moins de 12 ans. On les embouteillait, parfois en taillant des fentes dans les bouchons pour laisser passer l’oxygène, et on n’y touchait plus pendant une décennie au moins.

Même Nadia Comaneci a décroché un jour 10/10 en note artistique mais, toi, tu n’as jamais décerné la note maximale.
Le 100/100 ne peut exister pour moi, il s’agit d’un nirvana inaccessible dans la vie charnelle. C’est la note de l’espérance. Mais il y a plusieurs whiskies à 98/100. Un Laphroaig 1967 et un Springbank 12 ans par Samaroli, un Clynelish 1965 pour les frères Corti à Sacramento, peut-être deux ou trois autres. Et un Port Ellen “Queen’s Visit” a atteint 99.

God save the queen. Est-ce que de temps en temps il t’arrive de redescendre sur terre et de goûter les whiskies du commun des mortels ?
Mais tout le temps ! Le problème, c’est que, pour moi, il est très difficile de trouver les whiskies pas cher, sauf à acheter à chaque fois la bouteille.

Whaaaaaat ?
Parce que personne ne me les envoie ! On m’envoie les whiskies de 40 ans ou les single casks, mais jamais Glenmorangie 10 ans officiel. Alors, je remplis des fioles dans les salons, et heureusement j’ai beaucoup d’amis qui m’envoient des samples. J’ai aucun problème à trouver un Brora 1972, mais je n’arrive pas à mettre la main sur un Glenmorangie 10 ans. Je te jure.

Je comprends ta douleur, et je m’y associe pleinement. Tu sais que je vais l’imprimer dans le journal, cette phrase ?
[Il se marre.] Mais je m’astreins à goûter tous ces whiskies. C’est la base. Je sais bien quelle image a Whiskyfun mais ce n’est pas le but, et ce n’est pas vrai d’ailleurs.

Est-ce qu’il y a encore des choses qui tiennent bien la route parmi ces « whiskies de base » ? Ceux qu’on achète au supermarché ?
Ouais, ouais, ouais. Bien sûr. Ardbeg 10 ans, j’aime beaucoup, j’ai été bien agréablement surpris par Oban 14 ans regoûté récemment. Laphroaig 10, Talisker 10… Encore que là, quand ce sont des mises énormes, il y a des variations. Lagavulin 16 ans, évidemment. Highland Park 10 ans, j’adore ! Mais je ne suis pas sûr qu’on le trouve sur tous les marchés. Le dernier, sans sherry, sans PX surtout ! Si Highland Park ne met pas son distillat dans des fûts de sherry aromatisés, c’est un très beau spi, très minéral, cireux, gras, coastal. Après, s’ils collent ça dans du PX…

T’aimes vraiment pas le pedro ximenez.
Ah non ! J’ai horreur de ce truc !

Ton hobby a désormais une influence terrible [il s’apprête à nier]. Tu peux dire que non, par modestie ou parce qu’il faut toujours dire non, mais là c’est moi qui l’affirme, ce n’est pas une question. Ton influence est devenue énorme, en tout cas pour ce qui est des flacons haut de gamme – ceux qui se vendent à des millions se vendront en dépit de tes avis négatifs…
Dieu merci !

Mais sur les flacons haut de gamme – traduire : qui coûtent un bras, un rein et une prunelle –, là ton avis fait autorité.
S’il est bon. Ou s’il est très mauvais. Entre les deux, ça ne change pas grand-chose.

Il y a des embouteilleurs indépendants qui se demandent : qu’est-ce qu’on fait, on l’envoie à Serge cette bouteille ? Oui, mais s’il la démonte, on n’en vendra pas une… Mais s’il la note bien, là le stock part… Des arbitrages se font en amont de ton avis !
Je sais. Il y en a qui m’envoient tout, d’autres qui ne m’envoient rien, il y a ceux qui choisissent ce qu’ils m’envoient, d’autres encorequi m’envoyaient tout, puis ont calé à la première mauvaise note – Macallan, Ardbeg… Beaucoup n’envoient des échantillons qu’aux bloggeurs qui font des ménages, ou qu’au Royaume-Uni.De toute façon, je n’ai pas vraiment besoin d’eux pour goûter leur production, je source aussi beaucoup moi-même. Donc en fait, personne n’est à l’abri.

Le coup peut partir de travers !
Mais bien sûr ! Il y a des blogueurs qui ne vont goûter que ce qu’ils reçoivent. Et là, effectivement, tu es manipulé, mais moi ce n’est pas mon cas. Evidemment, tu diminues les chances que je tombe sur un mauvais Glen je ne sais pas quoi si tu ne me l’envoies pas. Mais ce n’est pas une garantie. Je vais même les chercher ailleurs, par curiosité. Ce qui me gêne, c’est que, en ce moment, il y a beaucoup de gens qui achètent en fonction de mes notes pour spéculer, et ça c’est un vrai problème. Notamment avec l’Asie. Il y a des gars qui n’achètent que les 92/100 et plus, par caisses, pour spéculer.

Un caviste me disait récemment que le Clynelish Hidden Spirits 26 ans dormait sur les étagères depuis deux mois. Il l’avait trouvé top, mais n’en vendait pas un, il était un peu cher. Et tu lui mets une super note : dans la journée, son téléphone n’a pas arrêté de sonner pour le réserver.
Là, je n’ai pas de remords, car c’était un superbe whisky. Je suis content que les gens goûtent et achètent un truc qui est bon ! En plus, c’était un petit embouteilleur indépendant que personne ne connait, packagé à 2 balles. Mais si le caviste avait ouvert une bouteille et fait goûter, il l’aurait vendue sans moi.

Que tes notes aient une influence sur une partie du marché, c’est le premier étage de la fusée. Le deuxième étage, c’est que tes goûts influencent de plus en plus certains consommateurs, surtout les geeks. Il m’est arrivé plusieurs fois ces derniers mois sur les réseaux sociaux qu’on m’envoie un lien vers whiskyfun pour me dire : tu vois, les vieillissements en fûts de vin rouge, c’est pas bon. Ou alors : non, pas de finish ! Ou au contraire : ça c’est top, Serge lui a donné 92. Au Whisky Live Paris l’an dernier, chez Bruichladdich on faisait goûter le dernier PC en clamant : “Elu meilleur whisky du WLP par Serge Valentin !”
Ah bon ? [Il se bidonne.] C’est une fonction de critique, comme tu vas la retrouver dans le cinéma ou la littérature. J’ai un parti pris éditorial, et l’influence n’en est qu’une conséquence. Que cela forme le goût des gens, c’est normal.

C’est quoi ton problème avec les fûts de vin rouge ?
Mais c’est parce que j’adore le vin rouge ! Et j’ai horreur de mélanger le vin et les spiritueux, pour moi c’est de l’aromatisation, je n’ai jamais compris ce truc-là. Si je veux mettre du vin rouge dans mon whisky, je n’ai pas besoin qu’on me l’embouteille.

Tu n’as pas ce souci avec le sauternes, par exemple ?
Moins, parce que les fûts de sauternes se rapprochent des PX, justement. Ils sont un peu plus traditionnels.

Tu as pourtant à la fois l’aromatisation et l’édulcoration…
Je ne cours pas après les fûts de sauternes non plus, mais il y en a très peu et en général ce sont des super fûts. C’est le top de la barrique, des châteaux qui n’utilisent que de la barrique neuve, Tronçais, Allier. Mais avec le sauternes, tu es dans le même univers que le whisky, sur des fruits comme l’abricot, la mirabelle, des notes florales… Ça ne clashe pas. En revanche, la pivoine, la framboise et la fraise du vin rouge, ça clashe, tu n’es pas dans le même univers. Et alors la tourbe… Le vin rouge et la tourbe, c’est le pire ! Ça s’est beaucoup fait. Le Port Ellen finish pomerol !!! Ou le porto, pour moi c’est pareil. Tout ce qui est rouge ! Le sherry, ça ne pose pas de problème, c’est du vin blanc, c’est sec. L’oloroso, le fino, le manzanilla s’intègrent bien dans le whisky. Clynelish, c’est l’exemple du whisky qui a du mal à s’intégrer avec du vin. Il est très rare que je trouve de très bons Clynelish en fûts de sherry.

La détestation des fûts de vin, des finishes, des NAS, les gens se les approprient maintenant : tu es un vrai influenceur !
Ben tant mieux. [Rire.] Ça ne me gêne pas.

Tu es devenu le Parker du whisky ? Pas Charlie, Robert.
J’aurais préféré Charlie ! Non, car ce qu’on a beaucoup reproché à Parker, ce n’est pas son influence sur le marché mais sur la production. Et ce n’est pas transposable dans les spiritueux. La seule chose, c’est si un embouteilleur indépendant se dit : tiens, j’avais prévu de mettre mon whisky dans un fût de pomerol mais je ne vais pas le faire car Serge n’aimerait pas. Imagine ! Mais dans le whisky, le temps est tellement long, c’est impossible. Ça veut dire qu’on se mettrait à faire des whiskies plutôt gras, avec des fermentations longues, sur des alambics plutôt courts avec des condenseurs en serpentin, on les ferait vieillir dans des fûts actifs mais seulement pendant trois ans puis les logerait dans des fûts plus vieux, comme ils font à Cognac, comme les bons faiseurs font, avec une réduction degré par degré…

… En se disant, dans vingt ans, Serge mettra une bonne note…
Oui… Je ne crois pas que ça arrivera un jour.

Tu n’en es pas responsable, ou peut-être en partie, mais le diktat de la dégustation s’installe aujourd’hui dans les spiritueux.
Les gens ne boivent plus, ils ne font que déguster, c’est ça que tu veux dire ?

Voilà. Tu le constates aussi ?
Ben oui.

Tu as des masterclasses de dégustation, des articles consacrés au sujet – mea culpa, j’en ai écrit ma part. Et puis tu as des notes de dégustation longue comme un jour sans pain, avec le premier nez, le deuxième nez, le troisième nez – je ne déconne pas –, avec, sans eau, puis le verre sec, le verre à J+1…
J’ai vu bien pire. J’ai vu des notes de dégustation avec réduction à la pipette degré par degré. Nouvelle note à chaque fois. Mmmm.

J’ai de plus en plus l’impression que le plaisir de savourer un spiritueux a été remplacé par l’effort qu’on doit faire pour le décrire, le définir.
C’est comme la photographie. Il y a des gens qui vont en vacances à Rome, qui prennent tout en photo et qui ne regardent rien. C’est une façon de capter un moment. Une note de dégustation, c’est une photo d’un whisky, plus ou moins nette.

Tu arrives encore à déguster pour le plaisir, sans prendre de photo ?
Non. Enfin… Ça m’arrive quand il y a des potes, mais c’est rare. Mais le pire, c’est que je suis beaucoup plus quelqu’un de vin que de whisky. Quand je suis avec des amis, je bois du vin. J’ai plein de bouteilles de whisky ouvertes, mais je ne les bois jamais. La plupart sont mortes. Des centaines de bouteilles ouvertes, mais une fois que j’ai goûté, c’est fini. C’est pour ça que j’ai horreur que les gens m’envoient des bouteilles : je prélève 3 cl et c’est fini. Mon plaisir c’est de déguster.

Ton plaisir, c’est de prendre la photo alors, pas de regarder.
C’est compliqué ! L’analogie a ses limites. Mon plaisir, c’est de comparer. Je ne me sers jamais un whisky pour le boire par plaisir, seul. Jamais. Plus que le whisky, mon truc c’est la note de dégustation.

C’est quand même dramatique de ne plus pouvoir se contenter de dire : j’ai trouvé ça bon. Sans analyser. Ça ne suffit plus ?
Non. Tu sais, on dit toujours pour rigoler qu’au bout de ton parcours tu en arrives là, à te dire : bon, pas bon, j’aime, j’aime pas, comme quand tu débutais. C’est un cycle.

La vieille lune, maintenant. Donner une note, c’est indispensable ?
Pour moi, une note, c’est une opinion résumée. D’abord parce qu’il y a des gens qui ne lisent pas l’anglais. Je n’ai pas la prétention de pouvoir communiquer à quel point j’aime ou pas un whisky avec des mots seulement. Et je ne pense pas que tout le monde s’amuse à lire un feuillet sur un whisky. La note, c’est le résumé.

La différence entre un 89/100 et un 91 ?
C’est énorme, mais ce sont des produits proches. Je ne pourrais pas faire cette distinction si je ne les comparais pas. Tu me donnes un whisky seulement, et je serai incapable de te dire si c’est un 89 ou un 91. Il faut que je les compare.

Le scotch aujourd’hui est au-dessus de 80 ?
Non, non. Le single malt est au-dessus de 70. Une note de 75, c’est relativement fréquent, notamment pour les finishes – que je trouve ratés. A 70, c’est qu’il y a un souci. En dessous de 70, un gros souci.

Les goûts évoluent dans le temps. Est-ce que tu es certain que les whiskies que tu as très bien notés il y a quinze ans auraient aujourd’hui les mêmes notes ?
Non. Non, ça peut changer. Je préférais les sherry à l’époque, je les aime un peu moins maintenant. J’aimais les tourbes massives, et je les apprécie un peu moins maintenant. Je préfère aujourd’hui les whiskies gras et minéraux… J’en tiens un petit peu compte quand même. Quand je dis que je note en fonction de mes goûts… s’il y a un whisky qui de façon évidente est très bon dans un style que je n’aime pas trop, il sera bien noté.

Tu en es à combien de dégustations aujourd’hui, fin juillet 2019 ?
[Il ouvre son laptop pour chercher la réponse.] Attends… 14.691 whiskies.

Et en ressenti ?
C’est pas beaucoup. Tu as déjà vu bosser des sommeliers ? C’est un délire absolu, ils se font mille vins par jour. Là, c’est de la rigolade.

Tu te vois faire ça toute ta vie ?
Non. Des fois j’en ai marre, et parfois au contraire j’ai envie de déguster – ça fait chier on est invités chez des amis, je goûterais bien les vieux Gordon & MacPhail qui viennent d’arriver !

Tu as pris de l’aide, maintenant.
Oui, Angus, mais il déguste à part. C’est un peu mon back up. Le jour où j’en ai vraiment marre – ou le jour où mon toubib me dit d’arrêter les conneries –, j’en ferai venir deux ou trois autres pour prendre le relai.

14.691 whiskies et une vingtaine d’années de dégustations régulières, ça donne un peu de recul. Et ces dernières années, justement, le marché et le whisky se sont considérablement transformés. A tes yeux, sans réfléchir, quels sont les changements les plus marquants ?
Le bois. Et le branding. On parle des malts, n’est-ce pas ? Les malts sont aujourd’hui traités comme des blends, ils sont devenus des marques. Les distilleries sont devenues des marques, des éléments de lifestyle, ce mot qui fait horreur.

En quoi le “branding” empêche-t-il le produit d’être un superbe whisky ?
Je ne dis pas ça. C’est simplement une couche de communication qui m’énerve, que je trouve superflue. Après, ça marche ou ça ne marche pas, et je ne pense pas que ça marche très bien. Ça enlève de l’authenticité au produit. J’aimais bien l’époque où Diageo avait un discours – les autres aussi, bien sûr, mais Diageo a toujours été à la pointe – axé sur les gens qui faisaient le whisky. Cela restait un vrai produit agricole, comme le vin ou le fromage. Dès que tu ajoutes du marketing dessus, ça devient autre chose, un parfum, du champagne. Le produit devient un moyen de valorisation, de frime, de spéculation, de déco… mais ce n’est plus un distillat de malt vieilli que tu dégustes pour ce qu’il est. Evidemment, la marque qui symbolise le mieux cette évolution, c’est Macallan.

Une partie du whisky dérive vers le marché du luxe…
Bien sûr. Le vin aussi, tu me diras. Mais ce n’était pas le cas du tout, assez récemment encore. Il n’y a pas si longtemps, tu pouvais trouver un ouvrier qui discutait de malt avec un PDG. Aujourd’hui, ça n’existe plus. Le whisky est devenu un produit qui divise les gens, et d’ailleurs tu le sens, c’est très tendu, les gens s’énervent sur les réseaux sociaux. Certains, le plus souvent des Asiatiques, même s’ils ne sont pas les seuls, achètent une carafe de Macallan, postent la photo sur Facebook et, boom, derrière tu as la volée de bois vert : ouvre-la, bois-la… Il y a une vraie lutte des classes qui s’installe dans le whisky. C’est assez étonnant, et ça ne n’était pas du tout le cas avant. Avant, tous les single malts avaient le même prix établi en fonction de leur âge : un 12 ans, ça valait tant, un 20 ans, tant, etc. Que ce soit Macallan ou Deanston. La puissance des marques est arrivée après, le fait qu’une marque coûte plus cher qu’une autre.

Tu dates le phénomène à quand ?
Vers 2010. Avant, on pouvait acheter un whisky selon ses goûts ; aujourd’hui, on le choisit en fonction de son prix. C’est triste. Et c’est l’une des conséquences du branding. Tu vois maintenant certains salons de dégustation délirants, avec des Bentley, du cristal, des hôtesses qui ont des jambes jusqu’au cou… Rien à voir avec l’univers du whisky qu’on aime bien.

Le whisky s’est installé sur un marché à deux vitesses…
Trois, en fait. Le luxe, avec des gens qui achètent n’importe quoi pourvu que ce soit cher. A l’autre bout, le whisky bon marché, les blends d’entrée de gamme. Et au milieu, des choses qui commencent à devenir chères mais que tu peux encore te payer.

Le prix n’entre jamais comme critère dans tes dégustations ? Il n’y a pas de prime à l’effort pour un super petit whisky à prix raisonnable ?
Non, jamais. Mais je pourrais… Mais après, tu t’arrêtes où ?

L’autre grand changement récent, disais-tu, c’est le bois.
Oui, et ça me désole. Aujourd’hui, les distilleries ne parlent plus que de bois. Pourquoi ? Parce que c’est un moyen de réduire ton « time to market », comme on dit, le temps qui s’écoule entre le moment où tu démarres la production du produit et celui où il arrive sur le marché. Pour un whisky de 30 ans, le time to market c’est trente ans. Mais pour un NAS dopé au bois, ça peut être trois ans. On remplace l’âge par le bois.

On ne fait pas de whisky sans fûts de bois…
Non, bien sûr, mais le rôle du fût est triple : additif (il ajoute des arômes), soustractif (il filtre) et intermédiaire (il permet des réactions chimiques complexes avec l’action du temps). Ce que je regrette, c’est que les faiseurs ne l’utilisent plus guère que pour l’action additive, donc l’aromatisation, alors que dans le passé, son rôle dans le vieillissement était prioritaire. Je me souviens que les meilleurs distillateurs logeaient du grain dans les first fill, afin d’alléger leur impact et de les préparer, avant d’y glisser les malts. Dans le vin, la tendance c’est « moins de bois », il est bizarre que dans le whisky, ce soit l’inverse.

C’est vrai que sur les étiquettes, l’âge a été remplacé par les mentions triple cask, double cask, triple wood…
Seven wood ! Les gars sont devenus des charpentiers, des menuisiers, plus des distillateurs ! Mais c’est peut-être cela, le whisky de demain. Regarde GlenAllachie ou Glen Scotia : l’aromatisation au fût fait partie du process de façon très, très marquée, tu ne reconnais même plus le distillat. On sait comment ça marche, le whisky : tu n’as pas le droit d’aromatiser le whisky, mais tu as le droit d’aromatiser le fût. Tant que c’est avec du sherry, ça va. Mais s’ils commencent à aromatiser des fûts avec n’importe quoi, ça va devenir Absolut Strawberry ! Ça va être intéressant de suivre le changement de règlementation sur les fûts en Ecosse. On voit déjà beaucoup de jeunes whiskies dopés au fût régénéré, avec du sirop d’érable, de la vanille, tarte tatin. Bon, ça va encore. Mais quand tu sens le gingembre, la noix de coco, la muscade, ce côté très épicé du bois, pour moi c’est horrible. C’est du rewriting pur. Il n’y a pas d’intégration, c’est de l’aromatisation.

On entend toujours dire dans les distilleries : avant, le bois on s’en fichait, on récupérait les fûts qui traînaient, maintenant il y a une vraie connaissance de l’action du chêne, une politique de qualité dans le “wood management”…
Ça, c’est le discours officiel. Mais ce n’est pas vrai qu’on se fichait du bois. Quand tu regardes les livres d’entrepôt des vieilles distilleries, tu peux y lire les origines des orges, des fûts – refill, first fill, porto, xérès, claret… Quand ils font semblant de découvrir la pierre philosophale pour te dire : ça y est, on a trouvé comment faire du bon whisky, c’est pour masquer qu’ils réduisent dramatiquement le time to market. C’est une justification après coup. Autrefois, ils étaient même beaucoup plus pointus, y compris sur les levures. Tu lisais : “Telle levure avec telle orge, ça n’a pas très bien marché”, ou le contraire. “Les orges du Pakistan étaient meilleures cette année que celles du Canada, celle-là on va la sécher de nouveau”, etc… C’était très suivi, très pointu.

C’est sûr qu’aujourd’hui en Ecosse tout le monde utilise les 4 mêmes variétés d’orge et la même levure…

Oui !

Tu as un ennemi charpentier dans la vie pour détester autant les finishes ?

(Il se marre.) Bien sûr qu’il faut du bois, c’est important. Mais les finishes, c’est de l’aromatisation. Et il n’y a pas que ça : les programmes de fûts régénérés maintenant… Ça ne coûte plus rien, dechar, rechar. Tu vas dans l’entrepôt et tu défailles parce que ça pue la noix de coco et la vanille. Tout ça, c’est une vraie évolution. Tu reçois comme moi plein de communiqués de presse : ils ne parlent que de bois.

Et contre les whiskies sans compte d’âge, les fameux No Age Statement ? Qu’est-ce que tu as contre les NAS ?

On masque une information capitale, l’âge. Le whisky doit obligatoirement être vieilli, âgé. Comment tu mesures un âge ? Par le temps. Ça ne veut pas dire qu’il faut que ce soit plus vieux pour être meilleur. Mais l’âge se définit par le temps, et si tu le masques, tu enlèves un élément consubstantiel à ton produit. Comme si je te vendais une bagnole sans te dire la taille du moteur. Tu veux savoir si c’est une 2 l ou une 3 l ? Ben, je te le dirai pas : c’est une voiture, point. Alors que tous les produits alimentaires sont de plus en plus transparents, sur les origines, les ingrédients, les additifs… Le whisky, au contraire, t’enlève une information. Moi j’ai appris le whisky avec ça. Quand on allait dans les bars américains, comme on appelait les bars où il y avait des single malts, tu voyais arriver Cardhu, Glenfiddich, Laphroaig… avec des âges. Je ne peux toujours pas imaginer un malt sans son âge. Ça n’a pas de sens.

La quille que tu pourrais boire tous les soirs avec le même plaisir – si tu buvais du whisky tous les soirs ?

Clynelish 5 ans du début des années 1970.

Tu collectionnes toujours les Brora et les vieux whiskies ?

Non. J’ai arrêté. C’est un piège… Puis, à partir d’un certain âge, quand tes gamins s’en foutent, accumuler des bouteilles de whisky n’a plus beaucoup de sens. J’en ai encore, bien sûr, mais je n’en achète plus. Enfin, ça arrive, mais c’est devenu rare.

La bouteille à laquelle tu accordes le plus de valeur dans ta collection ?

Un blend servi sur les premiers Concorde, un simple Bell’s. Je dis toujours que c’est le whisky le plus rapide au monde.

Qu’est-ce que ça t’inspire, la réouverture de Brora et de Port Ellen ?

On va voir, mais je trouve ça super. Parce que je sais comment ils le font, attention. Ils ne vont pas se contenter d’exploiter la marque, pas du tout. Ils recherchent le style, l’ADN du produit d’origine. Dans ces circonstances, oui, je trouve le projet sympa.

Une question que tout le monde se pose, et quand je dis tout le monde je veux dire moi : pourquoi n’as-tu jamais essayé de racheter Brora après sa fermeture ?

Parce qu’ils ne voulaient pas me la vendre ! J’avais posé la question, bien sûr. Mais c’était compliqué, car elle est bourrée d’amiante, comme beaucoup de vieilles distilleries qui ont fermé à cause de cela. Il y avait aussi d’énormes problèmes environnementaux, de gestion des d’effluents…

L’Ecosse, pour toi, c’est toujours le pays qui produit les meilleurs whiskies.

Oui. Sans conteste.

Pourtant, autre changement ces quinze dernières années : tous les pays du monde se sont mis à produire du whisky. Hors Ecosse, est-ce qu’il y a des pays ou des distilleries qui te bluffent ou que tu essaies de suivre de près ?

Oui, il y en a quelques-unes qui me bluffent… mais pas toujours en bien ! Chichibu, par exemple, fait des trucs extraordinaires et des trucs impensables. Le meilleur et le pire. Cette manie de remplir n’importe quels fûts… Bientôt il y aura un « pot de fleurs finish » ! Ils le font parce que c’est un moyen d’occuper les étagères, et ils ont beaucoup de collectionneurs qui achètent tout. Sinon, j’aime beaucoup [l’Américain] Westland. Les Indiens sont quand même étonnants – Amrut, Paul John, Rampur –, j’aime bien. Omar, à Taïwan. Millstone [aux Pays-Bas], ils bossent super bien. Les Suédois Box, et surtout Smögen – hélas ils sont tout petits. Les Français, je ne les connais pas bien. Globalement quand je vois les fûts qu’ils utilisent, ça me fait peur : en général des fûts de vin de leur région…

L’explosion des distilleries en France ?

Pffff. C’est sympatoche. (Il étouffe un rire.) J’ai surtout goûté des trucs qui n’étaient vraiment pas bons. Enfin, plus exactement, c’est buvable, mais c’est inutile. Tu te dis : pourquoi il est là, ce produit, il sert à quoi ? A part exciter un peu les locaux et quelques promoteurs zélés qu’on connaît bien et qui sont sympa. A part ça, quel est l’intérêt ? Mais je t’avoue que je ne regarde pas ça de près. Je suis Glann Ar Mor, les Hautes-Glaces… Armorik a vachement progressé, Miclo c’est vraiment pas mal… Voilà, mais sinon, je ne les connais pas. Et puis, je préfère ne pas les connaître. J’ai trop peur de ne pas les aimer. Ce n’est pas mon rôle de casser un business avec une mauvaise note. Donc je préfère ne pas les goûter. Car si je les goûte, je publie, ça c’est sûr.

Tu as vécu l’éveil du whisky japonais, puis l’engouement et enfin la gueule de bois qu’il a suscités.

Ouais… Dis, je ne voudrais pas faire une interview complètement négative mais… c’est une déception gigantesque, le whisky japonais ! Globalement. Il y a quinze, vingt ans, quand on a commencé à voir apparaître les premiers single casks de Yoichi, de Yamazaki, c’était magnifique. Des distillats bien foutus, une attention aux détails superbe, une futaille de qualité mais pas dominante… Et puis notre ami Jimbo [Jim Murray] en a couronné un, les Malt Maniacs également. Et ils ont commencé à sortir n’importe quoi, à enlever les âges. Ensuite, la règlementation est inexistante, beaucoup de gens ont profité de l’engouement pour sortir des marques pipeau avec du whisky qui n’est pas japonais. Ça a toujours existé, ou du moins les mélanges, mais pas dans le haut de gamme. Les Japonais sont très lents à combattre cela, et c’est en contradiction totale avec leur image de gens attachés à la pureté de leurs concepts, de leurs produits.

L’évolution du négoce ?

Je n’ai jamais entendu un négociant ne pas dire qu’il n’arrivait plus à trouver des fûts. Jamais. Ils ont toujours dit : c’est bientôt fini, y a plus rien sur le marché… Mais ils sont toujours là. Et de plus en plus nombreux, même. Alors, oui, il n’y a peut-être plus des Ardbeg 72 ou 75, ça c’est sûr. Et ils ont tous la même chose, ça c’est sûr aussi.

Il faut quand même aimer le Strathmill et le Mannochmore en ce moment…

[Rire.] C’est vrai qu’ils ne touchent plus les distilleries de premier plan, et je pense que c’est une erreur de la part des marques d’avoir fermé le robinet. Parce qu’il y a beaucoup de marques qui n’existeraient pas sans les embouteilleurs indépendants. Qui parlerait de Longmorn ? De Clynelish ? Il y a des marques dont on ne parle pas hors du négoce, et une marque dont on ne parle pas… Même les très grandes distilleries, comme Lagavulin : tu ne peux pas toujours parler du Lagavulin 16 ans.

Plusieurs distilleries aujourd’hui s’avancent sur le terrain du terroir : les Hautes-Glaces, Bruichladdich, Waterford, Westland…

C’est super. Mais c’est injouable pour 90% de l’industrie. Ce sont des rendements qui passent du triple au simple, avec une gestion des matières premières, c’est un délire total.

Tu penses qu’on peut faire la preuve de la notion de terroir dans le whisky ?

Oui, bien sûr. Mais ça ne veut pas dire que tu vas le ressentir d’une façon forte. Ce qui compte c’est qu’il soit dedans, pas que tu le ressentes. Le débat est tellement mal posé. Evidemment le gros business dit : de toute façon le terroir est détruit lors de la distillation. Mais on s’en fout, ce n’est pas ça qui est important. Le terroir il est dedans ou il n’est pas dedans. Cela ne veut pas dire que tu dois forcément en détecter les caractéristiques organoleptiques constantes et différenciantes. [Mark] Reynier [le patron de Waterford], il pense qu’à force de le répéter ça va rentrer. Sur le concept, je suis absolument pour. Parfois il va trop loin, il veut absolument démontrer qu’on sent la différence entre la ferme bidule et la ferme machin. Et que si tu ne la sens pas tu es une andouille.

Les quinze prochaines années, tu les vois comment dans le whisky ? Sors ta boule de cristal.

Ben… Ce serait tellement négatif de dire ça mais… on a presque envie qu’il y ait un gros crash pour que les vieux stocks se reconstituent. Moi, je serais plutôt inquiet de l’évolution de la consommation des spiritueux dans les pays occidentaux : je pense qu’il peut y avoir des retournements, et les autres marchés sont trop volatiles. Pour ça, Diageo a toujours eu l’intelligence de ne pas quitter les vieux marchés pour aller mettre toutes ses billes en Asie comme d’autres l’ont fait. C’est comme le tabac ou des produits comme ça… Quand tu vois que Facebook commence à vouloir réglementer les pages liées à l’alcool. Un point positif cependant : je trouve que beaucoup de distillats sont devenus magnifiques aujourd’hui. Bowmore est magique quand ils ne le masquent pas dans n’importe quels fûts. Springbank, Ben Nevis, Highland Park, Benromach, Clynelish… se sont beaucoup améliorés depuis les années 1970. Donc s’ils leur foutent la paix… S’ils ne les collent pas dans du PX !

Un génie du whisky sort d’une lampe et te propose d’exaucer 3 vœux avant la fin de cette interview. Choisis bien.

1) Une machine à remonter le temps pour aller visiter le labo du chief blender de Johnnie Walker, vers 1930. 2) Ce dernier me laisserait déguster tout ce que je veux. 3) Il m’autoriserait à rapporter en 2019 mes échantillon préférés, afin que je puisse les faire déguster aux amis.

 

Par Christine Lambert

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