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La distillerie de l’île d’Islay possède ce talent rare pour renverser l’échiquier sans perdre ses pions. Elle est de celles dont on attend les frasques en trépignant : que va-t-elle bien encore pouvoir nous inventer ? Venez, allons respirer la folie des Hébrides.

C’est l’île où l’on aurait rêvé de se confiner, à discuter avec le vent en écoutant les moutons (ou le contraire), si un pathétique sens du timing n’avait choisi de vous coincer à Paname, à Gennevilliers ou Montargis. Islay, la reine des Hébrides, vigie sur l’Atlantique à l’ouest de la côte écossaise. Plus un seul touriste depuis deux mois, un soleil taquin qui vous nargue en ce printemps claustro, et aucun cas de coronavirus déclaré à ce jour – « mais ce n’est pas comme si on testait massivement le coin », souligne une Ileach.


A Port Charlotte, sur les eaux turquoise du loch Indaal, un bras de mer qui creuse le flanc de l’île, la distillerie Bruichladdich prépare le Fèis Ile , le grand festival qui chaque année à la fin mai voit déferler les visiteurs avides de mettre la main sur les embouteillages exclusifs édités pour l’occasion. L’édition 2020, pour des raisons épidémiques, rassemblera ses fans online du 22 au 31 mai. Un peu comme un apéro Skype entre potes, sauf que vous pourrez faire flamber la CB pour décrocher une quille collector – RDV le 24 pour Bruichladdich, qui révélera le 1er mai la nature de l’édition limitée (un Port Charlotte, me souffle-t-on, et vous ne l’aurez pas lu ailleurs).
Depuis le début du confinement, la « distillerie progressiste des Hébrides » a pris d’assaut Internet et les réseaux sociaux, multipliant les Tweet-apéros avec une bonne humeur contagieuse. Car les distilleries de whisky, voyez-vous, se comportent souvent de façon très humaine, et on souligne malheureusement trop peu ce trait de caractère. Il y a les cérébrales qui raisonnent comme les clochers, les discrètes qui n’en pensent pas moins, les vantardes qui se poussent du col, les emmerdeuses qui se prennent au sérieux, les sensuelles qui jouent sur du velours, les réalistes à qui on ne la fait pas… Et les azimutées qui sèment le chaos, les inclassables qui coiffent le bonnet d’âne et arborent le prix d’excellence, les trublions qui renversent l’échiquier avec charme et jouent selon leurs propres règles, pour le meilleur, souvent, et pour le pire, parfois. Celles dont on attend les frasques en trépignant : que va-t-elle bien encore pouvoir nous inventer ?

120 ans avant de se faire sauter le corset

Bruichladdich se range parmi ces dernières. Mais il lui aura fallu attendre 120 ans pour se dégrafer le corset : raison de plus pour bénir la décadence délicieuse qu’offre la patine du temps à qui sait l’embrasser. C’est la distillerie de l’île d’Islay qui a le plus souvent changé de mains depuis sa naissance en 1881, le sale gosse dont personne ne demandait la garde. Jusqu’à ce qu’en 2001 Mark Reynier, un négociant en vins et patron de l’embouteilleur Murray McDavid (parti depuis en Irlande réveiller Waterford), s’en empare avec ses associés et l’ancre plus que jamais dans la communauté. Et dans le terroir d’Islay. Jusqu’à en faire une marque de fabrique bien avant que le mot ne devienne à la mode (too bad, c’est le seul sujet que nous n’aborderons pas dans ce papier : il fera l’objet d’un développement futur, quand on aura recommencé à distinguer le mardi du dimanche – a girl can dream.)

Christy-McFarlane
« Mark était convaincu que l’orge faisait une différence fondamentale en matière de goût, alors qu’au début du XXIe siècle, l’industrie pensait fermement le contraire, et ne réfléchissait d’ailleurs qu’en termes de rendement et non d’arômes », avance Christy McFarlane, qui jongle de la com’ au marketing. Sous son impulsion, le single malt garde sa couleur naturelle, n’est pas filtré à froid et, comme à plusieurs reprises dans son histoire, perd son goût tourbé – les malts tourbés, dès la reprise, sont distillés sous étiquette Port Charlotte. La distillerie commence à privilégier l’orge écossaise. Puis, en 2004, s’allie à une ferme de l’île pour cultiver localement la céréale. Bruichladdich, en réalité, ne fait que traiter le whisky comme le produit agricole qu’il a toujours été, les stratégies de luxe déployées par certaines marques ne devraient pas nous égarer. Et l’industrie chope quelques hoquets d’effroi en observant ce chantier.

Révolution dans le single malt

Pourtant, le trait de génie de la facétieuse distillerie réside ailleurs : elle est la première à ne pas vendre la consistance, la constance de sa production, mais à en vanter au contraire les différences et les nuances au fil des embouteillages – qui se bousculent par dizaines dans une confusion totale. En partie par nécessité (de gros trous dans l’inventaire, puisque les alambics fonctionnent au ralenti dans les années 80 et s’éteignent le plus clair des nineties), et finalement pour se démarquer (#yolo). Quelques micro-distilleries écossaises s’avancent aujourd’hui sur ce terrain mais, il y a encore une vingtaine d’années, on appelait l’exorciste quand un producteur de scotch s’y égarait volontairement ! Les mois et les années passant, d’autres fermes rejoignent la distillerie, pour nourrir les bouteilles estampillées « Islay barley » (orge d’Islay). Le public, sans doute plus curieux, plus averti, plus geek que les générations précédentes, plébiscite la démarche. Heureusement.

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Heureusement, car faire pousser l’orge sur Islay n’a rien d’un pique-nique : la terre est lourde, humide, sur certaines parcelles côtières les vents rabattent le sable. Les cerfs boulotent les pousses. Les oies sauvages déciment les cultures – à tel point que les fermiers décident des semis en fonction de leur migration. « En dix ans, la colonie d’oies est passée de 4.000 à 40.000 volatiles, déplore Andrew Jones, qui cultive l’orge de la ferme Coull, face à l’Atlantique. Elles peuvent détruire un champ en un clin d’œil. » Un « fou », Andrew, selon l’expression affectueuse de son copain sur les bancs d’école, le maître distillateur Adam Hannett : « On cherchait quelqu’un pour faire pousser du seigle, il s’est porté volontaire ! Depuis 2017, nous faisons donc vieillir du rye en fûts de chêne américain vierge. »

bruichladdich-ou-la-theorie-du-chaos-dans-le-whisky
Un whisky de seigle, pourquoi pas ? Après tout, la distillerie s’est déjà illustrée en produisant un single malt uber-tourbé, Octomore, en lâchant des éditions limitées distillées jusqu’à 4 fois, en enfermant son whisky phare, le Laddie, dans une bouteille et un étui turquoise, en proposant des exclu e-commerce qui font sauter son site internet sous les assauts du public… « Bruichladdich, c’est le chaos permanent », s’esclaffe Christy McFarlane. Prochain chantier : construire une petite malterie d’ici à 2023 pour malter sur place l’orge cultivée localement.

Une blague sur les vieux : too soon ?

Quand Rémy Cointreau rachète la distillerie en 2012, d’aucuns s’inquiètent de voir la « distillery with an attitude » rentrer dans le rang. Mais le groupe français a l’intelligence de lui lâcher la bride, tout en faisant le ménage dans la gamme. Adam Hannett raconte : « Ils nous ont dit en substance : “On ne connaît rien au whisky, on ne sait pas faire, dites-nous de quoi vous avez besoin.” Je m’attendais à ce qu’ils augmentent la production, freinent sur les expériences. Ce fut l’inverse. De 1,5 million de litres d’alcool pur par an au moment du rachat, on a réduit à 1,1 million, le temps de construire de nouveaux chais pour continuer à faire vieillir le whisky intégralement sur l’île. »
Il y a deux ans, le groupe rachète 30 acres de terres cultivables derrière la distillerie pour y faire pousser son orge. Bon. Rien n’a poussé. Le terrain a rendu les armes sous l’assaut des herbes folles : apparemment, il n’est pas si simple de s’improviser agriculteur. Mais tenter, tester les limites, si possible les repousser, c’est plus qu’une mission pour Bruichladdich, l’agitée du local : une raison d’être. « Il faudra recruter un ingénieur agronome pour s’en occuper et faire la liaison avec les autres fermes qui cultivent pour nous », conclut Christy.

James-Brown
Sur les hauteurs, la ferme Octomore embrasse la lande, les tourbières et l’océan giflés par le vent. Cette terre, c’est la propriété de James Brown (ça ne s’invente pas), « the king of soil », grand échalas aux yeux clairs et au sourire fendant un visage buriné par toute une vie au grand air. Et elle abrite la source qui fournit l’eau à la distillerie. « Autrefois, tous les habitants de Port Charlotte venaient se fournir à cette source, raconte-t-il. Jusque dans les années 50. Et tant qu’on a bu cette eau, tout le monde vivait jusqu’à un âge très avancé au village. Les gens ne tombaient pas malades, tenez, ils ne mouraient pas ! A tel point qu’on était obligés de zigouiller nos vieux à coups de fusil pour s’en débarrasser. [Il se marre, content de son effet.] J’ai raconté cette anecdote lors d’une conférence à Los Angeles : mon dieu, l’assemblée était en état de choc, j’ai cru qu’ils allaient quitter la salle. Ces Américains, ils prennent tout au premier degré… C’est idiot. [Une pause.] Chacun sait qu’on n’a pas besoin d’un fusil pour liquider le troisième âge : il suffit de les pousser sur les rochers depuis la falaise ! » Et il éclate de rire en suivant du regard le cours du ruisseau aux eaux brunes.

illustrations panneau dangerDu bordel au chaos, encore un effort !

Ces mêmes eaux brunes, non retraitées, jaillissent dans la cuve d’empâtage à l’ancienne, ouverte, en fonte. Une antiquité d’origine, construite pour une autre distillerie d’Islay, Bunnahabhain, ouverte la même année. « Mais les travaux étaient plus avancés à Bruichladdich, alors elle fut livrée ici, pouffe Rabbie McEachern, l’alter ego de Christy. Le râteau s’est brisé la deuxième fois qu’on a brassé de la bere barley [une orge ancienne et rustique, ndlr] : trop lourde. » « Quand on a brassé le premier batch de rye, un mash de 55% de seigle et 45% d’orge, on n’a jamais réussi à drainer l’eau, renchérit Adam Hannett. Quel bazar ! » Le bazar, aka bordel, n’est jamais que la première marche vers le chaos. Encore un effort !


Dans les chais, les fûts des plus grands châteaux français se frottent aux barils de bourbon, aux butts de xérès, aux pipes de porto – ah, quand le porto blanc lèche le whisky d’Islay… Depuis ses débuts, Bruichladdich enfûte brut d’alambic, à 69%, au lieu des 63,5 traditionnels en Ecosse. Une mesure d’économie au départ, pas les moyens d’acheter la futaille nécessaire. « Je ne vois pas l’intérêt de faire vieillir de l’eau, répète Adam Hannett, comme avant lui son prédécesseur l’illustre Jim McEwan. Et puis, on ne cherche pas à extraire les sucres du bois qui se dégagent autour de 60% d’alcool. » Après assemblage, les single malts sont réentonnés dans de vieux fûts pendant six mois – « on n’a pas de foudres ! » – le temps de marier les arômes. Puis réduits à 50% minimum et embouteillés. Si tout va bien, un nouveau Port Charlotte « un peu spécial » arrivera sous peu, pas avant septembre en France. Le nouveau Black Art également. Puis une série d’Octomore. Il nous faudra bien ça. D’ici là, on aura appris à vivre avec le chaos et, qui sait, à l’apprivoiser peut-être.

Par Christine Lambert

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