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Si Ralph Erenzo n’avait pas hérité des pires voisins du monde, il n’aurait pas créé à New York la distillerie Tuthilltown, qui fabrique les whiskeys Hudson. Le plus magistral “F***k you !” jamais lancé à ses riverains.

 

Toute une vie dédiée à l’escalade, cela vous apprend forcément à contourner les obstacles et à chercher patiemment les appuis. Quand en 2001 Ralph Erenzo acquiert une quinzaine d’hectares en bord de rivière à Gardiner, dans l’Hudson Valley (Etat de New York), au cœur d’une nature époustouflante de beauté, c’est pour y installer un camp de varappe. A moins de deux heures de route de New York City, la région accueille à l’année un million de touristes, et le Shawangunk Ridge tout proche – les “Gunks”, disent les pros –, un spot de grimpe très prisé dans la chaîne des Appalaches, fait le plein tous les week-ends. Ce grimpeur professionnel revend donc les murs d’escalade qu’il possède à Manhattan avec l’intention de se mettre au vert sans renoncer à sa passion. Opération retraite peaceful. C’était compter sans les voisins.

Tu te souviens de ta dernière chouille qui a mal tourné, les flics dépêchés pour te faire baisser la musique de douze crans avant dépôt de plainte ? Eh bien, multiplie par pi au carré pour avoir une idée de l’ambiance à Gardiner. Des grimpeurs ? “Not in my backyard !”, éructent les riverains. Non à ces hordes de chevelus en shorts qui vont se piquer la ruche tous les soirs et beugler comme des putois en rut jusqu’à pas d’heure en finissant plus défoncées qu’un terrain de manœuvre ! “Une voisine s’est inquiétée qu’avec les risques d’accidents elle risquait de voir passer les cadavres flottant dans la rivière juste sous ses fenêtres”, s’amuse Ralph Erenzo, la soixantaine tardive aujourd’hui, sourire en coin et mirettes qui frétillent derrière les binocles.

Le maire lui accorde néanmoins l’autorisation de lancer son activité. Erenzo 1-Voisins 0. Qu’à cela ne tienne, les locaux traînent la municipalité en justice. Je te la fais courte, mais le juge ne tranche pas, à charge pour Erenzo de représenter le dossier. “J’avais perdu du temps, beaucoup d’argent, et il aurait encore fallu payer un avocat jusqu’à on ne savait quand…” Le grimpeur jette l’éponge, revend une partie du terrain pour éponger les frais. Que faire ? Question brûlante. “Il me restait quelques hectares avec un bout de rivière protégée, plantés de deux maisons et deux bâtiments, dont une meunerie tenue par une communauté hassidique qui fabriquait des farines casher – ils m’avaient demandé l’autorisation de rester, je n’y avais vu aucun inconvénient.” Se lancer dans la boulangerie ? Hum. Cela risquait d’attirer les miches et les bâtards, les voisins se seraient plaints.

Erenzo commence à étudier les activités de la région : beaucoup de vignobles et d’établissements vinicoles – trop, dit-il –, quelques brasseries, des terres agricoles. Tiens, pas de distillerie dans l’Hudson Valley. A bien y regarder, nulle distillerie n’a survécu dans l’Etat de New York depuis la Prohibition. Et pour cause : il faut débourser 65.000 dollars (57.000 euros) pour s’offrir une licence de distillation et simplement s’inviter à la table de poker, avant même d’acquérir l’équipement, les chais, les fûts, les matières premières… Mais notre entêté bonhomme découvre qu’une modification récente de la loi, passée inaperçue, autorise la micro-distillation moyennant un permis valable trois ans et coûtant 1.500 dollars (1.300 euros) seulement. Whiskey ? Whiskey. Allons annoncer la bonne nouvelle aux voisins.

A Gardiner, levée de boucliers générale, hallebardes en renfort, le breuvage de Satan ne passera pas par l’Hudson Valley ! Mais cette fois, Erenzo a la loi dans la poche : d’après le zonage territorial, il s’est établi dans une région agricole. Toutes les activités relevant de cette définition ont donc légalement le droit de s’y développer, et il se trouve que la distillation est une production agricole. Le mouvement nimby débouté se casse le museau et rentre dans sa niche en méditant ce cas majeur de justice poétique : tu voulais éviter les grimpeurs imbibés et tu te retrouves avec des alambics sous tes fenêtres. Amen.

En 2005, Tuthilltown, la première distillerie new-yorkaise depuis la Prohibition, sort de terre, début de la success-story des whiskeys Hudson, et pierre angulaire d’un bouleversement total de l’industrie de la gnôle dans l’Etat – plus de 120 distilleries aujourd’hui, à peine quinze ans plus tard. La suite de cette histoire, tu pourras la lire bientôt dans Whisky Magazine version papier. Oh, et la prochaine fois que les voisins te demandent de baisser le son, tu sais ce qu’il te reste à faire.

Par Christine Lambert

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