Opération sous-marin pour s’instruire sur la façon dont les équipes de La Maison du Whisky sélectionnent les whiskies embouteillés dans la gamme 20 Rue d’Anjou. Spoiler : en goûtant des fûts. Plein de fûts. Plein, plein, plein de fûts.
“Le premier, je lui trouve une bouche fuyante”, lâche Jean-Marc, penché sur deux Bunnahabhain non tourbés. Ah. C’est quoi une bouche qui fuit ? “Ben normalement, une bouche fait comme ça [il dessine une courbe ascendante de la main], mais là [plongeon de la dextre]… et tu te retrouves tout seul sur la plage. C’est pas désagréable, loin de là, mais t’aimerais bien qu’une vague te lèche les pieds.”Pour l’heure, la mer est loin, nous sommes au nord de l’Ecosse, à Edradour, par une aube fraîche de mars dont on ne verra pas les couleurs, enfermés dans les chais de Signatory Vintage. Les anges roupillent encore, les ailes un peu chiffon, indifférents aux considérations techniques entourant l’étanchéité buccale des single malts d’Islay. Et on se gèle méchamment les meules dans l’humidité ambiante. Pourtant, avouez-le, vous rêvez d’être à ma place, à goûter les fûts d’une des plus importantes maisons de négoce de whisky du Royaume uni.
J’accompagne les équipes de la boutique de La Maison du whisky, près de la Madeleine à Paris, venues sélectionner les fûts qui seront embouteillés dans la collection 20 Rue d’Anjou, encadrées par les piliers de la taule, Jean-Marc Bellier et Salvatore Mannino, deux des plus fins dégustateurs en France. La mission : choisir des jus de moins de 12 ans qui seront commercialisés à des prix attractifs. 12 ans… Le plus jeune whisky dans les gammes officielles il y a encore une demi-douzaine d’années ; le point de départ des vieux whiskies aujourd’hui. On a vraiment changé de paradigme. “Tu sais,relativise Salvatore, au début du XXe siècle, les scotches de 3 ans inscrivaient la mention Old sur l’étiquette et, à partir de 8 ans, Very Old.”
Strathmill 2009 (hogshead avec staves de chêne neuf). Blair Atholl 2013. Ben Nevis 2008. Mortlach 2008. Un autre Mortlach 2008. Un troisième. Dailuaine 2008. “Ça pourrait être intéressant de goûter un Linkwood”, suggère Jean-Marc. Mais grave ! Les prix ont tellement flambé qu’il faut taquiner les jeunots. “C’est vrai pour nous aussi,remarque Des McCagherty, le n°2 de Signatory Vintage, en plongeant le valinch dans la panse d’un fût de Linkwood. L’approvisionnement a commencé à se tendre à partir de 2005. On trouve toujours facilement des millésimes 2005 et plus jeunes, mais se procurer des whiskies plus âgés est devenu TRES compliqué. Et TRES cher. On achète ce qu’on peut, surtout entre 3 et 12 ans, un peu de new make également.” Oui, les Ecossais savent parler en majuscules.
Glen Garioch 2012, “pas la 8emerveille du monde”, observe Salvatore. Evidemment, à moins de 12 ans et à prix raisonnables, on ne rincera pas les fûts des distilleries stars, sur lesquels il est devenu si difficile de poser la main : point de Laphroaig, Ardbeg, Macallan… “Si, si, du Macallan et du Highland Park, Edrington nous en vend toujours, mais on n’a pas le droit de citer la marque,précise Des. On achète du Unnamed Speyside et du Unnamed Orkney, et ils les tea-spoon.”Le tea-spooning consiste à ajouter une cuillérée à thé (“tea spoon” en anglais, la même chose qu’une cuillère à café chez les buveurs de Lipton) d’un malt d’une distillerie dans les fûts d’une autre distillerie, afin de lui faire perdre sa qualité de single malt et au passage son nom (ainsi qu’une grande partie de sa valeur). L’opération est aujourd’hui le plus souvent virtuelle, et s’accompagne parfois d’un changement de nom. Ainsi, Laphroaig devient par exemple Williamson et Glenmorangie, Westport une fois tea-spoonés.
“Je commence à monter en puissance. Mais il me faut 20 verres,s’esclaffe Jean-Marc une fois affûté devant 3 Glencairn. Bon, il ne faut pas se leurrer : aucun des trois n’a de finale.”Next ! Orkney 2006 (sherry butt refill), justement, magnifique. Miltonduff 2009 : “On va pouvoir faire une omelette”,s’amuse Salvatore, parti pour scorer très haut sur l’échelle Carambar. Bunny 2014 : “J’en goûterais bien un autre”, réclame Jean-Marc. “Je vais te laisser en goûter un autre si tu me dis que celui-ci est bon !”,tranche Des. Manochmore 2007. Teaninich 2008 : “Ah, on tient quelque chose”,sourit toute l’équipe. Pas les noms les plus vendeurs, tout ça… “Moi mon objectif c’est de trouver des bons fûts, que ce soit Mortlach ou Manochmore, Inchgower ou Laphroaig,tranche Jean-Marc. Et aujourd’hui, c’est dans les distilleries secondaires qu’on peut trouver des choses intéressantes, parfois exceptionnelles. Les gros n’ont plus rien, et ce qu’ils ont, ils le gardent.”
Caol Ila 2006 et 2011 : yeah, baby ! “Et à la fin, c’est toujours la tourbe qui gagne”, résume Salvatore. Est-ce qu’il arrive que des distilleries souhaitent racheter leurs propres jus ? “Oh oui,répond Des. Mais dans ce cas, on ne les revend pas : on les échange contre d’autres whiskies. L’argent n’a pas d’intérêt : c’est le stock qui gagne en valeur.”
Bilan de la journée hautement satisfaisant : 51 whiskies goûtés, 40 échantillonnés, 8 retenus dont 4 seulement seront embouteillés, un Ecossais qui vous lâche que l’argent n’a pas d’intérêt, une distillerie visitée (Edradour), un sandwich veg’ gobé sur le pouce. Il est temps de filer vers l’aéroport. Eh merde, c’est Jean-Marc qui conduit.
Par Christine Lambert
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