Hausse des droits de douane, incertitudes logistiques, inflation mondiale… Les exportations de vins et spiritueux français vers les États-Unis traversent une zone de turbulences. Pour Nathalie Spielmann, professeure à Neoma Business School et experte du comportement des consommateurs, cette crise commerciale pourrait bien devenir une opportunité pour repenser les modèles de valorisation, d’identité régionale et de diversification des marchés. Entretien lucide et sans langue de bois.
Quels ont été les précédents épisodes de tensions commerciales entre les États-Unis et l’Europe, notamment sur les spiritueux ?
Les droits de douane imposés par l’administration Trump en 2019 s’inscrivaient dans un contexte de conflit commercial entre Airbus et Boeing. À l’époque, les spiritueux avaient relativement été épargnés, au contraire des vins tranquilles sous les 14 % d’alcool. Or, la législation permet une certaine souplesse sur l’étiquetage du taux d’alcool, ce qui a permis à de nombreux importateurs d’ajuster les mentions pour contourner les taxes. Un chercheur américain, Karl Storchmann, a d’ailleurs démontré que le volume des vins déclarés à 14,1 % avait explosé pendant cette période. L’impact fut donc significatif, mais surtout sur le vin.
Et aujourd’hui ? Quelle est la nature des nouveaux droits de douane ?
Ce qui est en train de se mettre en place aujourd’hui est bien plus flou et inquiétant. Il ne s’agit plus d’un conflit commercial ponctuel, mais d’une logique de repli économique global, nourrie par un discours de protection de l’industrie américaine. Pourtant, cette stratégie est difficilement tenable : la Californie ne peut pas, à elle seule, couvrir la demande nationale en vin. Résultat : une hausse mécanique des prix, sans gain réel pour le consommateur américain.
Quels sont les effets concrets pour les producteurs européens ?
L’incertitude est l’un des plus gros freins. Qui peut anticiper les taxes applicables à l’arrivée d’un produit expédié des semaines à l’avance ? Cela désorganise totalement la chaîne logistique. Et contrairement à 2019, les spiritueux sont cette fois directement concernés. Dans un contexte déjà tendu — guerre en Ukraine, inflation, sécheresse au canal de Panama —, cela vient renforcer l’aversion au risque chez les importateurs comme chez les consommateurs.
Cela affecte-t-il également les comportements d’achat ?
Absolument. L’alcool, bien qu’il fasse partie de la culture, reste un produit de plaisir, non essentiel. En période d’incertitude économique, les consommateurs réduisent ou reportent ce type de dépenses. Or, les grandes catégories comme les whiskys ou cognacs haut de gamme dépendent beaucoup des achats cadeaux, des fêtes calendaires… Heureusement, elles peuvent encore s’adapter avec des campagnes marketing saisonnières. En revanche, pour les spiritueux de type « mixer », très liés aux moments de convivialité estivale ou à la consommation hors-domicile, l’impact est plus brutal.
Peut-on déjà mesurer l’impact de ces mesures ?
Pas encore précisément. Mais on sait qu’en 2019, les pertes sur les exportations françaises de vin vers les États-Unis avaient approché les 200 millions d’euros. Aujourd’hui, il est probable que des catégories entières — notamment les spiritueux premium — soient freinées. D’autant plus que le marché mondial de l’alcool est en mutation, avec une baisse structurelle de la consommation, un lobbying anti-alcool actif, et l’émergence de boissons fonctionnelles et low/no alcohol.
Ce contexte peut-il néanmoins profiter aux producteurs français ?
Oui, à condition de bien positionner leur offre. La redécouverte des terroirs français et de leurs alcools est une piste prometteuse. On le voit avec le succès récent du ratafia de Champagne, revisité en produit chic et moderne grâce à des rituels de service inventifs. Ce genre de « rebranding » territorial peut aussi s’appliquer au cognac, à l’armagnac ou encore au whisky breton, à condition d’avoir un marketing structuré et identitaire.
Quels leviers les filières françaises peuvent-elles activer ?
Le modèle des marques collectives, comme celui du champagne, est exemplaire. Il repose sur une triple exigence : un produit de qualité ancré dans un terroir, un savoir-faire difficilement reproductible, et une solidarité entre concurrents pour parler d’une même voix. En Champagne, les grandes maisons ne se dénigrent jamais publiquement : elles savent que la valeur de leur nom collectif bénéficie à chacune d’elles. C’est un modèle que pourraient suivre les whiskys bretons ou alsaciens, en valorisant leurs différences régionales plutôt que de se fondre dans une étiquette générique, qui risquerait de diluer les identités.
Et à l’échelle européenne ?
L’Union européenne dispose d’une vraie culture du terroir et d’un système d’indications géographiques très structuré. Sans tomber dans une logique de guerre commerciale, elle peut répondre à ces tensions par une stratégie de valorisation des produits locaux, en phase avec les attentes des consommateurs pour plus d’authenticité, de durabilité et de traçabilité.
Pour conclure, cette crise est-elle une menace ou une opportunité ?
C’est une opportunité cachée. Une crise bouscule, oblige à repenser ses modèles. Cela peut être le bon moment pour explorer d’autres marchés — l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine —, pour imaginer de nouveaux usages (cocktails, pairings, formats innovants), ou encore pour nouer des partenariats inédits via du co-branding. Mais cela suppose aussi une vraie prise de conscience : arrêter de tout miser sur un seul marché et penser global, intelligent, résilient. Le président Trump ne doit pas dicter la stratégie mondiale des producteurs.
« Une crise bouscule, oblige à repenser ses modèles. Cela peut être le bon moment pour explorer d’autres marchés«