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Ce séjour en Martinique entre l’Habitation Saint-Etienne et la Distillerie du Simon, je ne l’oublierai jamais. Un condensé de temps où l’histoire du rhum entre en collision avec l’épidémie de coronavirus et nous laisse dans la tension de l’actualité et sous le charme de deux nouveautés qui devaient sortir début avril. Du coup, et si on s’organisait une dégustation à distance raisonnable en pratiquant les gestes barrières ? Lavez-vous bien les mains et suivez-moi (de loin). C’est parti.

 

Sur ce, tout est allé très vite. L’actualité nous rattrapait, l’histoire n’allait pas tarder à se dérober tel un tapis sèchement tiré sous nos pieds. Pour l’heure, sous un crachin tiède, les camions déchargent les tronçons de canne à sucre devant la Distillerie du Simon, sur la côte Atlantique de la Martinique. La récolte a commencé en janvier, se poursuivra jusqu’à fin juin, comme chaque campagne. Cela fait partie des certitudes, immuables – parce que, à ce moment précis, on possède encore quelques repères qui semblent fixes. On se leurre, on ne le sait pas encore.

A l’entrée, le broyeur avale goulument les tiges pour les déchiqueter et en presser le jus dans un grondement de mécanique. Oui, les distilleries grondent. Elles fument, elles grincent, elles rouscaillent, elles vrombissent. Elles toussent, mais on leur pardonne. 550 t de cannes par jour pour nourrir la gueule de métal de celle-ci, pas le moment de lui compter les dents. Plus loin sous les toits de tôle, les colonnes de distillation pratiquent la distanciation sociale et crachent, chacune dans son coin, un distillat à 75% d’alcool en moyenne. Que se répartiront les marques de rhum HSE et Clément pour l’essentiel.

Mais ce matin-là, bien avant que les distilleries, petites et grandes, se mobilisent partout à travers le monde (lire ici), la mairie du François, la commune voisine, et la pharmacie du coin sont venues présenter une requête inhabituelle : pouvaient-elle récupérer quelque 400 l de brut d’alambic pour fabriquer à toute vapeur le gel hydro-alcoolique dont l’île manquait ? Demain, vous comprenez, on vote, jour d’élections municipales.

Cela fait déjà quelques jours que tout le monde se lave compulsivement les mains 12 fois par heure, dans un geste long partout identique. Mais, dans la distillerie, le geste barrière devient un plaisir jouissif quand on plonge les paumes avec délice dans l’alcool de canne fraîchement coulé. Si l’antiseptique avait ce parfum, on le vendrait chez les cavistes, pas en pharmacie. De toute façon, plus personne ne se touche, on a cessé de se serrer la main. Le soir, le Premier ministre annonce la fermeture de la plupart des lieux publics, des bars et restaurants. Stade 3.

La route lézarde sur les crêtes pour s’affaler au Gros-Morne. Demain est un autre jour, corona ou pas, et on le passe dans les splendides jardins de l’Habitation Saint-Etienne, dans les chais aux arcades de pierre ouvertes aux vents. Ça, ce sera une autre histoire, on se la racontera bientôt, promis. Je crois qu’on a le temps.

Sébastien Dormoy, le directeur de la production, rentré de Métropole la veille, est resté chez lui en auto-quarantaine. Fini de rire. Faudra-t-il stopper net la récolte de canne ? Quelles mesures d’éloignement prendre dans la distillerie ? Et d’abord, le plus urgent, fermer l’Habitation et la boutique au public. On sent l’inquiétude, mais l’idée même de catastrophe revêt une autre dimension dans une île qui a perdu, en 1902, plus de 30.000 de ses habitants (1/5ede sa population à l’époque) dans l’éruption de la Montagne Pelée et a connu l’anéantissement de son industrie sucrière en plusieurs actes, le dernier après la Seconde Guerre mondiale. Alors haut les cœurs, il nous restera toujours le rhum, et le chant des oiseaux.

Retour au Gros-Morne, devant une verticale d’HSE. Cyrille Lawson, le directeur commercial – un intitulé qui ne dit rien de ses compétences techniques très au-dessus du lot –, fait mine de se laver les mains fraîchement savonnées au rhum blanc à 55%. Déclenchant les rires sans se leurrer sur l’effet antiseptique. On regoûte les classiques de la marque, puis les finishes, enfin les bruts de fût 2007, chêne français et chêne américain. Un sensuel suspense qui nous mène par le bout de la langue jusqu’aux deux nouveautés : les “Cask Finish” en fûts de whisky Rozelieures et Kilchoman. Yeah, baby, 24h avant le confinement, mais ça, on l’ignorait encore.

“Ecoutez les oiseaux.” Les piafs lâchent des trilles stridulants et José Hayot, qui dirige le groupe à la tête d’HSE et de la distillerie du Simon, insiste : “Chut. Ecoutez les oiseaux, c’est incroyable.” Les harmonies volatiles couvrent le murmure du rhum, mais ce bougre est bavard à bas bruit. Restez là où vous êtes, respectez la distance, et écoutez les arômes de ces deux nectars de canne qui se sont roulés dans les fûts de whisky lorrain et écossais.

 

Le Finish Rozelieures (un mélange de fûts du Subtil Collection et du Fumé Collection, pour les geeks du whisky), très rond, bien gras, s’échappe sur les fruits (coing), les noisettes, avec une trame beurrée, de la céréale torréfiée effleurée d’une note fumée. Le rhum roule une pelle au single malt dans une étreinte gourmande et sensuelle, faisant fi des mesures d’éloignement.

Le Finish Kilchoman raconte une toute autre échappée. C’est que ce whisky-là, très tourbé, nous vient de l’île d’Islay : pas vraiment la famille aromatique habituelle du spiritueux de canne. Risqué. Mais chez HSE, on ne sort pas des sentiers battus par posture ; on le fait par réflexe de survie, parce que pour avancer et rester droit on doit parfois emprunter les lignes de fuite. Et là… Ô magie, ô joie, rhum et whisky se font la courte échelle, dansent ensemble sur le fil, dans les fruits tropicaux enveloppés de fumée, les volutes de tabac, les éclats de chocolat, la langueur du moka. Interminable. Bien sûr, vous allez vous jeter dessus dès sa sortie. Bientôt… On ne sait plus trop quand exactement, les certitudes vacillent voyez-vous.

Le président vient d’annoncer les mesures de confinement, alors que le rhum nous caresse encore le palais, amortissant le choc. Quinze jours pour commencer, on sent venir les prolongations, une éternité. Et l’éternité, c’est long, comme disait l’autre, surtout vers la fin. Mais patience. Car, quand vous les goûterez, ces 2 merveilles de “Cask Finish” auront le goût de la liberté. Et, je peux vous le promettre, vous entendrez le chant des oiseaux en ouvrant la bouteille.

 

Par Christine Lambert

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