Elle était l’un des outsiders en la matière, et pourtant, la Thaïlande tire de plus en plus son épingle du jeu. Il y a encore peu, le pays passait complètement inaperçu sur la mappemonde du rhum mais, en l’espace de trente ans, la donne a changé. À la faveur d’un boom économique sans précédent, le pays du sourire s’est placé parmi les leaders des producteurs de canne à sucre.
Le soleil est à son zénith ! Dans le ciel, un disque immobile incandescent est comme suspendu à la verticale de l’autoroute qui nous conduit à la distillerie Sangsom. Autour de nous, des dizaines de scooters zigzaguent entre les autobus et les camions de chantiers, lancés à toute berzingue sur le cordon brûlant de l’asphalte. Les véhicules foncent, se doublent, se croisent, se frôlent. Ici la vitesse apparaît comme une obligation, la sécurité une option. Depuis Bangkok, deux heures se sont écoulées. Le taxi finit par ralentir et sortir de l’autoroute. Traversant un hameau, il s’avance le long d’une allée avant qu’un frêle agent de la sécurité, tout sourire, soulève les barrières de ses bras menus. Une pancarte en alphasyllabaire, le système d’écriture thaïlandais, accueille le visiteur.
Bienvenue à Sangson, dans la province de Nakhon Pathom, à l’ouest de la Thaïlande. La capitale éponyme de la région connue pour abriter l’une des plus grands édifices de la religion bouddhiste au monde, un stupa. Connaître la Thaïlande, c’est connaître la richesse paradisiaque de sa géographie, c’est envier ce peuple qui accroche un sourire au visage quelles que soient les circonstances. Au-delà de sa culture culinaire, connaître la Thaïlande, c’est aussi apprécier sa culture rhumière qui date de la moitié du XXe siècle.
La Thaïlande, l’autre pays du sucre
Derrière le Brésil et l’Inde, la Thaïlande est le principal producteur de sucre au monde. On compte près de 400 000 agriculteurs qui produisent 50 millions de tonnes de canne répartie un peu partout sur le territoire. Si la culture de la canne à sucre date du XIVe siècle, en Thaïlande, c’est dans les années 1930 que l’industrie publique met en place une vraie politique industrielle, relayée ensuite par le secteur privé qui développe considérablement l’export. Aujourd’hui, c’est entre 60 et 70 % de la production annuelle qui part sur les marchés internationaux. Les portes latérales du taxi s’ouvrent enfin devant l’entrée majestueuse de la distillerie Sangsom. Il fait 35 °C, on ajuste le bob et c’est parti pour la visite de l’une des plus importantes distilleries d’Asie, une ville dans ville. Bâtie en 1977, SangSom est incontournable sur le marché thaïlandais. Les vingt-huit alambics à colonnes du site produisent quelque 30 millions de litres par an, un poumon éthylique qui façonne entre autres les rhums de mélasse pour la majorité des marques de très très grande consommation du pays. Les profils n’ont rien de bien passionnants mais permettent certainement à plus d’un Thaïlandais de passer de bonnes soirées. À l’instar de Sangsom, le rhum maison, quelque 70 millions de litres consommés chaque année. Deux autres marques “maison” composent le portfolio de la distillerie, Hong Thong, un rhum ambré lui aussi ultra-populaire avec près de 25 millions de caisses englouties chaque année, et Ruang Khao, un rhum blanc qui s’écoule à 10 millions de caisses par an. Ces marques se fondent dans la culture thaïlandaise et chaque bar ou troquet du pays proposent forcément l’une ou l’autre des marques.
L’élite du rhum “made in Thaïlande”
Kawesil Buranasompop, qui aime autant qu’on l’appelle Vee, et on le remercie, nous guide à travers les différents quartiers du site. Débonnaire au regard malicieux, le directeur du site nous rappelle à quel point la rivière Taï Chi, qui coule le long des murs de la distillerie, est vitale pour une distillerie de cette ampleur. Un dispositif technologique permet d’ailleurs depuis un an de recycler 100 % des effluents et de préserver ainsi l’écosystème aquatique utilisé par les colonnes. Celles-ci produisent une base commune pour les différentes marques qui sera par la suite réduite, stockée, puis embouteillée pour les uns, ou réduite puis enfûtée pour les autres. C’est le cas de Phraya, considérée, à juste titre, comme la référence premium de la distillerie. Quelque 300 000 fûts sont ainsi mis de côté dans ces gigantesques chais répartis sur deux sites, en majorité des fûts américains qui confèrent cette tonalité si gourmande à la gamme des rhums Phraya. Le groupe Thaï Bev, la compagnie titanesque propriétaire des lieux, possède par ailleurs les murs d’une tonnellerie, la Thaï Cooperage où quelque 30 000 fûts sont montés par an, notamment pour les besoins de Phraya.
Élargir la gamme
Dans la salle de dégustation de la distillerie, on découvre alors le dernier-né de la gamme, Phraya 8 ans. Fraîchement sortie sur le marché domestique, la référence s’apprête à arriver sur les étages de nos cavistes. En bouche, on retrouve l’ADN de la marque, toujours cette onctueuse touche de noix de coco, de vanille et de chocolat blanc. La finale est sur le caramel et le biscuit coco.
Un délice d’équilibre qui se laisse dompter sans difficulté. Le temps tourne, le temps de saluer les ouvriers qui nous accueillent avec tant de bienveillance, le regard curieux, amusé et le sourire sincère, les portes du taxi s’ouvrent à nouveau. Un peu plus bas, la rivière Taï Chi qui prend sa source en Chine poursuit sa route vers le sud à vive allure.
À la surface, les pirogues “long tail” font tournoyer les arbres à hélices en pétaradant au-dessus des nénuphars. Des marchés flottants s’improvisent au gré du courant, stoppant leurs courses le long des terrasses des restaurants. La distillerie, elle, referme ses portes et, comme sur la rivière, petit à petit la vie reprend son cours.
Chalong Bay, sommet franco-thaï
Bien plus au sud du pays, à 850 kilomètres de là, un couple de Français s’est lancé en 2012 dans le pari dingue de mixer le savoir-faire hexagonal et la canne à sucre thaïlandaise. L’idée est de prendre exemple sur les distilleries de tradition française des Antilles qui travaillent à partir du pur jus de canne, il a fallu pour cela se faire importer un alambic armagnacais. Projet conscient, l’engagement éthique et écologique se traduit entre autres par le soutien des cueilleurs de cannes locaux. Le résultat ? Un rhum artisanal aux saveurs intenses de canne fraîche. Malgré les défis, notamment la pandémie qui a ralenti sa production, Chalong Bay s’impose aujourd’hui comme une référence, exportant son rhum dans dix-huit pays et développant d’autres catégories de spiritueux comme le gin Saneha. La marque encore intimiste se fraye un chemin vers la gloire. En dégustation, les tons vifs et fruités (coco, citron vert) en bouche laissent une note longue et soyeuse sur le litchi. Dépaysement garanti !
Shakara 12 ans, terroir thaï
Les passions communes de La Maison du Whisky et de la société italienne Velier continuent également d’alimenter les carnets roses des spiritueux. J’en veux pour preuve ce succulent Shakara 12 ans apparu il y a peu en France. Vieilli intégralement sous climat tropical en ex-fûts de bourbon, il bénéficie de températures élevées et d’un fort taux d’humidité.
Issu de la mélasse locale, ce rhum se distingue par son nez capiteux aux notes de fruits secs et de miel, une bouche vive mêlant sucre de canne, fruits exotiques et caramel, et une finale longue et florale. Shakara se glisse dans la catégorie des spiritueux qu’il faut avoir goûtée dans sa vie pour prendre la mesure des effets du climat tropical pendant le vieillissement. Des températures de 27 °C en moyenne toute l’année combinées à un taux d’humidité compris entre 60 et 80 % confèrent à ce rhum une délicate une douceur et une gourmandise exotique. Un rhum facile, sans complexe, qui trouve déjà son public. Un rhum distillé au-delà des frontières traditionnelles, que les amateurs de gourmandises exotiques bien équilibrées ne manqueront pas de repousser.
Extrait du WHISKY MAGAZINE N°92