Parce que la demande explose, Chichibu n’a pas eu d’autre choix que de sétendre avec une nouvelle distillerie. Avec Stefan van Eycken, poussez la porte du nouveau domaine Chichibu, né dans l’espri d’Ichiro il y a déjà cinq ans.
Le whisky japonais connaît en général une forte demande, et le malt d’Ichiro ne déroge pas à la règle. C’est une vogue aux conséquences parfois excessives, en témoigne l’émeute qui a éclaté début mai dans l’enceinte de l’International Bar Show de Tokyo, dès le matin de l’inauguration de la manifestation, et qui a mis aux prises des types payés par un groupement d’acheteurs pour occuper le terrain à l’avance et les véritables amateurs qui espéraient se procurer l’un des cent flacons de Chichibu single cask proposés pour l’événement. Il fallut faire appel à la police et la vente prévue pour la deuxième journée fut annulée.
Il n’est pas exagéré de dire que la demande dépasse très largement l’offre. Cependant, Ichiro est de ceux qui conservent toujours une longueur d’avance. Son sens de l’anticipation est tel qu’il a déjà remédié à cette situation, de la seule façon possible : en produisant davantage… dans une seconde distillerie flambant neuve. « Les capacités de production de la distillerie Chichibu, explique-t-il, sont si faibles que même en travaillant en deux huit, nous ne produisons que 320 lap (litres d’alcool pur) environ par jour, ce qui représente un peu plus de deux fûts. C’est pourquoi j’ai eu l’idée il y a 5 ans déjà de construire une deuxième distillerie. »Deux ans plus tard, il s’est attelé sérieusement à la question en reprenant contact avec la chaudronnerie Forsyth’s, le fournisseur des équipements de son premier établissement.
Contrairement à Suntory, Nikka et même Hombo Shuzo, qui ont construit leurs secondes distilleries dans des environnements très différents de ceux de leurs premiers établissements, Ichiro souhaitait rester à Chichibu, sa ville natale. « Il n’a pas été facile de trouver le terrain, explique-t-il. Je me suis rendu sur de nombreux sites, mais aucun d’entre eux ne convenait. » Celui qu’il a finalement déniché se trouve à un jet de pierre de sa première distillerie ‒ et ce n’est pas une figure de style ‒ à deux minutes en voiture. « Le site occupe une parcelle louée à bail par un fabriquant local de pièces pour l’industrie automobile, précise-t-il. Le président de cette entreprise adore le whisky. En fait, il est propriétaire d’un fût personnel qui est entreposé dans la distillerie Chichibu, de sorte que nous sommes parvenus à un accord pour reprendre à bail les 15 000 m2 de terrain inutilisé jouxtant son usine. »
Un an de travaux
Les travaux de construction ont commencé en avril 2017 ; ils étaient pratiquement achevés à peine un an plus tard. Lors de notre visite, le matériel était encore recouvert de bâches bleues et une demi-douzaine d’ouvriers du bâtiment se prélassait dans le bâtiment principal, mais un réel enthousiasme était perceptible dans l’attente de l’inauguration. Manifestement, Ichiro est fier de son nouveau nid : « Je pense que nous devrions être prêts à faire nos premiers essais de production en juin, et démarrer notre première saison de production après la pause estivale. »
En dépit de la curiosité d’esprit qui l’anime, Ichiro est convaincu que rien ne justifie de faire varier tous les paramètres : un certain nombre de caractéristiques de la distillerie Chichibu se retrouvent par conséquent à l’identique dans la nouvelle. Ce qui est sensiblement différent, ce sont les dimensions. « La nouvelle distillerie étant cinq fois plus grande que la première, le volume de production annuel envisagé s’élève à 240 000 lap, et ce avec une seule équipe, comme nous prévoyons de le faire pendant les deux premières années », précise-t-il.
Deux tonnes d’orge maltée ‒ principalement non tourbée, avec quelques semaines de distillation d’orge tourbée avant la saison des travaux d’entretien ‒ seront traitées par cuvée. Un concasseur quatre rouleaux Alan Ruddock dernier cri est prêt à être mis en service. L’eau de production sera identique à celle de la distillerieChichibu. La cuve-matière en inox, dotée d’un couvercle en cuivre, est cependant très différente. Avec cette nouvelle cuve semi-filtrante, l’empâtage n’est plus remué à la main comme dans la première distillerie, mais cette phase de la production n’en demeurera pas moins étroitement contrôlée. À une question portant sur la présence du long hublot vertical ouvert sur le flanc de la cuve-matière, Ichiro répond : « C’est une de mes demandes, parce que je veux pouvoir surveiller le lit de céréales et la filtration. » Obsessionnel, me direz-vous ? Probablement.
Des cuves en chêne français
S’agissant de la fermentation, Ichiro s’en tient à des cuves en bois, mais avec une pointe d’originalité.« Je souhaitais utiliser du chêne japonais, comme à la distillerie Chichibu, mais il est extrêmement difficile de se procurer des douelles de chêne mizunara de cette dimension. J’ai par conséquent opté pour du chêne français. Je suis allé voir à plusieurs reprises la tonnellerie Taransaud, non loin de Cognac. Elle fabrique de cuves en bois d’excellente qualité. Je leur ai donc commandé les cuves de fermentation de la nouvelle distillerie. » Cinq cuves de fermentation (150 hectolitres de capacité, mais remplies de 100 hectolitres de moût) sont installées à l’heure actuelle, mais il reste de la place pour en accueillir d’autres. « Lorsque nous fonctionnerons en deux huit, poursuit-il, nous en rajouterons trois. » Pour ce qui est de la levure, Ichiro s’en tient également à sa souche maison. « J’aimerais pouvoir comparer pour commencer le distillat de la nouvelle distillerie avec celui de Chichibu : nous allons donc utiliser au début la même levure,sachant que rien ne nous empêchera d’en changer si nous estimons que cela pourrait être profitable. »
La salle des alambics laisse une impression de déjà-vu. Si la capacité des alambics est bien entendu de loin supérieure (respectivement 100 et 65 hectolitres), ils ressemblent étrangement à ceux de Chichibu. « Leur silhouette est identique, sourit Ichiro, et même l’angle du col de cygne (plus précisément, 12° d’inclinaison vers le bas). » Mais il ne faut pas se fier aux apparences. À la différence de Chichibu, qui pratique la chauffe indirecte des alambics, le wash still comme le spirit still[alambic de première distillation et alambic de seconde distillation] de la nouvelle distillerie sont à chauffe directe. « C’est un procédé des plus traditionnels, indique Ichiro, et je soupçonne qu’il aura l’impact le plus fort sur le caractère du distillat. Je m’attends à une eau-de-vie plus robuste, plus complexe… mais j’ignore ce que cela donnera. Nous verrons bien. »
L’humain au coeur de la production
Il sera plus difficile de maîtriser la phase de distillation proprement dite. « C’est certain, acquiesce Ichiro, mais c’est précisément pour cela que nous avons opté pour ce procédé. Des employés expérimentées vont venir travailler ici. Avec la première distillerie, nous avons appris à faire du whisky. Nous avons désormais acquis une certaine expérience et sommes prêts à nous lancer dans cette technique. » Alors qu’il nous fait une démonstration du réglage de la température et nous signale le parfait alignement, avec le rétroéclairage naturel, de la paire de vitres de regard situées à l’avant et à l’arrière de l’alambic, ce qui facilite la surveillance et le contrôle de la première distillation, on constate à l’évidence qu’Ichiro a étudié la question en détails. « Tout comme à Chichibu, poursuit-il, c’est l’examen olfactif et gustatif qui déterminera les points de coupe, non l’application de barèmes chiffrés. » Ici comme ailleurs, l’élément humain prime. « Je n’ignore pas qu’une distillerie peut être aujourd’hui pilotée par ordinateur, mais je veux que ceux qui travaillent ici sachent très exactement ce qui se passe à n’importe quel moment de chacune des phases de la production de whisky. » Il aura très probablement besoin d’une équipe de production plus nombreuse. Reçoit-il des demandes d’emploi ? « J’ai embauché six nouveaux collaborateurs l’année dernière. Ils suivent une formation à la distillerie Chichibu où ils prendront la relève de notre personnel expérimenté quand celui-ci viendra travailler dans la nouvelle distillerie. »
Ichiro contemple le paysage à travers la grande paroi vitrée de la salle des alambics.« En été, le feuillage masque la vue et dissimule la distillerie, fait-il remarquer. Mais en hiver,quand les feuilles sont tombées, c’est vraiment un beau panorama. » La distillerie n’est à vrai dire guère pittoresque, mais son aspect n’est du moins pas déplaisant.
Un nouveau nom ?
Tandis que nous déambulons au-delà de la salle d’embouteillage, où sommeille dans un coin une vieille balance à plateau, nous abordons l’épineux sujet du nom de marque. Il est en effet peu pratique de continuer ainsi à appeler « seconde distillerie » ce nouvel établissement. On se rend compte que la question lui a déjà été posée, mais également qu’il ne sait trop quelle politique adopter en la matière. « La distillerie Yamazaki, par exemple, possède un grand nombre d’alambics de types différents, mais elle passe pour être une distillerie unique. En ce qui nous concerne, les alambics ont une forme identique, mais ils sont installés dans des salles des alambics différentes, même si les deux distilleries sont géographiquement très proches. Le distillat sera différent, mais Yamazaki produit elle aussi une grande diversité de distillats. » Ichiro poursuit sa réflexion à voix haute. « Une nouvelle licence ayant été nécessaire pour la seconde distillerie, je suppose qu’il s’agit bien par conséquent d’une distillerie différente de la première. Nous pourrions peut-être nous inspirer d’Hakushu qui se décline en Hakushu West et Hakushu East. » Mais les deux distilleries d’Ichiro ne se trouvent pas sur un axe est-ouest. Il marque une pause :« Je crois qu’il me faudra réfléchir à un nouveau nom… »
Avant de quitter l’enceinte de la seconde distillerie,nous évoquons la question du stockage. Produire de plus grands volumes de whisky, cela implique davantage d’espaces voués à la maturation. En ouvrant la porte, Ichiro nous indique un gigantesque chai flambant neuf jouxtant le nouvel établissement. « C’est le chai numéro 6, un chai dunnage traditionnel en terre battue, comme les autres, explique-t-il, et quand celui-ci sera plein, il nous restera du terrain pour construire d’autres chais de plus grande capacité. Mais nous hésitons encore sur le type : dunnage ou chais industriels à système de stockage palettisé. » À l’évidence, Ichiro est fin prêt pour ce nouveau projet.
Mizunara local
On pourrait dire, en un certain sens, que telle est la mentalité d’Ichiro et de son équipe : ils répondront toujours à l’appel d’une nouvelle aventure. Avant de revenir à la distillerie Chichibu, nous passons par la tonnellerie qui recèle elle aussi une nouveauté passionnante. Ichiro nous montre des douelles soigneusement empilées. « Voici le chêne mizunara de Chichibu », déclare-t-il rayonnant de fierté. « Nous fabriquons des fûts en mizunara depuis des années, mais le bois utilisé jusqu’à présent provenait des ventes aux enchères de bois de feuillu d’Hokkaido. Celui-ci, c’est du mizunara local. » Ichiro examine plusieurs douelles : leur qualité lui paraît satisfaisante. Il aura fallu trois ans pour parvenir jusqu’ici : il sera probablement possible de fabriquer une dizaine de fûts avec ce mizunara de Chichibu issu de chênaies de la région. Le prix en sera assurément astronomique. « Bien entendu, explique Ichiro, c’est de loin bien plus onéreux que de s’approvisionner en mizunara à Hokkaido, et c’est déjà bien assez cher comme cela. Mais le calcul des coûts n’est ici d’aucune utilité, car cette fabrication constitue pour nous comme une forme de recherche et développement. »
L’idée de bâtir une deuxième distillerie est née voici cinq ans et les alambics sont prêts à être mis en service pour la première fois. En plaisantant, nous lui faisons remarquer qu’il serait temps de songer à une troisième distillerie. Ichiro sourit, un peu déconcerté… ce qui ne peut signifier qu’une seule chose : affaire à suivre !
Texte et photographies : Stefan Van Eycken
Légendes des illustrations (le cas échéant) :
IMG_4225 et IMG_4227 (au choix, mais sujet identique) : Ichiro et ses nouveaux alambics Forsyth’s.
IMG_4205 et IMG_4207 (au choix, mais sujet identique) : Ichiro examinant une cuve de fermentation.
IMG_4208 : La cuve-matière de la nouvelle distillerie (avec son hublot vertical).
IMG_4214 : La salle des alambics de la nouvelle distillerie.
IMG_4237 and IMG_4236 (au choix, mais sujet identique) :Ichiro présentant les douelles en chêne mizunara de Chichibu.