Depuis toujours, l’alcool est taxé, notamment le whisky. Cette imposition a mené à la contrebande, surtout en Écosse, où les distillateurs clandestins étaient soutenus par la population. Les collecteurs d’impôts étaient haïs, et des méthodes ingénieuses pour cacher l’alcool ont été développées. Après des décennies de répression et de violence, une loi de 1823 réduisant les taxes et légalisant la production a mis fin à la contrebande, ouvrant la voie à l’essor de l’industrie du whisky écossais. Marco Zucchetti revient sur les liens étroits et souvent ombrageux entre l’alcool et l’impôts.
Extrait du Velier Magazine.
Depuis le 1er février 2025, le gouvernement travailliste de Londres a décidé d’augmenter de 3,65 % les taxes sur l’alcool – déjà augmentées de 10,1 % par les conservateurs en août 2023 –, portant la taxe à au moins 12 livres sterling par bouteille. Pour faire court, la Scotch Whisky Association a calculé que désormais 75 % du coût d’une bouteille de Scotch vendue au Royaume-Uni est constitué de taxes.
Or, comme dans le monde entier les alcools – et les spiritueux en particulier – sont soumis à une imposition fiscale, il vaut la peine de remonter aux racines de cette relation symbiotique et tumultueuse entre les gabelles et les distillats et qui cache des révolutions et des tournants historiques, des Highlands à l’Amérique.
Les accises : une définition (enfin, deux)
Sans évoquer la fameuse sortie de l’ancien ministre (italien – NDLR) de l’Économie Tommaso Padoa-Schioppa, qui les avait qualifiées de « magnifiques » provoquant une sorte d’émeute populaire, les taxes ont toujours divisé. Bien sûr, sans taxes, l’État – et peut-être même pas la société – n’existerait pas. Mais cela dépend beaucoup de l’objet sur lequel elles pèsent, de leur poids et de qui les paie…Celles qui frappent les alcools, venant s’ajouter à la TVA, s’appellent les accises. Sur le site du Département des Finances du ministère de l’Économie Italien, on lit une définition :
« Le mot « accise » dérive du terme latin accisus, participe passé de accido-accidere, c’est-à-dire « tomber sur ». Avec les accises, en effet, l’État « tombe sur » un produit déterminé, prélevant une taxe au moment de la fabrication ou de la consommation de celui-ci, ainsi qu’au moment de son importation sur le territoire de l’État (…) Il est applicable à des catégories spécifiques de produits (produits énergétiques, tabacs manufacturés, boissons alcooliques) et pèse sur la quantité plutôt que sur le prix. »
Cependant, pour citer Nanni Moretti, « les mots sont importants ». Et tout le monde ne donne pas la même coloration au terme. Par exemple, sur le Dictionary of English language, rédigé par Samuel Johnson en 1755, on trouve plutôt une définition un peu différente de excise:
« Une taxe odieuse imposée sur les biens de consommation et conçue non pas par des experts en droit commercial, mais par des misérables à la solde de ceux qui en reçoivent les revenus. »
Une approche assez différente qui explique bien pourquoi ce genre d’impôt a été à la base d’innombrables vicissitudes dans le monde anglo-saxon, historiquement et culturellement imprégné de libéralisme et de la gêne pour toute taxation.
Des Croisades au Scotch : des siècles de taxes
L’alcool est taxé pratiquement depuis toujours. Ou du moins, il est taxé depuis qu’on en trouve une trace écrite. Les Romains avaient une taxe de 1 % sur les ventes, y compris le vin. Au Moyen Âge, les boissons alcooliques étaient soumises à des prélèvements exceptionnels pour collecter des fonds et financer les guerres et les Croisades.
En Italie, la première trace du paiement d’une gabelle par le marquis de Saluces sur un lot d’eau-de-vie de Barbera et Moscato remonte à 1443.
Échapper à l’accise devient ainsi un acte non seulement d’intérêt personnel égoïste, mais aussi de sens patriotique plus élevé : une rébellion contre l’envahisseur.
Dans toute l’Europe, c’est au XVIe siècle, avec la naissance des États modernes, que les gouvernements commencent à recourir au levier fiscal diffus pour faire fonctionner la machine bureaucratique (et militaire) toujours plus coûteuse. Les taxes sur les alcools, relativement simples à percevoir, remplissent parfaitement cette fonction.
Dans les îles Britanniques, on trouve une trace écrite du whisky depuis le 1er juin 1494, lorsque l’Échiquier du roi Jacques IV délivre au frère John Cor de l’abbaye de Lindores une autorisation d’acheter du malt pour distiller, considérée comme l’acte de naissance du Scotch. Ici, où en 1608 la maison royale avait délivré la première licence à la distillerie nord-irlandaise Bushmills, le terme excise – importé du néerlandais – est officiellement utilisé pour la première fois en janvier 1644, lorsque le parlement écossais émet l’Excise Act, fixant une taxe de 2 shillings et 8 pence pour la vente de chaque «pinte écossaise » (ou joug : 1696 ml) de whisky ou autre distillat : « Everie pynt of aquavytie or strong watteris sold within the countrey ».
L’imposition du droit prend une valeur politique en 1707, lorsque le Treaty of Union scelle l’union entre l’Angleterre et l’Écosse et crée de fait la Grande-Bretagne. Le Traité institue le Scottish Excise Board et uniformise les tarifs entre les deux côtés du Mur d’Hadrien. Ce qui – évidemment – non seulement dérange économiquement les Écossais, mais devient aussi une question d’orgueil national blessé. C’est l’imposition d’une puissance ennemie dominante.
Collecteurs d’impôts et contrebandiers, ou gendarmes et voleurs
Ainsi commence l’ère de la contrebande, de l’éternel combat entre les distillateurs clandestins et les excisemen, les collecteurs d’impôts haïs et chantés même par le poète national Robert Burns, qui invoque même le diable pour les emporter (« The devil came fiddlin’ through the town and danced away with the Exciseman »).
Dès l’unification, il est tout de suite clair que les distillateurs de whisky écossais n’ont pas l’intention de collaborer et que l’illégalité sera difficile à extirper là-haut dans les Highlands. Distiller est une activité sacrément répandue, les communautés protègent ceux qui produisent de l’eau-de-vie de malt, car l’eau-de-vie de malt est souvent le centre de l’économie et de la société. C’est pourquoi non seulement les paysans se rangent du côté des distillateurs, mais aussi les hommes d’église, les propriétaires terriens, les nobles.
« Une nation qui se taxe dans l’espoir de devenir prospère est comme un homme debout dans un seau qui essaie de se soulever en tirant sur la anse. »
Winston Churchil
Dans une tentative de contrôler le phénomène, en 1725, le gouvernement introduit une nouvelle taxe, la taxe sur le malt. Cela ne sert pas à grand-chose. Il réessaie dans les années 80, alterne mesures restrictives et coups d’éponge. En 1814, l’Excise Act interdit tout alambic d’une capacité inférieure à 500 gallons ; en 1816, le Small Stills Act réduit le seuil minimum à 40 gallons. Il y a une grande confusion sous le ciel pluvieux d’Écosse.
La réalité est que – comme le reconstruisent les historiens – à cheval entre le XVIIIe et le XIXe siècle, la majorité du whisky produit et consommé en Écosse est illégale. En 1778, par exemple, à Édimbourg, il y a 400 alambics clandestins, et seulement seulement 8 légaux… La situation empire jusqu’en 1820, les cas de saisies se multiplient. Un jeu exténuant de gendarmes et de voleurs qui est aussi une mine infinie d’anecdotes.
Légende erronée
« Les archéologues de la distillation – qui découvrent périodiquement des bouteilles oubliées dans les antres des prisons ou des entrées perdues des brandy holes, les cavernes où l’on stockait les alcools – ont déconstruit le mythe des distillateurs qui partaient avec leurs alambics pour les installer dans des lieux très éloignés, inaccessibles aux gaugers, c’est-à-dire les collecteurs d’impôts.
En réalité, les alambics pendant toute la période de la contrebande sont toujours à 20-30 minutes de marche des centres habités, sauf qu’ils sont camouflés et cachés. Les soi-disant sunken stills, les alambics cachés sous l’eau pour éviter aux collecteurs d’impôts de les trouver, ne sont pas si courants. »
Il y a des récits de prêtres qui gardent le whisky sous l’autel, de bouteilles cachées dans les cercueils. Le révérend Andrew Burns de Glen Isla, lui, est passé à la postérité pour avoir été une sentinelle très efficace : il habitait en face de l’auberge qui hébergeait les collecteurs d’impôts (chaque distillerie avait l’obligation d’héberger les excisemen, ou de leur payer le logement) et quand il les voyait arriver, il montait à cheval et commençait à rôder en saluant tout le monde avec un verset biblique : Juges, 16:20 ; « Samson, les Philistins sont sur toi ! ».
Les taxes aiguisent l’ingéniosité. On invente de tout dans ce que Walter Scott appelle « une contrebande universelle pour des gens non habitués aux taxes, symbole d’une agression injuste ». Une astuce sont les soi-disant belly canteens : des bidons de métal de deux gallons portés par les femmes, qui se font passer pour enceintes et qui jouent ainsi le rôle de véritables « coursiers » des contrebandiers.
L’Irish whiskey et l’évasion comme style
À bien des égards, l’évolution de la distillation du whisky en Irlande et en Écosse suit le même schéma. Mêmes matières premières, même technique. Ce n’est pas un hasard si, depuis toujours, ils se disputent la paternité de l’ uisge beatha.
Même si, il faut le dire, la première occurrence écrite de l’eau-de-vie remonte à 1304, lorsque Richard de Legrede, évêque d’Ossory, écrit la première recette dans le Red book of Ossory.
Quoi qu’il en soit, en Irlande aussi, le XVIIIe siècle est une période où la contrebande de poitin (le terme pour le moonshine irlandais) explose, avec la tentative gouvernementale qui en découle d’imposer une taxation pour financer les guerres.
À l’époque, l’Irlande est le premier producteur mondial et, évidemment, le fisc essaie de dépouiller les distillateurs de toutes les manières possibles : ils taxent la production, ils taxent les alambics. En 1785 – bien avant que les Beatles ne chantent « If you try to sit, I’ll tax your seat / If you get too cold, I’ll tax the heat / If you take a walk, I’ll tax your feet » – ils commencent aussi à taxer la matière première, c’est-à-dire qu’ils instituent la taxe sur le malt.
La réaction est très simple : les Irlandais commencent à utiliser des céréales non maltées. Le maltage est indispensable pour déclencher la fermentation qui transforme les sucres en alcool, mais personne n’interdit d’utiliser une portion non maltée d’orge, de blé ou de seigle. Sur laquelle, loi à la main, la nouvelle taxe n’est pas due.
Le résultat est si satisfaisant, même d’un point de vue gustatif, que l’habitude d’utiliser des céréales non maltées se répand rapidement. Le whisky ainsi produit est plus épicé, avec une texture tout à fait particulière. Il prend le nom d’Irish pot still whiskey, et en 1828, 98,54 % du whisky produit en Irlande est ainsi. Pour économiser, un style a été créé.
On peut dire la même chose, tangentiellement, du blended Irish whiskey. Car l’inventeur de l’alambic à colonne, Aeneas Coffey, développe son alambic après 24 ans de carrière honorable en tant que collecteur d’impôts. L’Irish whiskey actuel, dans lequel on trouve du pot still mélangé avec du whisky de grain distillé justement dans un alambic Coffey, est donc un fils plus ou moins légitime de l’histoire infinie entre distillation et impôts. »
La rébellion du whisky, fondement des Etats-Unis
Le dernier chapitre historique qui mérite d’être raconté est celui de l’Amérique, un autre pays où le percepteur d’impôts, qui viole la vie privée du contribuable pour lui soutirer un obole, est vu comme une véritable plaie.
Et pourtant, même au pays de Trump, le whiskey est taxé. Et cela depuis les années qui ont suivi immédiatement l’indépendance.
Nous sommes en 1791 et les 13 anciennes colonies des tout jeunes États-Unis naviguent en eaux troubles, croulant sous les dettes contractées pendant la guerre d’indépendance. Le secrétaire au Trésor, Alexander Hamilton, décide que les droits de douane sur les marchandises étrangères — qui, alors comme aujourd’hui, sont la première cible du fisc américain — sont déjà suffisamment élevés. Il introduit donc, pour la première fois, une taxe sur un bien produit à l’intérieur des anciennes colonies : les spiritueux distillés, considérés comme un produit « peccamineux ».
Cette taxe touche particulièrement les agriculteurs de la frontière ouest de la Pennsylvanie, qui, à cause des coûts excessifs de transport des céréales vers les marchés de Pittsburgh et de Philadelphie, préfèrent distiller leur seigle et leur orge. Le whiskey devient ainsi une véritable monnaie d’échange, d’autant plus précieuse que, dans les zones de frontière, la monnaie métallique est souvent inexistante.
Sans entrer dans trop de détails, la fameuse « whiskey tax » (de 6 à 18 cents par gallon, avec obligation d’enregistrer les alambics) est extrêmement mal accueillie, surtout par les petits producteurs artisanaux. En Pennsylvanie occidentale, des groupes de résistance armée se forment pour s’opposer aux agents fédéraux venus percevoir l’impôt. Ces derniers sont fréquemment battus, torturés et publiquement humiliés, notamment à travers le supplice du goudron et des plumes. Les pauvres agents fédéraux, comme Robert Johnson, sont plongés dans du goudron puis couverts de plumes d’oiseaux. On est bien loin des insultes sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui…
Les accises aujourd’hui : un panorama
Le panorama le plus complet au niveau mondial est fourni par l’Organisation mondiale de la santé dans un rapport intitulé Global report on the use of alcohol taxes 2023, dans lequel l’OMS cherche évidemment à pousser les gouvernements à augmenter les taxes sur les produits nocifs pour la santé, comme l’alcool.
Les données, mises à jour en 2022, indiquent que 148 pays dans le monde taxent au moins une catégorie d’alcool (par exemple, le vin est exempté d’accises dans au moins 22 pays). Parmi ceux qui ne le font pas, la grande majorité est constituée de pays islamiques où l’alcool est interdit ou totalement illégal. Le Zimbabwe et l’Irak sont les seuls à ne pas appliquer d’accise sur la bière, et Cuba et l’Irak sont les seuls à ne pas en appliquer sur les spiritueux. Si ce n’était pas l’un des pays les plus dangereux au monde, on aurait presque envie d’ouvrir un bar en Irak…
Blague à part, et sans entrer dans les subtilités fiscales, l’accise peut être appliquée selon plusieurs bases : ad valorem, c’est-à-dire sur le prix du produit, sur les volumes, ou sur le degré d’alcool. La première est privilégiée en Afrique et en Amérique, la deuxième s’applique surtout à la bière, la troisième est préférée dans les pays à fort rendement fiscal. Certains pays optent pour des solutions mixtes.
Quoi qu’il en soit, malgré les dernières résurgences d’orgueil national blessé, la révolution est faite. Les taxes et le whisky font la paix, et le Spirit Act de 1860, qui légalise le blending de distillats de malt et de grain en un seul produit, consacrant la naissance du blended whisky, scellera encore plus profondément ce mariage destiné à faire du Scotch le plus grand produit d’exportation du Royaume-Uni, un business de 6 milliards de livres sterling. »