L’État mexicain de Oaxaca est le berceau du mezcal, donc de l’agave. C’est une plante étroitement liée aux populations qui vivent dans cette région, qui l’exploitent depuis des millénaires pour se nourrir, se chauffer et se vêtir, et boivent son jus fermenté ou distillé.
Par Maurizio Maestrelli
Quiconque voyage au Mexique pour en savoir davantage sur le spiritueux considéré aujourd’hui comme le plus ancien du Nouveau Monde, le mezcal, en reviendra très certainement avec la conviction qu’une vie ne suffit pas pour tout connaître du sujet. Une telle perspective pourrait sembler assez déprimante à première vue, mais en considérant la question sous un autre angle, c’est peut-être l’une des aventures les plus enrichissantes à vivre dans l’univers des spiritueux. Le fait est que nous sommes tous habitués à vivre dans une époque de simplification à outrance : noir ou blanc, telle est l’unique alternative ; la réalité est banalisée alors qu’elle se révèle bien plus complexe que la façon dont on la résume ou présente. Complexe, certes, mais jamais aussi complexe que la nature elle-même.
Le mezcal incarne remarquablement l’infinie complexité de la nature. En effet, le mezcal – ou, plus pertinemment, les mezcals – reflète avant tout ses “mères”, ces plantes succulentes que sont les agaves. Certes, les mezcaleros ou palenqueros, les maîtres distillateurs de mezcal, en sont les pères, mais les mères, comme c’est souvent le cas dans la nature, assument l’essentiel du travail. Il s’ensuit que, pour comprendre les mezcals ou tenter de le faire, il est tout d’abord nécessaire de comprendre les agaves, communément appelés magueys au Mexique.
Pour ce faire, je me suis rendu dans l’État mexicain qui revendique à juste titre le statut de berceau des mezcals et des agaves, l’État de Oaxaca. Sa capitale éponyme est avant tout une ville en technicolor, où les étoffes et terres cuites polychromes de l’artisanat local dont l’éclat est décuplé par la lumière du soleil suscitent chez le visiteur comme une subtile mais constante euphorie. Oaxaca est également le point de départ d’excursions dans la région essentiellement montagneuse qui s’étend vers la Sierra Sur et la Sierra Norte. C’est là que se trouve le repaire des palenqueros du projet Palenque de Luca Gargano, ces artisans distillateurs aux mains calleuses et aux visages tannés par le soleil, certains également agriculteurs, car certaines variétés d’agave sont cultivées, tandis que d’autres glanent des variétés sauvages difficiles à dénicher, la plupart d’entre eux étant un peu des deux à la fois.
Une plante façonnée par le temps
L’agave, du grec ἀγαυός signifiant “beau” ou “illustre”. Au Mexique, l’agave, c’est la vie. Plante sauvage depuis des millénaires, elle est connue de toutes les civilisations précolombiennes, des Aztèques aux Zapotèques par ordre alphabétique. Utilisée comme aliment, fibre, combustible, matériau de construction, médicament et même comme aiguille (piqué par la longue épine terminale de la feuille d’agave espadin, vous aborderez votre prochaine vaccination le sourire aux lèvres), les Aztèques l’ont comme de bien entendu élevée au rang de divinité dans leur mythologie sous le nom de Mayahuel, la déesse de la fertilité et de l’agave, des seins de laquelle s’écoule le pulque, antique boisson alcoolisée obtenue à partir de la fermentation de la sève… d’agave. Du mythe à la science, il convient de préciser tout d’abord que l’agave n’est pas un cactus mais une succulente de l’ordre des liliacées auquel appartiennent également les lys. Qu’elle soit regroupée de façon générique avec les plantes succulentes pourrait sembler presque offensant, étant donné que certaines variétés sont élancées et minces comme des top-modèles, mais il en existe d’autres plus trapues, “bien roulées”, pour ainsi dire.
Les agaves regroupent en fait un nombre considérable d’espèces, jusqu’à deux cents dit-on, mais les spécialistes mexicains demeurent incertains sur le chiffre exact et nous sommes convaincus que même Linné, le père de tous les catalogueurs impénitents, aurait abandonné son décompte. En ne tenant pas compte des variétés non utilisées pour produire du mezcal, du moins à l’heure actuelle, il en reste plus de quarante variétés, ce qui explique la grande diversité des types de mezcal disponibles, sans parler de l’effet multiplicateur des assemblages. Comme si cette étonnante “palette de couleurs” dans laquelle un palenquero peut choisir pour peindre son mezcal ne suffisait pas, l’agave, outre qu’il est la vie, comme nous l’avons indiqué plus haut, est aussi la terre, le microclimat et, fait unique dans le monde des spiritueux, le temps. Cela signifie qu’une même variété d’espadin cultivée dans la Sierra Sur sera différente de celle cultivée à des kilomètres de là, dans la Sierra Norte. Des facteurs tels que le sol, la pente, l’altitude, les heures d’ensoleillement et d’ombre, et les précipitations déterminent tous des productions distinctes. On le comprend facilement, car il en va de même pour les vignobles, les plantations de canne à sucre et même les cultures céréalières.
Mais ce qui caractérise l’agave, c’est le temps. La maturation d’un plant d’agave se prolonge durant des années pour atteindre sa pleine maturité, de cinq ans au minimum à une trentaine d’années au maximum. Il n’est pas exagéré de dire que les agaves plantés aujourd’hui par les palenqueros seront coupés et récoltés par leurs enfants. Un rien déconcertant pour toute personne venant d’une culture “de l’urgence” telle que l’occidentale. Le temps affecte individuellement non seulement les variétés, mais aussi les plants, car chacun, bien que poussant à quelques mètres l’un de l’autre, a sa propre existence. Une existence qui s’achève à deux reprises : une première fois lors de la coupe du quiote, la tige qui, poussant du cœur même de la plante, s’élève sur plusieurs mètres et porte à son extrémité les fleurs et fruits qui donneront à leur tour naissance à de nouveaux agaves. La coupe du quiote est indispensable à la concentration des nutriments dans la base de la plante ; autrement, ils seraient consommés par les fleurs et les fruits. Pour le distillateur de mezcal, l’élément essentiel, c’est ce cœur de l’agave. Ce qui nous amène à la seconde “mort” de la plante : les robustes feuilles sont tranchées à la machette et l’agave est déraciné à l’aide d’une coa, sorte de bêche à lame ronde et tranchante avec laquelle on sectionne la base de la plante, et d’un mazo, maillet utilisé pour frapper le manche de la coa. La récolte nécessite à la fois de la force et de la méthode, car l’agave n’est pas plante à abandonner facilement la partie ; elle exige du temps et de la sueur avant d’admettre sa défaite – c’est moins le cas des variétés de petite taille comme la tobalà et la coyote, mais bien davantage pour les agaves plus imposants comme la mexicano verde ou la tepextate.
La force de la diversité
Il n’existe pas de machine qui permettrait de récolter industriellement l’agave. Aucune mécanisation, y compris pour les variétés cultivées, mais du biceps et, dans le cas des variétés sauvages, de bonnes jambes et une bonne endurance, car il n’est pas facile de les dénicher. Pensez-y quand vous siroterez un mezcal au bar ou dans votre canapé. Récolté, le cœur appelé piña est transporté à la distillerie puis déposé dans une grande fosse creusée dans le sol faisant office de four, dans laquelle il subit une longue torréfaction. Ce n’est pas une mince affaire, car une petite piña comme celle de l’agave tobalà peut peser au moins vingt kilos, une piña de taille moyenne comme celle de l’espadin environ quatre-vingts kilos et celle d’agave barril jusqu’à cent vingt kilos. Par conséquent, plusieurs hommes résolus à soulever ces poids lourds pour les charger dans les camions sont nécessaires. Mais on ne parle ici que des agaves cultivés en terrain plat ; sinon seul l’âne est capable de gravir et de descendre des pentes abruptes en se frayant un chemin dans la végétation (il est ahurissant de constater que les lieux où l’agave prospère fourmillent également d’autres variétés d’arbustes tous munis d’épines semblables à des poignards) et doué de la puissance et de la patience nécessaires pour aider l’homme dans cette rude tâche.
C’est au cours de ces journées mexicaines, à circuler d’une distillerie à l’autre sur des chemins de terre et admirer par la fenêtre le défilé des cactus et des agaves, tandis qu’aigles et petits vautours planent au-dessus de nos têtes, le plus souvent sous la boule ardente du soleil qui nous rappelle que, dans cette région du monde, un chapeau à large bord n’est pas un accessoire de mode mais une nécessité vitale, que l’on ressent une relation réelle avec le monde du mezcal, qui est en fait un monde à part entière. Un monde riche, complexe, fascinant, dur comme le labeur de ceux qui travaillent dans les champs, suave comme la piña sortie du four.
Nous avons rencontré au cours de notre périple les cinq palenqueros. Trois travaillent dans la Sierra Sur. Le premier, Juan Hernández Luis, est un palenquero de la cinquième génération résidant dans le village de San Pedro Taviche. Sa microscopique production de mezcal, qui ne dépasse pas quatre ou cinq cuvées par an, repose exclusivement sur des agaves sauvages, principalement les variétés tobalà, madrecuishe et tobaziche. Il les recherche en parcourant à pied des sentiers étroits, le plus souvent pentus, chaque cuvée nécessitant trois ou quatre cents kilos de piña. Une piña de tobalà pèse une vingtaine de kilos. Faites le calcul, sans oublier de tenir compte des treize années de maturation de l’agave tobalà. Dans la même zone.
Le village de Bramaderos se trouve à plusieurs heures de route. Alberto et Onofre Ortiz, le père et le fils, y cultivent outre l’omniprésent espadin, les variétés madrecuishe, mexicano, coyote, tepextate, bicuishe et tobalà. Il convient de répéter que chaque variété est différente de l’autre, tant sur le plan de la durée de maturation que du poids et, chose essentielle pour ceux qui ont l’occasion de déguster le mezcal obtenu avec elles, des qualités organoleptiques. Le troisième palenquero de la Sierra Sur travaille non loin des Ortiz, à quelque distance tout de même, puisqu’il faut contourner une montagne ; il se nomme Valente García. Ce dernier loue des terres couvrant environ 150 hectares au total sur lesquelles il cultive quelque cent trente mille agaves, dont les variétés espadin, coyote et arroqueño, ainsi que d’autres dont nous ignorions l’existence jusqu’à présent, comme le sierrudo. L’arroqueño est un agave spectaculaire qui parvient à maturité de récolte au bout de dix à douze ans et peut donner des piñas pesant – poids record – jusqu’à quatre cents kilos. Le couper à la machette exige force et endurance, comme nous avons pu personnellement le constater.
Un univers mystique, voire magique
Les deux autres palenqueros vivent dans la Sierra Norte. Le premier, Baltazar Cruz, habitant à San Luis del Rio, ne passe pas inaperçu. Homme de peu de mots et aux gestes pragmatiques, il a l’air de vous transpercer du regard ; un sourire fugace, ne vous méprenez pas, ne s’ébauche sur son visage que lorsqu’il vous propose de goûter son mezcal. Ses agaves semblent s’accrocher sur un terrain presque vertical qui, s’il devait jamais neiger ici, conviendrait mieux à une piste de ski qu’à un champ cultivé. Si une piña échappait des mains des cortadores, les coupeurs d’agaves, elle dévalerait la pente en provoquant un glissement de terrain. Lorsqu’on lui pose la question à ce propos, Cruz ne hausse pas même un sourcil, de sorte que mon respect pour lui a bondi au niveau de celui que j’éprouvais enfant pour Spider-Man. Son agave tepextate est l’une des variétés nécessitant l’attente la plus longue, plus de vingt ans, et dont le rendement est inférieur à celui d’autres variétés comme l’espadin. Bien entendu, il cultive également cette dernière et, pour ne pas être en reste, une troisième variété encore méconnue, la sierra negra.
Le second palenquero de la région, établi à San Baltazar Guelavila, est le fils de Gregorio Hernández. Gregorio est malheureusement décédé à la fin de l’année 2023. Son père de 83 ans lui a survécu, qui va encore inspecter ses plantations de maïs et se baigne tous les jours dans un torrent proche de la distillerie. Outre l’espadin, il cultive les variétés cuishe, madrecuishe et coyote, cette dernière étant considérée comme vernaculaire à la région et différente de la variété coyote poussant ailleurs. La même plante, mais des sols différents, voire peut-être des sous-espèces différentes. Alors que notre périple touche à sa fin, nous prenons conscience que l’agave est comparable à une poupée russe ou à un jeu de boîtes chinoises : s’il en existe différentes variétés, une même variété peut parfois porter des noms différents selon sa région de culture et présenter des caractéristiques différentes selon son habitat, bien qu’il soit généralement admis que les meilleurs agaves sont cultivés ou glanés à une altitude située entre 1 000 et 2 000 mètres au-dessus du niveau de la mer. À chaque palenquero son agave, comme l’on dit ici. Ce qui pourrait même provoquer un certain vertige. Dans ce cas, on se fiera à ce proverbe mexicain que nous a enseigné Hector Vazquez, notre guide, gardien, saint patron et encyclopédie ambulante pour tout ce qui concerne le mezcal : « Para todo mal, mezcal. Para todo bien, también. E si no hay remedio… un litro y medio. » Il me semble qu’une traduction est inutile.
Et c’est ainsi qu’à la longue, conscient d’avoir eu la chance extraordinaire de plonger dans l’univers mystique, voire magique, de l’agave et de son fils préféré, de serrer la main d’authentiques personnalités dont la relation profonde à la terre est rythmée par les saisons et le passage des années, de déguster une grande diversité de mezcals plus limpides que l’eau et plus différents les uns des autres que je n’aurais jamais pu l’imaginer, j’ai fini par oublier les mezcals de ma jeunesse, dont les seuls arômes semblaient être la fumée et l’essence, quand nous rivalisions entre nous pour avaler avec la dernière gorgée le gusano mort au fond de la bouteille. Le gusano est la larve d’un insecte de l’agave appelé torito, susceptible de ravager la piña du plant. Les Mexicains préfèrent le manger frit, à l’instar d’une autre spécialité culinaire d’Oaxaca, les chapulines (sauterelles grillées). Mais je suis également revenu du Mexique fort d’une autre découverte, celle que j’ai mentionnée au début du présent article : une vie entière ne suffirait pas pour être en mesure d’affirmer réellement tout connaître du mezcal. C’est précisément ce qui fait sa beauté, une complexité irrésistible qui vous incite à goûter un autre mezcal, différent, sans jamais savoir à quoi s’attendre.
Voilà ce à quoi j’ai songé le dernier jour de mon séjour à Oaxaca, alors que j’effleurai dans la rue un plant d’agave, suivant du doigt les lignes qui sillonnent la feuille et qui, comme on peut s’y attendre, sont appelées tatuaje (“tatouage”). Une feuille d’agave, d’une variété dépourvue d’épines appelée liso. Je n’en avais jamais vu auparavant.