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Et si une distillerie de rhum changeait le cours de l’histoire, dans un pays ravagé par des décennies de tourments ? Bienvenue chez Santa Teresa. Un récit où il est question de révolution, de Simon Bolivar, de gangs ultraviolents, de dictature, de rugby, de zoo en prison. Mais aussi (et surtout) de rhum ! Reportage.

C’est un long chemin, croisé par un autre et bordé de chaguaramos, des palmiers majestueux de plus de 20 m de haut, plantés régulièrement. Deux axes qui, vus du ciel, forment une croix, la Cruz de Aragua, connue de tous Vénézuéliens. Autrefois, avant l’ère de l’électronique, elle servait de repère de navigation aux aventuriers de l’aéropostale.

Un léger vent s’engouffre dans chaque repli des terrains alentours pour venir caresser les champs de canne. Vient une première distillerie, moderne et imposante dans cette plaine entourée de montagnes, des chais, des chaînes d’embouteillage. Non loin, on pourrait presque apercevoir un terrain de rugby, près d’une vieille gare joliment retapée, où stationnent de vieilles locomotives entretenues. Puis une deuxième distillerie, plus ancienne, qui semble, apparemment seulement, en sommeil. Surveillée par une haute cheminée en brique, voilà enfin l’hacienda. Bienvenue chez Santa Teresa, aux confins de Revenga, dans l’État de Aragua, au Venezuela, à quelque 100 km de Caracas.

Ici, on est dans l’épicentre des guerres d’indépendance menées contre le Royaume d’Espagne (1810-1823). Il serait faux d’ailleurs de croire que l’hacienda Santa Teresa n’est qu’une simple distillerie ; elle est surtout au carrefour des soubresauts de l’histoire du Venezuela d’hier, d’aujourd’hui. Et probablement de demain.

Le « chien vert »

Il faut remonter à 1515, pour trouver des premières traces de l’hacienda. Offerte plus tard en cadeau en 1796 au Comte Tavor Y Blanco par le roi d’Espagne Charles VI, elle est alors baptisée en l’honneur de l’infante Teresa. Le Comte décide d’y cultiver le café, le cacao et la canne à sucre, jusqu’à la guerre d’indépendance qui ruinera les installations. En 1818, c’est depuis l’hacienda que Simon Bolivar, père de la révolution vénézuélienne, prononcera un discours en faveur de l’abolition de l’esclavage.

Pour la distillerie, tout commence par le mariage en 1830 d’un jeune marchand allemand, Gustavo Julio Vollmer, et d’une révolutionnaire, Panchita Rivas, seule survivante d’une famille décimée par la guerre. Cousine de Bolivar, elle sera sauvée par une ancienne esclave. Gustavo, fils de Gustavo et Panchita, rachète le domaine Santa Teresa en 1885 et débute alors la production de rhum commercialisé localement, à l’aide d’un alambic allemand en cuivre. La distillerie sera enregistrée officiellement en 1909 ; Santa Teresa devient alors la troisième entreprise du pays, la première de rhum.

Malgré la pression économique, sociale et politique, l’entreprise a su préserver son indépendance. Aujourd’hui encore, elle reste entièrement familiale, ce sont les descendants Vollmer et Rivas qui président aux destinées de la distillerie. « En 2017, un partenariat stratégique avec Bacardi a permis de développer la distribution du rhum Santa Teresa à l’international, tout en conservant son identité propre » explique Alberto Vollmer, actuel Pdg de Santa Teresa. Un français comme vous et moi, des yeux bleus francs, une carrure de sportif pour cet ancien rugbyman à la cinquantaine triomphante, qui parcourt les montagnes alentours en vélo avec son inséparable bras droit Andres Chumaceiro. Et surtout, une volonté de fer, un goût du défi et des « cojones » comme peu en ont : ce père de famille a déjà échappé par le passé à une vingtaine de tentatives de meurtres ou enlèvements. « On dit qu’il est difficile de trouver un chien vert. Alberto en est un » sourit Andres.

Spoliation et menaces de faillite

Il faut avouer que depuis 1997, la situation politique et économique du Venezuela est compliquée. Et c’est peu de le dire. Rembobinons le fil de l’histoire. En 2000, la nouvelle constituante, donne les pleins pouvoirs à Hugo Chávez. L’État centralise, redistribue les terres. Santa Teresa n’y échappera pas. Une partie des terres de l’hacienda sera spoliée. Le 26 février 2000, pendant la nuit, 500 familles (dont 123 sans abris) venues des alentours envahissent les terres et commencent à créer des bidonvilles. Face à une foule véhémente, Alberto ne bronche pas : « Vous envahissez nos terres ? J’envahirai vos têtes ! ». Pour les aider à sortir de leur conditionnement dans l’esprit de bidonville, il propose une cession sous condition : Santa Teresa se charge du plan d’urbanisme, avec des demeures dignes pour les sans maisons, tandis que les futurs accédants se chargent de la main d’œuvre. Le ton du management Alberto est donné !

Mais comment survivre sur le long terme dans ces conditions ? « Être inconditionnellement constructif », voilà le credo d’Alberto. Plus facile à dire qu’à faire ! Dans le pays, c’est le chaos, le cours du pétrole s’effondre, en même temps que la production. L’hyper inflation menacera à un point tel que les prévisions du FMI la verront même à 10 000 000 % pour 2019. Au crépuscule du XXème siècle, la distillerie est au bord de la faillite, Diageo se penche sur le dossier. Pas question pour Alberto, qui décide de reprendre les commandes de la distillerie.

Parallèlement, la criminalité atteint son paroxysme. Le Venezuela détient alors le triste record de pays le plus dangereux au monde. Rien qu’en 2016, on déplore 29 000 homicides pour 30 millions d’habitants. « Dans chaque famille, il y avait des blessés, des morts ou des kidnappés » explique Alberto Vollmer. Avec 174 homicides pour 100 000 habitants en 2003, Revenga a longtemps été la capitale du crime et du Tren de Aragua, ce gang archi violent qui rassemble, dans ses « heures de gloire », plusieurs milliers de membres. Et que l’administration Trump a remis récemment au-devant de l’actualité. Un réseau si puissant qu’en septembre 2023, il faudra mobiliser près de 11 000 militaires pour reprendre en main la sinistre prison de Tocoròn, où le gang règne alors en maître. Dans cette forteresse qu’on appelait la Maison Blanche du Tren de Aragua, on trouvait alors restau, discothèque, piscine et même un zoo.

Projet Alcatraz

En 2003, la guerre des gangs fait rage à Revenga, tout près de la distillerie donc. Un soir, une embuscade contre l’hacienda échoue de justesse. Pour le patron de la distillerie qui vient d’éviter le pire, cela suffit. Inutile de faire signe à la police corrompue : ses méthodes expéditives et radicales sont de notoriété publique. Il missionne Jimin Pérez, son chef de la sécurité et ancien policier, pour retrouver les trois malfaiteurs et leur proposer un deal. Cesser leurs activités illégales, faire amende honorable et travailler. « Les membres des gangs sont habitués à prendre des risques. Alors, quand on leur donne une chance de faire quelque chose de positif dans la vie et qu’ils le font, ils deviennent une force extraordinaire », explique Alberto Vollmer. Le deal est simple : enfermé dans un lieu tenu secret pendant trois mois, le gang, dans son ensemble, doit travailler, sans rémunération, écouter les psys et travailleurs sociaux et… jouer au rugby, vous savez, « ce sport de voyous joué par des gentlemen »… D’un fait divers, voilà que nait le Projet Alcatraz. Alcatraz, comme la prison, mais surtout comme un oiseau local.

A chaque rencontre des membres de gang à convaincre, Alberto joue carte sur table. Avec trois questions :

  • Combien de temps vous reste-il à vivre ?
  • Après votre mort, que vont devenir vos garçons et vos filles ?
  • Quel est votre business plan ?

A ces trois questions, les réponses jouent rarement en faveur des bandits. Menacés par des gangs rivaux, ils risquent leur vie à chaque instant. En cas de mort, les chiffres sont éloquents : leurs filles tombent dans la prostitution, leurs fils meurent dans des gangs… Quant au business plan, à la fin de mois, il est toujours dans le rouge. A quoi bon, donc ?

Un premier gang, puis le gang rival. Au total, il parviendra à convaincre 11 gangs dans leur ensemble. Pour matérialiser ce renoncement au crime et à la violence, les membres du 11ème gang recruté ont apporté leurs armes. Fondues, elles ont servi à créer les 225 shakers dessinés par la star de la mixologie Erick Korincz et offerts à des bartenders du monde entier dans le cadre du programme « Made of the unexpected »

Aujourd’hui, vingt-deux ans après, le projet alcatraz, devenu cas d’études à Harvard, a déjà accompagné 11 gangs et réinséré plus de 250 criminels, forme plus de 900 hommes et femmes détenus dans 37 prisons, et enseigne le rugby et ses valeurs à plus de 2000 enfants. Avec une règle en cinq points : respect, la discipline, le travail d’équipe, l’esprit sportif et l’humilité. A Revenga, le taux d’homicide a chuté de 174 pour 100 000 habitants en 2003 à 6 en 2023. En clair, près de 1 500 morts ont été évités grâce au programme en 20 ans.

Pour les membres des gangs, c’est une nouvelle vie. Certains travaillent à la distillerie, comme José Cobi, 28 ans, qui depuis 5 ans applique la cire à la main sur les bouchons de 1 500 bouteilles par jour. Ou comme ces onze, qui voyagent à travers le monde et travaillent désormais comme ambassadeurs de la marque. C’est le cas d’Anther Herrera, membre du 11e et dernier gang à avoir intégré le Projet Alcatraz. Aujourd’hui, après avoir bénéficié du programme ambassadeur « Life shaker », il a appris la mixologie, la prise de parole en public, l’anglais, le processus de fabrication du rhum, et le rugby.

Un single estate rhum

Parlons un peu de cette distillerie. Elle est immense, bordée de champs de canne. Comme Santa Teresa est un Single Estate Rhum, tout se passe ici. Pour l’édition Coffee, par exemple, le café provient des cultures dans la montagne environnante, acquise par le grand-père pour maîtriser les sources d’eau. « La canne, c’est celle qui entoure la distillerie. Quand la fleur est grise, elle peut être récoltée. Les équipes viennent alors pour la couper. Elle est traitée dans les 24 heures au moulin :  le sucre cristallisé pour le sucre, le sucre non cristallisé pour la mélasse » explique Alberto. L’hacienda possédait sa propre sucrerie jusqu’en 1952, mais elle a été déplacée à 300 km d’ici. C’est de là que vient la mélasse.

Le moût est issu d’une double fermentation de 14 à 17h, grâce à une vingtaine de variétés de levures, issues du Venezuela, de République Dominicaine et de Cuba. Une première fermentation continue, une seconde par lots. Le vin de mélasse atteint alors les 8 à 10%.

La première colonne distille un alcool lourd à 70% en sortie de colonne pour parvenir aux arômes fruités. Les colonnes suivantes distillent en goutte à goutte à 95%, pour alléger le jus et parvenir au fameux rhum léger. Enfin, la dernière distillation en potstill installée dans l’ancienne distillerie ouvre la porte à d’autres profils aromatiques.

Côté vieillissement, après un premier traditionnel de 4 à 35 ans en fûts de bourbon, remplis à la main, puis maturé selon la méthode solera ; disposés en pyramide sur quatre étages, les fûts Hogshead d’en haut servent à moitié à remplir les fûts de l’étage inférieur, et ainsi de suite. Jusqu’au niveau le plus bas, qui vient ensuite remplir les énormes foudres de 19 000 litres de chêne français du Limousin, utilisés aussi selon la méthode solera. Avec des variations de température de 12° entre le jour et la nuit, l’expansion du bois permet une belle oxygénation, une plus forte interaction avec le bois des fûts et donne de ce fait une belle complexité aux jus.

1796, triple vieillissement indétit

En 1989, dix ans avant la date anniversaire de l’hacienda, le père d’Alberto demande à ses masters distillers de plancher sur une nouveauté : l’objectif est clair, élaborer le meilleur rhum au monde. Autrefois éclipsé par le whisky, le rhum vénézuélien doit gagner en prestige en adoptant un positionnement premium. « Pendant longtemps boire du rhum était mal vu au Venezuela, alors deuxième consommateur de whisky du continent, explique Alberto Vollmer. La bonne société notamment lui préférait le whisky. Nous avions décidé de travailler la perception de la catégorie. Aujourd’hui, nous vendons plus de notre expression « 1796 » que de Johnnie Walker Black ». Dès 1992, le principe est retenu : un assemblage d’eaux-de-vie de 4 à 35 ans, un triple vieillissement, traditionnel en fûts de bourbon et de chêne français, remplis à la main, puis maturé selon une double méthode solera, en fûts puis en foudre. Chaque bouteille de « 1796 » possède une infime partie du rhum originel, provenant d’un fût qui n’a jamais été vidé.

Sous la houlette de Nancy Duarte, Maestra Ronera et d’Oscar Ortega, en charge de l’innovation, la recherche permanente de nouveauté est bien présente. Avec une ligne de conduite : « aucune automatisation, aucun rajout, la grandeur ne prend pas de raccourci » se félicité Oscar. Ce sont eux qui harmonisent pour parvenir au Santa Teresa 1796. Pour les éditions spéciales, le finish est simple : le Santa Teresa 1796 Speyside Cask Finish est affiné durant 13 mois dans des fûts de whisky écossais. On y trouve des notes de fumée de bois, abricot, fruits secs et chocolat noir. La version Coffee, une maturation supplémentaire de 3 mois dans des fûts ayant contenu une macération de rhum et de café arabica provenant des plantations de l’hacienda et torréfié sur place. Un défi pour Nancy Duarte qui ne boit pas de café. A l’arrivée, un rhum très intéressant, où les saveurs de café viennent délicatement approfondir les saveurs du 1796.

Un rhum encadré

Dès 2000, le Venezuela se penche sur la protection des productions locales et nationales. Dans un premier temps, sont concernés le cacao de Chuao et le cocuy de Pecaya (liqueur d’Agave). Le 15 août 2003, le Ron de Venezuela est reconnu par le Service Autonome de la Propriété dans sa Résolution n° 798, Dénomination d’Origine (DO) du Ron de Venezuela, suivie par une DOC (dénomination d’origine contrôlée). En 2008, treize producteurs de rhum se regroupent au sein du Fondo de Promocion del Ron de Venezuela (Fonproven). Pour le pays, cette manne non négligeable représente aujourd’hui plus de 3% du PIB. Environ 30% de la production vénézuélienne est exportée et cela dans une centaine de pays.

En 2019, la norme est révisée afin d’harmoniser les productions, d’évaluer le maintien de la qualité dans le temps et de renforcer les caractéristiques techniques. Un rhum exclusivement distillé à partir des produits de la canne à sucre d’origine vénézuélienne. Le moût issu de la fermentation devra titrer entre 7 et 9 degrés.  Les rhums sont enfûtés entre 50 et 80%, dans des fûts de chênes d’au moins 150 litres. Le rhum doit vieillir au minimum deux années pour prétendre à la DOC.

Alors que s’achève la visite de la distillerie, la voiture nous emmène vers le terrain de rugby qui jouxte la vieille gare de Conselo. Là, quelques hommes de la Garde Nationale Bolivarienne, Kalash en bandoulière, fument une cigarette, tandis que des matons bavassent et tapent limite le carton. Dans une atmosphère bon enfant, sur le terrain, une bonne trentaine de détenus, hommes et femmes, sortis exceptionnellement de leurs prisons participent à un entrainement de rugby, auquel nous sommes invités. L’un d’eux, ému, en anglais appris en captivité, nous explique qu’il n’avait pas vu sa fille depuis 9 ans, jusqu’à ce que le Projet Alcatraz le lui permette. Dans ce ballon ovale qui passe de main en main, comme un sentiment d’espoir qui circule.
La vie continue à Santa Teresa. Comme pour rappeler que, définitivement, ce rhum coule dans les veines du Venezuela.

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