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De chiffres en lieux, d’anecdote en souvenir, le patron de La Maison du Whisky, revient sur vingt ans de Whisky Live Paris, événement phare dans le calendrier des amateurs de spiritueux, qu’il a fondé en 2004. Mais il analyse également deux décennies d’évolution du marché, avec la passion de ses débuts, sans pour autant esquiver les questions qui fâchent. Entretien uncut – une version plus courte de cette interview paraît dans le n° 90 de Whisky Magazine édition papier.

Vingt ans ! Il s’en est passé, des choses, en vingt ans dans les spiritueux, et en particulier le whisky. En deux phrases, si tu devais résumer ces 2 décennies à Hibernatus qu’on décongèle après un long coma ?
Le fait saillant, c’est l’explosion dingue du nombre de distilleries, c’est clair. Pas seulement en Écosse, mais dans tous les pays. Il y a d’abord eu Arran dans les années 1990, mais c’est vraiment il y a vingt ans que commence cette expansion absolument délirante – avec Amrut, Penderyn, Kilchoman un an plus tard, une ou deux distilleries de Tasmanie –, et qui continue encore aujourd’hui. Avant, c’était l’Ecosse, l’Ecosse, l’Ecosse. L’Ecosse et un peu le Japon qui commençait avec Nikka et Suntory.


Revenons 20 ans en arrière. En 2005, à quoi ressemble le premier Whisky Live Paris ?
Il se déroule au Palais Brongniart, sur 4.000 m2 et 2 niveaux. Et la question, c’était : comment le remplir ?


Euh… Tu craignais que les visiteurs ne se déplacent pas ?
Non, je parle des exposants, pour les visiteurs je n’étais pas inquiet. Cela paraissait immense, le Palais Brongniart ! Comment réunir un plateau de qualité avec pas mal d’exposants ? À l’époque, ce n’était pas si évident. Finalement, on en a rassemblé 58, ce qui n’est pas mal. Au premier étage on faisait des expériences, des food pairings, et on avait aussi la corbeille. Ce qui est drôle, c’est que la corbeille, j’y ai travaillé !


A la Bourse ?
Oui, quasiment l’année avant que ça ferme. Donc, c’était un endroit que je connaissais, sous un visage différent. Là, on avait installé l’espace VIP.

Il y avait déjà un bar VIP ?
Oui, c’est très important, l’espace VIP. Car, avant le Whisky Live, on organisait le Paris Whisky Festival, un événement VIP ouvert aux membres du Club de La Maison du Whisky, aux très bons clients des boutiques. Un salon qui mettait en avant la dimension sélection premium, négoce de qualité, single casks… On a démarré par ça. On a démarré par le VIP ! Je n’avais pas encore le plateau avec toutes les marques et tous les grands groupes. C’était un joli Whisky Live. Nikka et Suntory attiraient déjà beaucoup de monde, c’était déjà l’attraction en 2004.

La suite s’écrit où ?
On a fait d’abord un passage chez Christie’s, et c’était beaucoup trop petit – 47 exposants. Ensuite, nous sommes passés au Pavillon Gabriel, un peu à reculons car je n’aimais pas trop l’endroit. Mais c’était le parcours du combattant pour trouver des lieux : soit ils étaient trop chers, soit les dates ne convenaient pas, soit les salles n’étaient pas adaptées. Donc, pavillon Gabriel, 77-80 exposants, avec un peu plus de grands groupes, un peu plus de marques. Car, entre 2005 et 2008, il commence à y avoir davantage de distilleries.

Il y avait déjà d’autres spiritueux que le whisky ?
Quasiment pas. On commence à voir arriver 2 ou 3 marques de rhum dans un corner au Pavillon Gabriel. Ensuite, on retourne au Palais de Tokyo une seconde fois, sur un espace plus grand. Et il y a eu l’Hôtel Salomon de Rothschild, où on lance la première ébauche de Cocktail Street, avec une salle dédiée à la mixologie qui en 2011 était en plein boom. Ensuite, à la Mutualité, on franchit un cap en montant jusqu’à 128 stands, pour 25 pays représentés. On avait l’Inde, Taïwan, la France, avec Armorik, Eddu, etc.

En 2015, l’événement se déplace à la Cité de la Mode…
Oui, voilà, et là, ça s’étoffe, on passe à 8.000 visiteurs, plus 3.000 pros la première année à la Cité de la Mode. L’année suivante, en 2016, on ouvre la première vraie Cocktail Street. Puis la Rhum Gallery en 2018, la dernière année, où l’on monte à 163 stands et 12.000 personnes en comptant la Cocktail Street – à l’époque, on ne séparait pas les comptages. Et 45 pays représentés, grâce à l’arrivée des rhums.

2019, enfin, la Grande Halle de la Villette, le lieu parfait…
Là, on passe à 175 stands, 15.000 visiteurs la première année. En 2020, on est en plein Covid, il n’y a pas eu de Whisky Live. L’année dernière, on monte à 21.000 visiteurs plus 9.000 professionnels. Avec 280 exposants répartis sur 15.000 m².

Tu as forcément des anecdotes mémorables en magasin. Raconte !
Je me souviens qu’au Palais Brongniart, les gens de William Grant avaient fait venir au Whisky Live l’une de ces énormes cuves dans lesquelles ils font le mariage de Glenfiddich. Oui, un tun. Et le truc n’a jamais pu rentrer, bien sûr, c’était impossible à bouger. Il est resté pendant 3 jours au pied de l’escalier de l’entrée !

« Je m’entends encore expliquer aux jeunes femmes du stand Dictador : “Non, mais ce ne sont pas des tenues loi Evin !” »

On m’a parlé des jeunes ambassadrices d’une marque de rhum sud-américains virées des lieux manu militari…
Oui, au Palais de Tokyo, en 2009, j’ai mis dehors les jeunes femmes du stand Dictador. Je n’étais tellement pas préparé ! Je vois arriver des filles en tenues ultra légères… à vrai dire, elles étaient pratiquement à poil. Et je m’entends encore leur expliquer : « Non, mais ce ne sont pas des tenues loi Evin ! » (Il éclate de rire.) On a aussi eu les Douanes qui ont débarqué au Palais de Tokyo, pour contrôler 200 bonbonnes du stand Compass Box censées être remplies de whisky. Sauf qu’on y avait mis du thé ! Bon, ils nous ont alignés sur la communication non conforme d’une dégustation whiskies et cigares. Et je me suis retrouvé au poste.


Aïe ! Les risques du métier. Et 2024, le Whisky Live grandit encore. Est-ce que tu sens le risque de devenir « trop grand » ?
C’est encore plus grand puisqu’on prend 1.500m² de plus pour passer à 16.500m², avec deux tentes géantes installées à l’extérieur, l’une pour l’accueil des visiteurs et l’autre pour la boutique. D’ailleurs, il y aura deux accueils, ce qui permettra de fluidifier un petit peu les flux. Et là, on passe à quelque 320 exposants. A la Villette, c’est difficile d’aller plus haut, mais j’aimerais bien y rester, j’adore le lieu. Est-ce que c’est souhaitable d’avoir plus grand ? Ça dépend s’il y a de plus en plus de monde qui veut venir !


A cette échelle démesurée, comment garder l’esprit chasse aux trésors des débuts ?
En ajoutant des petites couches. Après la Rhum Gallery, on a créé en 2022 le Sake District et le Carré Collectors. En 2023, c’était la Gin Lane, qu’on va essayer d’améliorer cette année. Et en 2024, on rajoute le Patio des Agaves, avec toute une passerelle consacrée aux mezcals et tequilas– c’est une tendance forte en ce moment. Et puis on organise pour la première fois les World Drinks Awards France. Je crois que 75 distilleries et marques ont participé au concours. C’est une façon d’ajouter une dimension au Whisky Live.


En 2004, quand tu organises le premier Whisky Live, à quoi ressemble l’industrie des spiritueux ?
C’est scotch, scotch, scotch. Mais ça commence à être rhum, quand même. Avec les rhums hispaniques et les rhums de mélasse, essentiellement. C’est l’époque Matusalem, Angostura… Les rhums agricoles vieux, ça n’existe pas encore.


Et côté scotch, on est plutôt sur quoi en 2004 ?
Sur les grandes marques, les grandes distilleries qui marchent en France – les Classic Malts, les Glenfiddich, Balvenie, Aberlour… Après, tu as le négoce, et ça c’est très Maison du Whisky, on a toujours été très attirés par le négoce. À l’époque, il n’y a pas encore les tout petits indépendants. On voit surtout Gordon [& MacPhail], Signatory [Vintage], Douglas Laing…


À ton avis, qu’est-ce qui fait l’incomparable succès du Whisky Live par rapport à d’autres salons de dégustation dans le monde ?
L’exigence, clairement. C’est le fait d’avoir des crachoirs que l’on vide régulièrement – on rigole, mais c’est hyper important. C’est avoir des verres en verre, de vrais verres à dégustation. C’est une sécurité d’enfer, de sorte qu’il n’y ait pas trop de mecs ivres morts. Pour moi, ça, c’est clé. Tu peux présenter les meilleurs whiskies du monde sur le plateau, mais si tu n’as pas la logistique, le Whisky Live explose. Enfin, bien évidemment, la programmation est capitale. Moi, j’envisage le Whisky Live comme un festival de musique. Il faut que chaque année on se renouvelle, qu’on vienne avec des nouveautés. Ce qui permet de garder les fidèles et d’attirer de nouveaux publics.


En 2024, dans un contexte plus tendu, comment on entretient la flamme ?
C’est vrai qu’une année comme celle-là, elle est compliquée. Tu sens que les gens tirent la langue. Nous, on fait attention aux sélections, on veille à ne pas avoir des produits trop chers, des produits qui ne vendent pas, tout simplement. Parce que le but de tout ça, c’est de vendre, malgré tout. Le Whisky Live, c’est surtout une plateforme pour vendre, pour communiquer sur les spiritueux, sur les marques – les nôtres et celles des autres partenaires. L’idée, c’est de faire briller la catégorie. Aujourd’hui, le monde est un peu plus en crise, il faut donc faire très attention à ce que tu proposes, à ne pas avoir des marques trop marginales.


Marginales en quoi ?
Il y a des marques qui se marginalisent par le prix, par des sélections sont selon moi un peu excessives. Parce qu’elles ont mal acheté leurs fûts, parce qu’on est en 2024, que le marché a bougé, et que maintenant les prix sont en train de baisser.


Ah, tu trouves que les prix baissent ? Vu de mon portefeuille, ce n’est pas flagrant !
Ah oui, les prix des fûts baissent, je te le garantis ! Si tu cherches un peu, si tu es connecté, et si tu négocies, surtout. Les prix sont vraiment en train de baisser. Surtout sur les produits un peu chers, voire très chers. Là où il y a encore un peu de résistance, c’est sur les produits à moins de 100 €, à moins de 80 €, en négoce notamment. Les petits whiskies de 10 ans, 9 ans, 8 ans, c’est un peu plus compliqué. Dans le négoce, ils sont excessivement chers. Encore que Signatory Vintage baisse ses prix à un point, c’est de la folie. Là, depuis six mois, j’ai de nouveau pas mal de whiskies à 59,90€. D’une manière générale, il y a aujourd’hui trop de whisky, ils ne savent plus qu’en faire : depuis le Covid, les distilleries ont doublé, triplé leur capacité.

« Un nouveau Whisky Loch ? Je pense que c’est un peu ce qui est en train de se passer. Je suis très inquiet pour les petites distilleries indépendantes. »

Un nouveau « Whisky Loch » à horizon pas très éloigné, cela te semble hors de propos ?
Non, je pense même que c’est un peu ce qui est en train de se passer. Je suis très inquiet pour toutes les petites distilleries indépendantes qui ont investi et qui ont dit : « Tiens, le marché explose, donc on va doubler la capacité. » Et là, elles n’en peuvent plus.


On commence à entendre parler de distilleries de whisky à vendre…
S’ils trouvent des acheteurs ! Parce que je ne suis pas certain que les grands groupes regardent les distilleries à vendre en ce moment. Ils sont à -20, -30 [de chiffre d’affaires], ils serrent les vis. Ils rachètent plutôt des valeurs sûres, pas du craft un peu classique – parce que, quand même, beaucoup de ces distilleries se ressemblent. Et après, le problème de tous leurs whiskies, c’est qu’ils ont 3 ans. Quand je suis arrivé, les whiskies avaient 12 ans minimum, et on trouvait que c’était jeune ! Des single malts de 15 ans, 18 ans, c’était normal. Même 21 ou 25 ans. Et 12 ans, à présent, c’est vieux. Donc, aujourd’hui, tu as quand même des tonnes de whiskies de 3 ans à 80 € la bouteille, ce n’est plus possible. A moins d’avoir un super concept et un jus extraordinaire.


En 2004, les amateurs découvraient le whisky japonais. Tu te souviens du choc ?
Nous, en 2004, nos clients étaient déjà à fond sur le whisky japonais. Je parle de ceux du Whisky Live. En 2001, on avait déjà Suntory, on a Nikka. Ça allait super vite. En 2004, le whisky japonais, c’était comme aujourd’hui les rhums jamaïcains : les gens étaient fous. Et les gens venaient au Whisky Live pour le whisky japonais, notamment. C’était un peu la locomotive des whiskies du monde.


Quel regard portes-tu sur leur évolution en vingt ans ?
Des whiskies japonais aujourd’hui, il y en a plein. Il y en a trop. Et, eux, au lieu d’être à 80 €, ils sont à 300 €. Ils se sont tous calés sur le modèle Chichibu. Chichibu, quand ils se sont lancés à 150 €, c’était un truc de dingue, c’était un très grand whisky, ça se vendait. Ichiro [Akuto, le fondateur] était un peu un ovni. Et tout le monde a voulu refaire Chichibu. Mais bon… Même si, aujourd’hui, il y a des distilleries magnifiques au Japon, c’est de la folie. Mais c’est beaucoup, beaucoup trop cher. S’ils étaient à 150 €, ils se vendraient peut-être. Parce qu’il y a encore une prime au whisky japonais, clairement. Ils peuvent se permettre, même pour des nouvelles distilleries, d’être un peu plus cher. Je ne dis pas que ça va durer éternellement, attention. Je pense même que ça a même tendance à s’effriter un peu. On voit déjà certaines distilleries qui sont à des prix stratosphériques, qui sont hors sujet.


En vingt ans, l’offre s’est démultipliée plus vite encore que le nombre de distilleries. On ne sature pas un peu ?
Aujourd’hui, certaines distilleries sortent 232 références, on n’en peut plus ! Il y en a trop. Avant, une gamme c’était souvent 3 produits seulement.


Sur ce plan, tout le monde se renvoie la balle. Les producteurs mettent l’overdose de références sur le dos du distributeur, lequel blâme le consommateur zappeur…
Oui, on les a mal habitués, tu as raison, on leur demandait ce genre de choses. Mais c’est fini, ça. En fait, aujourd’hui, on a besoin de nouveauté avec de la diversité. La nouveauté sur une seule gamme, avec 17 références pour une même marque, cela devient compliqué. Je préfère avoir un éventail de distilleries, un éventail de pays, un éventail extrêmement large, plutôt qu’une gamme pléthorique chez un même producteur. Alors, bien sûr, si tu t’appelles Ardbeg ou Lagavulin tu peux te permettre de venir avec plein de références. Il y a une prime au prestige, à la notoriété. Mais quand tu es une petite ou moyenne distillerie sans notoriété, qui n’a pas fait le travail de construction de marque, si tu viens avec des références par dizaines, c’est périlleux.

« Il faut se calmer sur les innovations et revenir aux fondamentaux, bien faire grandir la marque. »

En ce moment, on sent que c’est un problème, la course effrénée à la nouveauté, à l’innovation, aux affinages…
Je pense qu’il faut se calmer, qu’il faut revenir aux fondamentaux, faire bien grandir la marque. La plupart des distilleries qui n’ont pas de moyens font grandir leur marque par le nombre de séries limitées. Ce n’est pas mal, mais ce n’est pas suffisant. Dans un marché en plein essor, cela peut fonctionner. Dans un marché compliqué, tu t’aperçois que si tu n’as pas une notoriété, si tu n’as pas construit ta marque, si tu n’as pas investi un peu, si tu n’as pas travaillé la qualité de ton produit, ça peut devenir risqué.


Avec la démultiplication de l’offre, c’est devenu quand même compliqué de réussir un lancement. Cela rend ton job plus difficile, non ?
Les lancements, c’est le plus important pour nous. Parce que si tu rates ton lancement, c’est mort. Tu passes à travers complètement. Et, là, aujourd’hui, en effet, on a beaucoup, beaucoup de marques qui innovent beaucoup. Donc nous, maintenant, on leur dit : arrêtez, faites-en moins. Et elles commencent à l’entendre. Après, nous, on a une variable qui me plaît beaucoup : les single casks. Le risque est moindre quand on sélectionne une barrique.


Bon, allez, je dégomme l’éléphant au milieu de la pièce : la premiumisation. Un phénomène majeur, intervenu dans les spiritueux depuis une vingtaine d’années, et auquel tu as beaucoup contribué. Accusé, qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
Moi, j’envisage toutes les marques par étage. Un, deux, trois, quatre, cinq, six étages. Si tu habites au 6e étage, c’est plus cher que si tu vis au rez-de-chaussée. J’ai besoin de me dire qu’une marque est capable d’aller très haut. Je me suis poussé à la premiumisation parce que mes marques étaient toutes petites, qu’elles n’avaient aucuns moyens, pas de budget marketing. Et donc, il a fallu montrer qu’avec rien, on était capable de créer des marques à forte valeur qui pouvaient aller concurrencer les plus grandes marques. J’étais plutôt joueur et j’avais envie de me dire : pourquoi est-ce qu’on ne serait pas aussi bons que les marques qui ont 2 millions d’euros de budget marketing, là où on avait zéro ? On avait le produit, donc on a joué avec le produit. On a joué avec les sélections, on a joué avec les single casks. Et on a fait monter les marques. Par la suite, ces marques-là ont commencé à avoir des moyens, elles ont créé des gammes, des sélections, des séries limitées, elles ont changé leur pack, leur bouteille… Elles se sont premiumisées.


Tu veux dire que tu n’envisages pas la premiumisation uniquement sous le biais de l’inflation des prix, mais également sur une amélioration des produits, de leur environnement ?
Voilà. La premiumisation, ce n’est pas seulement des carafes à 10.000 €. C’est aussi faire l’effort d’investir dans une bouteille personnalisée, fabriquée sur un moule exclusif, par exemple. Regarde Arran, une marque que j’ai accompagnée depuis le début, dont les prix restent sages mais qui a investi dans un pack magnifique qui a fait bondir ses ventes. Après, la valeur est tellement liée à la rareté… Que les produits rares aillent très haut, ça ne me choque pas. Ça ne s’adresse pas à tout le monde, on est bien d’accord. Mais c’est un marché qui existe, que tu ne peux pas ignorer.


Il y a néanmoins beaucoup de marques qui ont confondu premiumisation et simple augmentation de leurs tarifs de façon délirante…
Oui, mais cela concerne plutôt les grandes marques. Je ne dis pas que certaines petites marques n’ont pas eu parfois la folie des grandeurs… C’est possible, ça peut arriver. Mais les grands groupes, eux, ont cette approche plus financière. On enfonce des portes ouvertes, mais derrière les grands groupes, il y a des actionnaires qui veulent une rentabilité. S’ils peuvent créer un maximum de valeur, ils ne vont pas s’en priver.


On voit d’ailleurs, aujourd’hui, que le nouveau Graal pour ces géants, c’est le luxe. Voir une partie du whisky évoluer vers le luxe, c’est inéluctable ou c’est casse-pipe ?
C’est sûr que ça devient un peu comme les marques de montres ou de voitures… Ce n’est pas ce qui me plaît le plus, clairement. Mais si je peux vendre demain des bouteilles d’une distillerie indépendante à un million d’euros, je signe. Je me dis, tiens, si nous, on arrivait à faire la même chose que Macallan, ça serait dingue. Ce qui m’excite, c’est me dire que j’ai réussi cela, mais avec d’autres leviers, avec peu de moyens, finalement. J’ai créé une valeur perçue qui était dingue avec une approche beaucoup plus artisanale. Mais il y a peu de marques qui sont capables de ça, qui sont capables d’aller aussi haut, de toucher les étoiles. En revanche, le « luxe » qu’on voit en duty free dans toutes les capitales, ce monde standard, je n’aime pas trop.


C’est toujours le scotch qui règne en maître sur le whisky à tes yeux ?
Oui. Pour nous, oui. Le scotch c’est sérieux, ça rassure. Quoi qu’on en dise, les grands Islay, les grands whiskies du Speyside, ça reste des valeurs ultra-sûres, bien plus fortes que la plupart des whiskies du monde.


Les forces et les faiblesses du scotch aujourd’hui, en 2024 ?
La faiblesse du scotch, on vient d’en parler, c’est le prix un peu excessif, voire très excessif pour certaines marques, qui fait que certains amateurs ont lâché, se sont déconnectés du monde du whisky pour aller vers le rhum, vers l’armagnac, parfois vers le cognac. Le vieux cognac, c’est aujourd’hui souvent moins cher que le vieux whisky, c’est fou. Alors qu’il y a encore peu de temps, c’était l’inverse. La grande force, c’est qu’au sein du whisky il y a un vaste éventail entre le très, très cher et les choses plus accessibles, les bons rapports qualité-prix qui restent encore nombreux. Prends Aberlour : ce n’est pas très cher pour ce que c’est. C’est quand même un whisky âgé, c’est bon… Il y a encore plein de whiskies écossais qui restent très abordables, heureusement.


Les embouteilleurs indépendants traversent une drôle de période. Avec des institutions comme Gordon & MacPhail qui raccrochent, de nombreux acteurs qui se lancent dans la production et montent des distilleries. Et une multitude de petits nouveaux qui arrivent sur le créneau, pour le coup, systématiquement ultra-premium, avec du 5 ans vendu à 200€, sélectionnés à la main, les soirs de pleine lune…
Oui, il faut suivre ! Tu vois, cette année, pour moi, l’élément qui a vraiment changé la donne, c’est Signatory [Vintage] qui baisse ses prix. Gordon [& MacPhail], on l’a vu il y a trois ans, était en pleine bourre, avec ses produits super-premium, magnifiques, ses belles carafes, ses très, très vieux whiskies de 60, 70, 80 ans. On en vendait pas mal. Ils en vendent moins, d’ailleurs, ils le reconnaissent. Ils ne sont pas inquiets, parce qu’ils sont assis sur une mine d’or. Signatory, lui, a toujours été plus accessible que la moyenne des négociants. Et là, dans cette période, il l’est encore davantage. Gordon propose de nouveau des whiskies plus abordables, également. Douglas Laing, pareil. Je trouve qu’en ce moment il y a une prise de conscience de la crise actuelle. Ça ne va peut-être pas durer. Pour le moment, l’Asie n’achète plus les produits rares, ultra-premium. Et donc, ils sont obligés soit de baisser les prix et de proposer des gammes plus accessibles, soit ils acceptent de vendre moins, tout simplement.


Et tous ces petits qui se lancent…
Les petits qui se lancent, j’ai du mal à comprendre. J’avoue que je ne regarde pas trop. Sincèrement, je regarde les classiques, les plus établis, ceux avec lesquels on a l’habitude de travailler. Tous les nouveaux apparaissent parce que tu peux acheter facilement des whiskies aujourd’hui chez des brokers. Si tu veux, toi, embouteiller une barrique, ce n’est pas si compliqué : tu cherches sur Internet, et en une heure tu as trouvé un fût à acheter sur un site. Alors après, attention, tu n’as pas forcément l’opportunité de goûter. Ou si tu veux goûter, tu vas payer 20 € ou 50 € le sample. Mais tu as plein de possibilités, en réalité. Les négociants les plus smart, ou les plus puissants, les plus gros, ont décidé d’investir aussi dans la production. Ils te disent tous que, de toute façon, ils ne pourront bientôt plus utiliser le nom des distilleries. Et donc, à un moment, on n’aura plus que du « Highland », « Islay », « Lowlands »… C’est sûr que ça sera un peu moins sexy.


Tu penses qu’on est peut-être au début d’un cycle nouveau ?
Je ne me pose plus ce genre de question. Parce que, à chaque fois, je suis surpris par des changements que je n’avais pas imaginés, ou des innovations, des catégories qui émergent et que je n’avais pas entrevues. La différence entre aujourd’hui et il y a 25 ans, c’est qu’hier je réfléchissais uniquement au whisky ; maintenant, je pense spiritueux. Mon éventail est beaucoup plus large. Si une catégorie pèche un peu, je vais me tourner vers une autre. J’ai une façon de compenser des décroissances, ou des tendances qui seraient un peu tassées. Le gin, en ce moment, se tasse – pas en France, mais on était très, très en retard. Maintenant, on parle de l’agave, de whisky américain, de bourbon…


Le bourbon pourrait enfin décoller sur des produits de niche ?
Nous, on a toujours été à fond sur le bourbon sans arriver vraiment à en vendre. On aimait bien les vieux bourbons. Mais pendant des années, on ne trouvait que du 75 cl, les bouteilles n’étaient pas aux normes européennes. Maintenant, une grande partie des producteurs se mettent au format 70 cl, parce qu’ils ont besoin de sortir de leur marché national qui commence à saturer un peu. Donc, là, ils regardent l’international, de plus en plus.


Dans le whisky américain, là encore les prix à l’export ont bien flambé !
La catégorie s’est premiumisée, et les producteurs ont beaucoup augmenté les prix, c’est sûr. Mais on part de très bas, comme le rhum à une certaine époque. Aujourd’hui, ça monte. Et une chose a changé : désormais, on parle des bourbons comme des single malts. Alors qu’avant, on les jugeait inférieurs. Moi, j’ai toujours bien aimé le bourbon. On the rocks, même pur, je prends du plaisir. Peut-être moins qu’avec un Islay, ou moins qu’un vieux whisky écossais…


Est-ce que les spiritueux français tirent un peu parti de la conjoncture internationale compliquée ?
Si on prend le cognac, la France a toujours été un marché complètement délaissé par les producteurs. Je pense que, maintenant, s’ils perdent la Chine et les États-Unis, ils vont devoir s’intéresser à nous ! Moi, j’apprécie le cognac à un certain âge, à partir de 8 ans, de 10 ans, ou plus. Il y a aussi le degré : quand on est très marqués « whisky », on aime bien les produits avec un peu plus de puissance. Après, il y a l’armagnac, qui est un peu au cognac ce que le mezcal est à la tequila. Et tu trouves des armagnacs de 40-50 ans à moins de 200 €, c’est quand même dingue. Un whisky de 50 ans, c’est 10.000 € au bas mot. Donc c’est sûr que je sens qu’il y a quand même un intérêt pour les vieux cognacs, les vieux armagnacs.


Et la percée du whisky français, toi, tu y croyais ?
Alors, j’y croyais… Disons en tout cas que je l’ai accompagnée depuis le début. J’y croyais… Oui, je pense que j’y croyais, parce que j’étais très tôt sur les deux ou trois premières distilleries en France, je me suis battu pour les avoir. Donc au fond, ça veut dire que j’avais le sentiment que c’était quand même important. Après, je n’avais pas anticipé qu’il y allait avoir une telle explosion de distilleries.

« Il est encore trop tôt pour parler de décollage du whisky français. Attendons. Il manque un ou deux géants qui tirent le marché. »

On peut parler de décollage ou c’est trop tôt ?
Pour moi, c’est trop tôt. Je ne le vois pas encore à ce point dans les chiffres. Je trouve que le whisky français reste encore assez variable dans sa qualité, qu’il y a encore beaucoup de projets un peu artisanaux. Attendons. Il n’y a pas encore de grand groupe qui se soit à ce point emparé de la catégorie. Il manque un ou deux géants qui tirent le marché, et il n’y a pas beaucoup d’investissement marketing. Alors il y a Bellevoye, clairement, qui investit beaucoup, avec des produits un petit peu plus marketés. Mais ce n’est pas lié à une distillerie comme Armorik, Rozelieures ou Eddu. Moi, je suis plus attaché à cette tradition-là. Pour le moment, la catégorie se distingue par beaucoup d’initiatives assez isolées, contrairement à ce qu’a pu vivre avant le whisky japonais.


Alors, il y a un spiritueux pour lequel le marché français est le centre du monde, c’est le rhum. Tu vois toujours le rhum comme un relai de croissance essentiel ?
C’est clair. C’est la deuxième catégorie chez nous. Et il y a une telle diversité dans le rhum. Regarde ce que fait Alexandre Gabriel à la Barbade, c’est quand même assez dingue ! Tu sens que c’est un peu ça, le rhum du futur, cette versatilité, être capable de produire à la fois du rhum de mélasse ou de jus, des rhums de colonne ou de pot still, des fermentations longues ou plus courtes. Là, tu peux t’amuser, tu peux explorer. C’est un peu ce que va essayer de faire Sukhinder Singh sur Islay.


En tant qu’amateur, tu dégustes beaucoup de rhums ?
Alors, moi, je bois toujours plus de whisky que de rhum. C’est un produit que je trouve plus digeste, qui a plus de finesse, mais aussi plus de puissance, il y a une palette qui est assez dingue. Hier, j’ai bu un vieil Ardbeg, c’était un nectar…


Je préfère les interviews avec Eric Huang, si tu veux savoir, parce qu’il te sert un verre des whiskies qu’il évoque pendant l’interview.
Désolé (rires). Nous on est dans le rhum un peu haut de gamme, et je pense que c’est ce qui tire la catégorie, comme dans le whisky. Aujourd’hui, les rhums blancs agricoles, il n’y a qu’en France qu’on les boit. Si tu veux sortir le rhum agricole du marché français, il faut faire des rhums vieux agricoles. Mais avec le rhum vieux agricole, tu ne peux pas vendre de rhum blanc agricole. Enfin, tu peux, mais c’est comme le baiju, les consommateurs n’y comprennent rien.


On n’en est encore qu’au début, parce qu’il n’y a pas énormément de stocks âgés dans le rhum agricole…
Rien, rien. Mais je pense que le rhum agricole va se développer. Quand tu goûtes un rhum vieux agricole, il y a quand même plein de points communs avec un whisky. Ça doit pouvoir facilement se vendre en Angleterre, en Allemagne, en Asie, aux Etats-Unis, j’en suis convaincu, vraiment.


Si le rhum emprunte les mêmes recettes que le single malt, on aimerait qu’il évite d’en adopter aussi les travers…
Selon moi, le problème du rhum, c’est sa définition. C’est quoi le rhum ? Il y a encore plein de choses qui restent à définir. C’est beaucoup plus clair dans le whisky.


Dans le rhum, cela a été quand même un peu défini, en tout cas en Europe.
Oui. Mais tu as encore le vieillissement continental, le vieillissement tropical… Le whisky a un cadre extrêmement contraignant, alors que le rhum reste encore assez souple. Donc c’est en train de s’améliorer, de se mettre en place, mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a quand même encore beaucoup d’abus. Parfois, tu ne sais pas trop où ça vient, quel âge a le produit… Ça manque encore beaucoup de transparence, je trouve. Mais c’est en train de bouger.


Tiens, passons au… sans-alcool ! Est-ce que tu vois un avenir au « nolo » ?
Est-ce que je vois un avenir au sans-alcool ? Euh… [Long silence]


Je ne pose pas la question à la bonne personne, on dirait : j’ai l’impression de discuter salade avec un cannibale.
(Rires) Je pense que ce n’est pas tellement pour nous, le sans-alcool. Bien évidemment on en propose mais ce n’est pas forcément là où j’ai envie d’aller. Si le marché est plus fort que nous, bon, eh bien, je m’inclinerai. On n’est pas drivés uniquement par l’opportunisme, mais on essaie de l’être à petite dose. On a surtout beaucoup d’intuition et on va vers les choses qui nous plaisent avant tout, et qui ont un certain potentiel. Aujourd’hui, moi, ce qui me plaît, c’est le whisky plus que tout, et le rhum… J’aime aussi vraiment le saké. Le baiju, j’avais essayé de regarder mais, même si je suis persuadé qu’il y a des choses extraordinaires dans le baiju, je ne les ai pas encore trouvées.


Idem. Même le shochu, j’ai du mal…
Alors, sincèrement, je commence vraiment à comprendre.


Tu es à un stade d’éveil au-dessus de moi.
Non, je te jure, vraiment, maintenant, je rentre dans le shochu, alors qu’il y a encore 2-3 ans, j’avais toujours ce nez, ou ces saveurs un peu spécifiques de patates douces. Je ne sais pas trop… Ça avait quelque chose d’assez écœurant. Aujourd’hui, je trouve ça plutôt agréable. Et j’aime plutôt, en fait. J’ai mis du temps à l’apprivoiser, mais comme le saké. J’ai mis du temps à comprendre le saké, ce n’est pas évident.


Admettons que tu décides de construire ou de racheter une distillerie. Tu as carte blanche, des moyens illimités. Tu t’installes où ? Pour produire quoi ?
Je dirais plutôt sur Islay, l’endroit qui m’a donné envie de boire du whisky. J’ai démarré avec Caol Ila, avec Lagavulin, c’était vraiment mes whiskies préférés, et qui le restent, avec Ardbeg, Laphroaig. Mais, tu sais, moi je suis un marchand, je suis un commerçant, j’aime cette diversité, j’aime avoir accès à tous les whiskies du monde, à tous les rhums du monde. Cela m’excite plus que d’avoir une distillerie. Je suis un passeur, qui fait briller les distilleries des autres. Mais on regarde la possibilité de construire ou d’investir dans des distilleries ou dans des marques à nous, parce que c’est une dimension stratégique. On a toujours le risque de perdre des marques, ou d’avoir un problème au niveau des marges, qui ont plutôt tendance à se réduire dans la distribution. Donc tu es obligé de créer ton propre monde avec tes produits en propre – ce qu’on fait avec LMDW. Tu es obligé d’avoir un peu d’indépendance ou des collectors. Je le fais à la fois par passion et par raison. Pour que la boîte continue d’exister et de grandir en indépendance.


On s’est dit qu’en vingt ans beaucoup de choses avaient changé. Mais quelles sont les constantes ? Qu’est-ce qui n’a pas bougé en deux décennies ?
Nous ! Nous, on n’a pas changé ! Si ce n’est qu’on a grandi, qu’on a davantage de moyens. Moi, je n’ai absolument pas changé, c’est sûr. Je fais exactement la même chose qu’il y a 30 ans. Sauf que j’ai ajouté des couches et des couches sur une base initiale qui reste identique. Je continue d’aller sélectionner à l’étranger, de recevoir des échantillons, de goûter dans les chais si c’est encore possible – bon, ça, ça a changé un peu. Et à part cela… Je pense que les bons produits, ça reste. La qualité, la façon de juger la qualité, se définissent toujours sur les mêmes critères. Les bons produits, ça reste quand même ce qui nous drive avant tout.

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