C’est l’ouvrage de l’année en matière de spiritueux, celui qui doit figurer en bonne place sur votre liste au Père Noël, celui qui vous rendra la fin d’année plus douce – et avouez que vous en avez grand besoin. “Le Livre des calvados”, de Christian Drouin – dont tous les amateurs de fines gnôles connaissent bien les eaux-de-vie de cidre fort prisées –, foisonne de détails techniques passionnants, d’histoires (la grande et les petites) jubilatoires, de recettes fabuleuses, et retrace en filigrane la dévotion et la passion vouées à un grand spiritueux. Vous y apprendrez notamment que…
1- Le calva resta près de 100 ans en confinement (alors camembert !)
En 1713, une ordonnance royale interdit aux eaux-de-vie de cidre de quitter leur région de production (Normandie et Bretagne essentiellement). Sous la pression des viticulteurs qu’on n’appelait pas encore “lobby”, Louis XIV cède à cette mesure de confinement qui ne prendra fin qu’après la Révolution. Sans même faire semblant, puisque le préambule de l’arrêté énonce clairement vouloir « favoriser le débit des eaux-de-vie de vin », aka le cognac. « Le calvados se vendait mieux et s’exportait mieux, cela a créé des jalousies. Des manifestations fréquentes et massives agitaient les pays de la vigne, détaille Christian Drouin. Les Cognaçais, c’était les Gilets jaunes de l’époque ! » Les ronds-points en moins.
Toujours est-il qu’après pas loin de cent ans de confinement, le cognac eut la peau du calva : les savoir-faire disparurent, les circuits de distribution s’évaporèrent. Et les Normands prirent l’habitude de consommer eux-mêmes leur production (voyez ce qui nous guette si l’épidémie joue les prolongations). Un siècle et demi plus tard, la crise du phylloxera décimera le vignoble français, mettant le cognac à genoux – et laissant le champ libre au whisky. L’histoire a la mémoire longue (en anglais : karma is a bitch).
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2- L’industrie de la carte postale normande doit tout à un sale insecte
Préparez-vous à un choc : le paysage normand n’a pas toujours existé. Le ravissant bocage aux airs de jardin des dieux, les prairies plantées de pommiers à l’ombre desquels ruminent les vaches se sont créés aux XIXe siècle seulement. Quand le phylloxera ravage le vignoble, privant les citadins de cognac, les mouches changent de coche, et la demande se reporte sur l’eau-de-vie de cidre, dont les ventes explosent. La nature a horreur du vide et le gosier humain déteste la sécheresse. Les cultures sont alors massivement converties en vergers et en herbages. Ajoutez les troupeaux de vaches dans les prés pour une carte postale parfaite, copyright Normandie.
3- La vache, ingrédient secret des meilleurs calvados
Les vaches normandes, dont le lait produit quelques-uns des plus beaux fromages français, n’aiment rien tant que bouloter les pommes. Dans les vergers, elles gobent avec gourmandise les fruits véreux tombés dans l’herbe, les plus goinfres n’hésitant pas à balancer leurs miches sur les troncs pour secouer les branches et faire tomber du rab, garantissant une récolte de qualité, dépourvue de mauvais fruits. Elles taillent en outre les branches basses et fertilisent les sols. Tout cela vaut bien l’aumône de quelques pommes. Et à ce propos…
4- La pomme était-elle collabo ou résistante ?
Après le Débarquement, pendant la Seconde Guerre mondiale, les pommiers à cidre prirent part aux combats, sans que l’on sache toutefois de quel côté les bougres penchaient. L’historien Anthony Beevor, cité par Christian Drouin, raconte dans “D-Day et la Bataille de Normandie” comment les Alliés avaient sous-estimé les difficultés de déplacement dans le bocage. Couverts de bleus par les secousses, les chars britanniques, traversant les vergers, se prenaient dans le museau les branches des pommiers qui les bombardaient de tirs tendus de petits fruits à cidre. Lesquels fusaient dans les écoutilles, s’empilaient dans les tourelles jusqu’à bloquer les manœuvres – et avec la chaleur de l’été, pourrissaient dans le four de métal s’ajoutant aux odeurs corporelles et de cordite. Les stratèges de l’opération Overlord avaient sous-estimé la pomme. Newton et les sœurs Tatin – toutes proportions gardées – en avaient pourtant tiré une leçon en leur temps.
5- Sans calva, point de café
Le calvados et le café, c’est l’histoire d’un speed dating contre nature qui finit en mariage d’amour. Quand il se diffuse en Occident, venu des terres d’Islam, le café se présente d’abord comme un antidote à l’alcool. En France, où il apparaît à Marseille à la fin du XVIIe siècle, on prétend que le caoua guérit tous les maux (comme l’eau-de-vie, et je vous ai raconté cette histoire ici), y compris l’abus d’alcool, et possède la vertu de dessouler illico quiconque aurait un peu trop ardemment levé le coude. En Normandie, sa consommation se généralise au XIXe siècle. Las, quand la cafetière arrive sur la table, la place est déjà occupée par la carafe de calvados qui y trône. On prit donc naturellement l’habitude de rincer la tasse d’une lichette de gnôle : la “rincette” (ou pousse-café). Refuser une rincette, autant vous prévenir, relevait de la faute de goût, pire : de l’affront. Après le repas, on passait à la “surrincette” – pour rincer la tasse propre, parfaitement môssieur. Venait ensuite la “déchirante” (ou la “consolation”), qui anticipait la douleur de se quitter avec cette fois un vieux calva. Et si les convives s’attardaient, le maître de maison leur offrait la dernière rincette baptisée fort à propos le “coup de pied au cul”, lequel coup de pompe ne rinçait plus que la luette, puisqu’entre temps on avait sorti les verres à liqueur pour remplacer les tasses. Bref, les Normands aiment le café. Et la vaisselle propre.
Jusque dans les années 1970, le café-calva reste une institution – et un accord divin quand les produits sont de haute qualité. Christian Drouin raconte comment, alors qu’il embauchait aux usines Renault de Boulogne-Billancourt en 1969, il se retrouva au comptoir devant un petit noir noyé de gnôle après avoir commandé un simple café. Ben, fallait préciser, lui répondit le serveur.
6- Il est plus facile à une poire de passer par le goulot d’une bouteille
Vous lui trouvez un goût de poire ? Y en a. Sans doute. On peut en effet mêler des poires aux pommes pour fabriquer du calvados : jusqu’à 30% dans le calva Pays d’Auge, et au minimum 30% pour le Domfrontais (en réalité, rarement moins de 50%). Mais savez-vous pourquoi on trouve si peu de “pommes prisonnières”, ces pommes entières présentées dans une bouteille de goutte, alors que les poires prisonnières, elles, ne se comptent plus ? Et d’abord, comment fait-on pour passer une pomme dans un goulot sans chausse-pied ni vaseline ? La carafe, voyez-vous, est enfilée sur une branche au moment où les fleurs se sont transformés en petits fruits. Ceux qui ont aperçu la scène dans les vergers croient peut-être avoir vu un arbre à bouteilles, auquel cas permettez-moi de rappeler à votre bon souvenir les conseils de modération d’usage dans la consommation d’alcool ainsi que cet article– non, les flacons ne se cueillent pas sur les branches basses. Tout simplement parce que les vaches les brouteraient. Mais lâchons les vaches et revenons à nos moutons.
Problème : la pomme possède une queue plus courte que la poire. Quand elle grossit dans la bouteille, l’appendice casse facilement dans le goulot. Le second problème tient à la “chute physiologique” chez le pommier : 95% des petits fruits qui se sont formés sur l’arbre vont tomber spontanément dans les premières semaines. Si toutes les fleurs donnaient des pommes, les branches casseraient sous leur poids, s’écrasant sur la tête des bovins, les vaches plates offriraient moins de résistance au vent, on imagine les catastrophe en chaîne… Bref. Il faut donc placer la carafe quand la pomme est suffisamment formée pour qu’on soit à peu près certain qu’elle se développe, mais pas assez pour qu’elle se faufile dans le goulot. Ensuite, il faut élaguer autour, protéger la bouteille d’un petit chapeau de papier durant les mois d’été, quand le soleil sous l’effet loupe du verre cuit le fruit – la “compote prisonnière” compte moins d’adeptes. Et choisir avec soin la variété ad hoc. Quand on peut faire pousser une poire en bouteille avec 80% de succès, le taux de réussite des pommes prisonnières ne dépasse guère les 40%. Pourquoi s’emmerder, alors ? Avec des “si”, on mettrait Paris en bouteille, dit-on, mais il y a longtemps qu’avec du calva les Normands auraient réussi.
7- Le verger normand, un jardin d’Eden unique au monde
On fait pousser des pommes dans de nombreux pays – la Chine à elle seule produit la moitié de la récolte mondiale –, et on distille des eaux-de-vie de cidre dans moult régions du monde : en Amérique du Nord (où l’apple brandy était le spiritueux d’élection bien avant le bourbon) et du Sud, en Europe, en Russie, au Japon (Nikka, le géant du whisky, a commencé avec des gnôles de pomme)… Mais, indépendamment de leur qualité, aucune de ces eaux-de-vie ne possède le caractère et la complexité uniques du calvados (lire ici). Car ce sont des siècles de sélection variétale qui ont formé le verger normand. On y dénombre des centaines d’espèces de pommes à cidre différentes, chacune avec ses spécificités (teneur en sucre, acidité, tannins…), et les meilleures eaux-de-vie assemblent des variétés aux qualités complémentaires : des pommes amères et douces-amères pour donner du corps, des pommes douces riches en sucre, des pommes acidulées aux puissants arômes fruités, des poires pour la fraîcheur… Quand vous dégustez un grand calvados, ce sont toutes les subtilités du fruit défendu qui éveillent vos sens. Adam et Eve n’avaient aucune chance.
“Le Livre des calvados : des racines normandes, une ambition mondiale”, de Christian Drouin, éditions Corlet, 188p, 39,50€. A commander ici (possibilité de dédicace de l’auteur) ou dans votre librairie habituelle.
Par Christine Lambert