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Benjamin Kuentz s’impose discrètement comme l’un des assembleurs qui écrivent les plus jolies pages du whisky français. Son dernier volume, Uisce de Profundis, est un récit de voyage qui sent l’appel du large, puisque le single malt a dormi un an dans les profondeurs de l’Atlantique. Loin d’un gimmick anecdotique, cette aventure pourrait livrer des clés sur la maturation.

 

On ne devrait jamais se pointer sans gilet de sauvetage à une dégustation de whisky. Même si le rendez-vous se tient dans un immeuble des beaux quartiers parisiens, un après-midi de fin août. Avant de me jeter par-dessus bord, le bougre m’avait mise en confiance, avec son nez aux notes subtilement marines, son fruité patiné de cire. Mais à la première gorgée, une attaque saline jaillit soudain en bouche, et l’espace d’une nanoseconde la vague m’engloutit sans prévenir. Nom de Dieu, ce liquide est vivant, ai-je songé en brassant vers le rivage pour m’échouer sur le sable. Ah non, pardon, la moquette.

Uisce de Profundis, la dernière création de Maison Benjamin Kuentz, vibre sur la langue avec une énergie presque électrique, déposant les embruns sur l’eau-de-vie de malt telle une marée montante qui noierait les champs d’orge. Coïncidence – I think not –, ce whisky a été fraîchement pêché au large d’Ouessant. Oui, je sais, le monde est injuste : quand vous et moi jetons une ligne dans l’Atlantique, c’est en espérant au mieux remonter une friture et pas une caisse de gnôle. Mais l’année 2020 qui tarde à s’achever nous a gratifié·es d’événements plus inattendus.

 

Bateau mer spiritueux

Il y a deux ans, Amphoris, une start-up spécialisée dans le vieillissement sous-marin du vin (oui, ça existe), propose à Benjamin Kuentz d’expédier du whisky au fond des eaux qui baignent le Finistère. Sceptique mais curieux, le jeune homme se prête à l’expérience évocatrice des grands récits de voyage où les vieux galions coulés gardent pendant des siècles le secret de cales pleines de doublons et de précieuses bouteilles attendant le chasseur de trésor. En 2018, 96 bouteilles et 12 petits fûts remplis de deux whiskies (un lorrain, un breton) sont donc largués en pleine mer sur deux sites, à -20m et -60m de profondeur.

“Ça m’intéressait d’observer les effets potentiels de la maturation dans un milieu inhabituel, un chai sous la mer, avoue l’éditeur de whiskies français, comme il se définit. Et puis, on dit toujours que les spiritueux, contrairement au vin, ne vieillissent plus, ne bougent plus une fois embouteillés. J’avais envie de vérifier.”Une fois les bouchons recouverts d’étain, les goulots cirés, les bondes des fûts bien enfoncées, tonneaux et quilles calés dans des casiers métalliques cadenassés, le bateau d’Amphoris n’avait plus qu’à lever l’ancre pour confier sa cargaison au bon vouloir de Poséidon.

 

boite mer cargaison

Il se trouve que Poséidon avait la dalle en pente. Et s’est empressé de siffler les trois quarts de la cave. Pour une fois qu’on lui offrait de quoi se rincer la glotte autrement qu’à l’eau salée, qui sommes-nous pour juger ? Sous la pression, les bouchons et les bondes se sont contractés, laissant s’échapper le whisky remplacé par l’eau de mer. Open bar pour la poiscaille, alertez les mérous ! “A -60m, 90% des bouteilles ont été perdus. Heureusement, j’ai commencé avec des quantités modestes et des mini-tonneaux de 10 litres qui, eux, sont restés à -20m, se félicite rétrospectivement Benjamin Kuentz. Je n’ai pas voulu risquer de vrais fûts.” Ce qu’il a pourtant fait depuis, avec la 2e mise à l’eau, 200 bouteilles, 24 petits fûts et 2 barriques de 180 litres – mais cette fois, les systèmes de fermeture étanches ont été révisés (secret défense).

 

En immersion en mer, un certain nombre des paramètres reconnus pour influer sur le vieillissement des spiritueux diffèrent du plancher des vaches. Sous l’eau, l’humidité reste constante – merci de me citer si vous reprenez ce scoop. De même que la température (10 à 17°C à -20m, où l’on distingue encore le jour, et 10 à 13°C à -60m, où la lumière s’évanouit). L’oxygène se raréfie, la pression augmente avec la profondeur (d’un bar tous les 10m), avec pour conséquence l’absence d’évaporation.“Surtout,explique Denis Drouin, l’un des cofondateurs d’Amphoris, l’Atlantique est soumis au phénomène des marées. On compte 5 à 6m de marnage [la différence entre marée haute et basse]quotidien en moyenne. Le poids de la colonne d’eau, autrement dit de l’épaisseur d’eau au-dessus des bouteilles, et la pression qui s’exerce varient au rythme de 2 marées basses et de 2 marées hautes par jour. Ce sont ces différences de pression continuelles, en plus de la valeur de la pression même, qui ont une influence. La mer agit comme un terroir qui ne serait jamais le même. C’est aussi un outil de production fiable, qui ne s’arrête jamais.”

 

Comment se manifestent précisément ces variations sur la composition moléculaire du whisky et in fineson goût ? Difficile à évaluer à ce stade. A charge pour Benjamin Kuentz de faire analyser sa pêche en labo. L’IUVV (Institut universitaire de la vigne et du vin) de Dijon a déjà procédé à des tests sur du jaja stocké à la baille, sans pour autant communiquer les résultats. Mais en matière de spiritueux, on avance en eaux inconnues. Serge Valentin (interview ici), le plus célèbre des “malt dégustateurs” français, raconte quelques épiques parties de pêche sur son blog whiskyfun : un vieux whisky Robert Brown récupéré des cales du SS Wallachia, cargo qui sombra dans le Firth of Clyde en 1895, percuté par un bateau norvégien. Un Dufftown sans étiquette sorti de la même épave. Un scotch issu de la vingtaine de fûts qui, en janvier 1983, s’échappèrent d’un tanker panaméen qui les embarquait aux Malouines avant d’affronter la tempête. Les vagues ballotèrent les barriques jusqu’à la côte du Trégor où, dans un louable souci de nettoyer au plus vite cette pollution, les Bretons se précipitèrent avec des jerrycans – ça changeait des marées noires.

 

“Ce qui est certain, c’est qu’en l’espace d’une année sous l’eau, le goût du whisky s’est modifié, témoigne Benjamin Kuentz. En remontant les bouteilles, j’ai constaté que chacune avait réagi différemment. Certaines étaient imbuvables – de l’eau de mer !–, quelques-unes passables, mais d’autres excellentes. On n’est pas exactement dans le référentiel whisky. D’une manière générale, les arômes pâtissiers et de fruit confit ont mal réagi. Mais l’océan a fait un beau travail sur la texture, qui s’assouplit, gagne en gras. Et il apporte ses notes maritimes, un peu comme si on avait trempé son verre dans la mer, et qu’on l’avait rempli de whisky après l’avoir laissé sécher. Avec des huîtres, c’est sublime.” Et bouleversant, je dois dire.

 

Vous pourrez bientôt goûter par vous-même : Uisce de Profundis sort officiellement en novembre, alors qu’un crowdfunding (ici) permet jusqu’au 21 novembre de mettre la main sur l’une des premières bouteilles. Compter 380€ la quille sous les coquillages (320€ en contribuant au financement participatif), car l’opération a un coût, exorbitant : celui des pertes considérables, d’abord, car si les anges ne pipent rien, les sirènes s’arsouillent copieusement. Celui de l’opération de mise à l’eau et de remontée, du permis et de la concession accordés par l’Etat pour pouvoir immerger de l’alcool, de la main d’œuvre qui gratte manuellement quelques concrétions histoire de dégager l’espace pour coller une étiquette… Bref, un coût de production multiplié par 10.

 

Auquel s’ajoute un travail d’assemblage : “Vu le prix de vente et les variations importantes de qualité, je ne pouvais pas demander au consommateur de jouer à la roulette russe, remarque Kuentz. Une fois les bouteilles remontées – la première mise en 2019 et la deuxième fin août 2020 –, elles ont toutes été débouchées, goûtées, et j’ai ensuite composé l’assemblage avec les meilleures avant de remettre le whisky dans les flacons.” Au total, 60 à 100 bouteilles réchappées des fonds sous-marins et dûment numérotées seront donc mises en vente. De quoi financer le prochain le prochain voyage sous les mers. Qu’attendez-vous pour prendre votre ticket sur kisskissbankbank ?

 

Par Christine Lambert

 

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