Une BD sur le whisky, c’est une bonne nouvelle, pour la BD et pour le whisky ! Et quand c’est archi-documenté, drôle, bien construit et dessiné, on ne peut qu’applaudir. Précipitez-vous sur cet ouvrage où les lecteurs de Whisky Mag vont retrouver des personnages bien connus. Rencontre confinée avec les scénaristes, Stéphane Carrié et Arnaud Delalande.
Stéphane Carrié et Arnaud Delalande, peut-on en savoir plus sur votre parcours ?
SC : ESCP, Technische Universität Berlin, London School of Economics, Sorbonne, j’avoue avoir pris goût aux études… et à la vie d’étudiant, tout en cultivant un vrai désir d’écriture. Avec un tel CV, j’aurais sans doute dû me retrouver à faire un métier comparable à celui de notre personnage, Fix, avant sa descente aux enfers ! Mais j’ai voulu vivre de ma plume, alors j’ai fini par opter pour le métier de scénariste, plus précisément en télévision, un média déjà en pleine mutation au début des années 2000. Depuis, j’ai signé de nombreux scénarios sur différentes séries françaises, beaucoup de polars notamment, un genre que j’affectionne particulièrement. « Whisky » est ma première incursion dans le monde de la BD.
AD : En effet, pour ma part j’ai passé un bac généraliste (c’était le B ! Sciences-éco) avant de suivre des classes préparatoires littéraires, puis une licence d’Histoire et Sciences-Po Paris. Tout cela prédestinait sans doute plus à d’autres types de professions, mais chassez le naturel… et il revient au galop ! Je voulais me diriger vers l’écriture, l’édition, le cinéma… la publication en 1998 de mon premier roman, « Notre-Dame Sous la Terre », a vite orienté le débat. J’ai travaillé près de 15 ans dans une école de cinéma comme directeur adjoint et prof, tout en continuant de publier, essentiellement des polars historiques. Vers 35-36 ans, mes amours d’enfance m’ont rattrapé et je me suis lancé dans le scénario de BD, en continuant les deux de front depuis, et en touchant un peu au cinéma et à l’opéra… L’écriture est une conquête, mais c’est aussi une grâce, pour nous deux je pense !
Comme le souligne Serge Valentin dans sa préface, il y a peu de place pour le whisky dans la BD. Il parle d’ailleurs du whisky, comme d’un produit culturel. Qu’en pensez-vous ?
SC : Il y a eu peu de BD consacrées au whisky à ma connaissance. Les rares ouvrages évoquant le whisky sont souvent des œuvres très personnelles, qui se situent du côté de l’auto-fiction. Le whisky y apparaît souvent plus comme un fétiche ou un symbole, plutôt que comme un univers ou un sujet à part entière. Il y a beaucoup plus de BD autour du vin, ou même du cognac, des produits traditionnellement ancrés dans notre art de vivre, en France. Comme le dit Serge, le whisky est un produit culturel – initialement lié aux terroirs historiques qui l’ont vu naître, l’Irlande et l’Ecosse en particulier, des terres, des gens, une histoire… Avec internet, le whisky a bénéficié d’un essor international incroyable. Comme tout produit culturel, il suscite des passions, des collections, des vocations aussi ! Et comme tout produit culturel, le whisky se partage, fait parler, suscite des émotions et des rencontres…
Comment est née cette rencontre entre vous, d’une part et cette idée d’autre part ?
AD : Stéphane et moi nous connaissons depuis près de 30 ans, comme un très bon malt. Je me souviens d’un déjeuner où j’ai confessé à Stéphane d’un air navré que je ne prenais que des whiskies de contrebande, dont nous tairons le nom, et en plus chez mon épicier. A quoi lui, qui s’y connaissait (et s’y connaît toujours) beaucoup mieux que moi, m’a rétorqué que bien sûr j’avais tort – et que le whisky, comme le vin, avait son trésor de saveurs, d’histoire, de poésie. J’étais donc un agneau, un béotien, un hérétique. Aussi a germé à ce déjeuner l’idée d’organiser chez lui, parce qu’il avait déjà une cave conséquente, une dégustation de choix, de temps en temps, avec quelques amis – dont curieusement beaucoup de scénaristes. Ainsi est née l’une des plus nobles institutions contemporaines, petit cénacle d’amateurs forcenés : les Forces du Malt.
SC : Depuis maintenant plus d’une dizaine d’années, ces rencontres régulières nous ont permis justement de partager et d’échanger autour du whisky, d’apprendre et de développer nos goûts, tout cela dans une ambiance informelle, sans chercher à nous prendre trop au sérieux non plus. Au fil de nos dégustations, à mesure que notre intérêt pour le whisky se muait en véritable passion, Arnaud et moi avons fini par nous rendre à l’évidence : nous sommes tous deux auteurs, alors pourquoi ne pas écrire quelque chose sur notre breuvage préféré ?
AD : Il y a trois ans maintenant, Stéphane et moi avons alors proposé à Laurent Muller un roman graphique sur le whisky : il existait déjà sur le vin des collections de BD et un manga célèbre, Les Gouttes de Dieu, mais rien dans le domaine du whisky ! Laurent a été enthousiaste et a proposé à son tour à un autre Stéphane, l’excellent dessinateur Stéphane Douay, de nous rejoindre dans l’aventure. Stéphane Douay a alors apporté sa patte graphique, bien sûr, très appropriée au sujet, ainsi qu’une collaboration au scénario dans sa version finale. Et le trio artistique, devenu quatuor avec le talentueux coloriste Christian Lerolle, a très bien fonctionné.
En quelques mots, quelle est l’histoire de Fix, le héros de votre aventure ?
AD : Fix est un jeune trader qui voit sa vie s’effondrer : sa femme le quitte, son meilleur ami le trahit pour prendre sa place, il perd son travail et fait un esclandre chez un rappeur hystérique qui démolit sa voiture à coups de barre à mine. Sur ces entrefaites, il fait la connaissance de l’un des meilleurs dégustateurs du monde, Giorgio Paviani, qui se trouve être aveugle… Et qui va lui proposer un marché étonnant : retrouver en 80 jours pour le compte d’un collectionneur de ses amis 5 bouteilles de légende, d’Irlande en Antarctique en passant par l’Ecosse, les USA et le Japon… Un flacon d’Uisge Beatha, un Usher’s écossais, un Harry E. Wilken, bouteille datant de la Prohibition, un Karuizawa japonais issu du fût mythique 1842, un Mackinlay blended malt sauvé de la folle expédition de l’explorateur Shackleton…Fix, qui n’a plus goût à rien, va retrouver dans cette chasse aux trésors un nouveau sens à sa vie, à mesure qu’il apprend également l’histoire des whiskies, le secret de leur fabrication, et la poésie de saveurs qui leur sont associés… Bref, il va faire ses classes ! Et le lecteur avec lui.
Il y a un petit côté Indiana Jones chez Fix. Quelles sont vos références à tous ?
SC : Le look que Stéphane Douay a donné à nos héros sur la couverture fait évidemment penser à Indiana Jones. On aurait presque pu appeler l’album « les Aventuriers des Whiskies Perdus » ! Il y a aussi dans le périple de Fix et Gio des clins d’oeil à La Part des Anges de Ken Loach – les péripéties autour d’un fût de la légendaire distillerie Malt Mill, la tentative comique des personnages d’en subtiliser une partie du contenu de façon rocambolesque…
AD : Bien sûr, Indiana Jones, mais aussi Jules Vernes et le Tour du Monde en 80 jours, naturellement, ou encore les comédies anglaises, La Part des Anges de Ken Loach, The Full Monty, les Monty Python en embuscade également, l’aveugle de Parfum de Femme…
Est-ce qu’on vous retrouve, les uns ou les autres, dans l’un des personnages de cette aventure ?
AD : Pas vraiment pour ce qui me concerne, ou bien un petit peu dans les deux protagonistes, mais nous aurions dû demander au dessinateur un discret caméo ! Je n’ai pas connu de champion de la dégustation de whisky aveugle, en revanche j’ai eu jadis dans mon entourage des traders dont la vie s’était retrouvée brisée, du fait d’une profession qui a connu beaucoup d’excès, parfois jusqu’au drame… C’est un type de personnage sympathique que ce trader brisé qu’est Fix, il me touche. Nous avons cherché à lui donner un côté à la fois largué, désabusé, mais candide aussi, et il va se révéler un excellent associé… Quant à Giorgio, c’est un croisement entre Vittorio Gassman et Pacino…
SC : On pensera à un caméo pour la suite, haha ! En tant qu’auteurs, nous plaçons inévitablement un peu de nous-mêmes dans les personnages. Nous avons tous été des néophytes comme Fix au moment de découvrir qu’il y avait du whisky après le Red Label !
Votre histoire évoque une course aux trésors en l’occurrence, des collectors… C’est une de vos marottes ?
SC : J’ai succombé à une certaine collectionnite au fil des ans, entre les Forces du Malt et d’autres groupes d’amis constitués sur les forums d’amateurs, les réseaux sociaux ou dans les festivals dédiés. En parallèle de la profusion des nouveautés maltesques – entre les nouvelles distilleries et les innombrables embouteilleurs indépendants, le choix de malts est devenu aujourd’hui incroyable ! – j’ai découvert peu à peu les bouteilles d’époques révolues, notamment cet autre âge d’or du whisky des années 60 et 70. C’est un horizon différent, accessible seulement par les maisons d’enchères ou les cavistes spécialisés. Ce qui me fascine, c’est que ces bouteilles sont l’écho d’une histoire, de méthodes de productions différentes, de whiskies dont les profils aromatiques n’existent plus de nos jours… Se lancer à la recherche de ces flacons se transforme inévitablement en chasse au trésor.
Avez-vous été conseillé sur le whisky ou êtes-vous des amateurs éclairés ?
SC : Les deux ! Dans l’exploration du whisky, je pense qu’on a toujours plaisir à échanger avec d’autres passionnés – qu’ils soient simples amateurs, cavistes, journalistes, blogueurs… Le rôle de conseil des cavistes est incontournable, surtout au début. Pour celles et ceux qui veulent aller plus loin, l’étape suivante consiste ensuite souvent à se documenter par soi-même : Whisky Magazine par exemple a été et reste pour moi une source d’informations importante (et agréable à consulter!), il y a des guides et des livres traitant du whisky qui sortent chaque année, et évidemment les blogs pullulent sur internet… Je ne sais plus comment je suis tombé sur whiskyfun.com, mais depuis ce jour je le consulte quotidiennement : les commentaires de dégustation de Serge Valentin m’ont permis de comprendre et apprécier le whisky bien mieux que tant d’autres livres savants. L’étape ultime consiste enfin à explorer tout ce qu’il y a au-delà de la bouteille : se documenter sur l’histoire du whisky, découvrir les terroirs, visiter les distilleries, rencontrer les gens qui font le whisky…
Quel type de consommateur / connaisseur de whisky êtes-vous ?
AD : Je reste un amateur, un peu plus éclairé grâce à nos rencontres régulières des Forces du Malt, à Stéphane et au travail sur cet album… J’ai beaucoup appris, mais je reste très loin de Stéphane lui-même, des grands lecteurs de votre magazine et des personnages de notre album, particulièrement de Giorgio ! J’apprends à mesure en goûtant. Humble je suis face au whisky.
SC : Pour ce qui est de la « consommation », je déguste plusieurs fois par semaine, en toutes petites quantités : souvent, je prépare une petite sélection pour le soir, 3 ou 4 drams, environ 1cl pour chaque, et je prends quelques notes – cela fait souvent sourire en festival ou en soirée, mais je me promène toujours avec un carnet pour écrire mes impressions à la volée ! Comme j’aime pouvoir goûter un maximum de whiskies différents, j’achète ou j’échange souvent des échantillons – à tel point que j’ai un placard entier rempli de centaines de petits flacons.
Vous faites apparaître des personnalités bien connues de Whiskymag, comme Dave Broom, Charles MacLean et Serge Valentin. Mais aussi Marlène Léon, spécialiste des collectors pour LMDW et François Piriou du Golden Promise. Comment se sont passées les rencontres ? Je pense aussi à Jean-Marc Bellier et Salvatore Mannino de la boutique LMDW Rue d’Anjou…
SC : Etant parisien, j’ai la possibilité de passer facilement à la Maison du Whisky. La boutique de la rue d’Anjou est devenu un véritable repaire où je prends plaisir à parcourir du regard les étagères remplies de flacons et à discuter avec Jean-Marc Bellier et Salvatore Mannino, que je connais maintenant depuis 10 ans et dont les conseils ont toujours été précieux. Il y a aussi l’événement fort de l’année – malheureusement annulé en 2020 en raison de la crise sanitaire – le Whisky Live Paris : c’est notamment là que j’ai fait la connaissance de Marlène Léon et François Piriou, en particulier au bar éphémère que le Golden Promise tient là à chaque édition. Dave Broom, Charles Mc Lean et Serge Valentin animent également des Masterclasses d’anthologie lors de cet événement – j’ai le souvenir d’une dégustation qui les avait réunis tous les trois ensemble, « Brora vs Old Clynelish » en 2014, une séance qui reste gravée dans les mémoires de tous les participants ! Que ce soit en boutique, au bar ou dans un festival, je trouve formidable – et révélateur – que ces personnalités restent toujours aussi accessibles, passionnées et passionnantes !
Sous prétexte d’une course aux trésors, c’est un ouvrage drôle, un peu barré mais avant tout très documenté. Comment avez-vous travaillé le scénario ?
SC : Avec Arnaud, nous avons évidemment cherché à raconter une histoire qui ne ressemblait pas à ce qui avait déjà été fait pour le vin ou le cognac – souvent des histoires d’héritage ou de polar. Le challenge était de proposer une fiction à la fois divertissante et didactique, qui entraîne les lecteurs néophytes dans une aventure ponctuée de comédie et d’informations sur le whisky,… et qui parle tout autant aux connaisseurs à travers des clins d’oeil et des références plus pointues. Nous avons aussi décidé de nous appuyer sur les étapes de fabrication du whisky – maltage, fermentation, distillation, etc. – pour en faire la structure dramaturgique du récit. Fix passe en quelque sorte par ces étapes symboliques dans sa découverte du whisky et lui permettent de retrouver goût à la vie…
Un peu à la Blake et Mortimer, on sent les paysages et les lieux observés, les personnages rencontrés ; comment avez-vous travaillé l’image ?
AD : Comme pour la plupart des albums, le dessinateur Stéphane Douay s’est constitué une abondante documentation iconogaphique, surtout que l’on voyage beaucoup dans l’album ! Les Highlands, l’Irlande, le Mont Fuji, le Kentucky, les glaces de l’Antarctique… Stéphane Douay a un très grand sens du découpage, des ruptures de ton voire de style, de l’humour, de l’efficacité narrative. Il a irrigué le scénario de notre Whisky. Mais il y avait également la partie « technique » : la juste représentation des bouteilles de whisky citées par exemple, qui sont parfois très rares. Sur ce point, Stéphane Carrié l’a beaucoup aidé en lui fournissant la documentation nécessaire. Tout cela pour nourrir les dramsqui se déroulaient sous nos yeux.
Dans un contexte de crise sanitaire et de fermetures des librairies, comment allez-vous vendre la BD ?
AD : Comme tous nos petits camarades, en attendant la réouverture des libraires, la distribution se fait via le click & collectet les plate-formes dans un premier temps, avec le concours on l’espère du réseau des libraires indépendants, mais aussi… le vôtre, la presse, les cavistes…
SC : De nombreux cavistes ont effectivement fait part de leur intérêt pour notre BD, et nous espérons qu’ils pourront la proposer en boutique ou en ligne !
Whisky, un roman graphique, scénario : Stéphane Carrié et Arnaud Delalande, dessins : Stéphane Douay, Les Arènes BD éditions, 20 €
Spécial confinement :
La situation sanitaire étant ce qu’elle est, vous pouvez bien entendu le trouver sur fnac.com, amazon.fr.
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Par François de Guillebon