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Depuis près de trente ans, Brian Kinsman façonne l’identité aromatique de Glenfiddich, single malt écossais le plus vendu au monde. Pour Whisky Mag, le maître de chai revient sur l’évolution de la distillerie, les risques assumés de la Grand Series et les défis d’un marché du whisky en mutation.

La série Grand illustre une approche expérimentale très assumée. Comment est-elle née et comment choisissez-vous les associations entre whisky et autres univers ?
Brian Kinsman : L’origine de la Grand Series remonte plus loin qu’on ne le pense. Le Glenfiddich 21 ans, désormais intégré à cette gamme, existe depuis plus de vingt ans. C’est lui qui a jeté les bases de futures expérimentations. Au fil du temps, avec une réserve de fûts bien constituée et une plus grande confiance dans le processus, l’idée d’une collection a émergé, de manière très naturelle, sur une décennie ou plus.
Quant au choix des fûts, rien n’est exclu. On essaie tout. Certaines finitions fonctionnent, d’autres non. Certaines sont excellentes mais irréplicables, car trop rares. D’autres encore étouffent l’ADN Glenfiddich, ce qui est rédhibitoire. Le style maison doit rester lisible. Un whisky peut être original, mais il doit impérativement rester un Glenfiddich.

Le Grand Château 31 ans a été affiné pendant neuf ans dans des fûts de vin de Bordeaux. Pourquoi une finition si longue ?
Brian Kinsman : Ce n’était pas prémédité. À l’origine, on a mis un 22 ans dans d’excellents fûts de vin rouge, en pensant le laisser six mois. Mais il ne cessait de s’améliorer. Après un an, puis deux, puis trois, on voyait que le profil évoluait de manière superbe. Le vin apportait des notes prunes, confiturées, sans jamais prendre le dessus. On aurait pu l’embouteiller plus tôt, mais on a attendu le bon moment. Et au bout de neuf ans, c’est devenu le Grand Château 31 ans.

Ce type d’élevage prolongé comporte des risques. Comment les avez-vous gérés ?
Brian Kinsman : Le principal danger, c’est le déséquilibre. Mais comme il n’y avait ni plan initial ni contrainte de temps, on s’est laissé guider uniquement par le goût. Tant que le profil évoluait bien, on laissait mûrir. Et avec le Covid, tout a été retardé, ce qui a prolongé naturellement le vieillissement. Dès 27 ou 28 ans, le whisky était déjà très bon.

Comment décririez-vous son profil aromatique, comparé aux autres vieux Glenfiddich ?
Brian Kinsman : C’est un whisky extrêmement indulgent. Beaucoup de chêne, mais sans excès. Une vraie profondeur, sans lourdeur. Quelques gouttes d’eau révèlent des vagues de fruits tendres, de vanille, une belle texture en bouche, et toujours cette empreinte Glenfiddich. C’est un whisky complexe, mais facile à aborder. Il coule de source.

Cette édition comprend aussi une œuvre de l’artiste André Saraiva. Quelle importance accordez-vous à l’émotion visuelle dans l’expérience du whisky ?
Brian Kinsman : Honnêtement, mon rôle reste le whisky. Mais j’aime qu’on puisse faire appel à des artistes venus d’horizons totalement différents. J’ai rencontré André à Shanghai, et malgré nos univers opposés, on s’est retrouvés sur un point commun : créer de la joie, éveiller la curiosité. L’idée, c’est de divertir et d’innover, par le goût comme par l’image. Mais moi, je reste concentré sur le liquide.

La Grand Yozakura marque une première avec une finition en fûts d’Awamori. Comment avez-vous découvert cette eau-de-vie japonaise ?
Brian Kinsman : C’était il y a sept ou huit ans. Un fournisseur de fûts nous a parlé de quelques barriques d’Awamori. Je ne connaissais pas. On a fait des recherches, et découvert que l’Awamori est généralement vieilli dans des pots en terre, pas en bois. C’est une catégorie très confidentielle. On a récupéré cinq ou six fûts, qu’on a remplis avec du Glenfiddich 11 ans — juste pour voir.

Qu’est-ce qui vous a convaincu ?
Brian Kinsman : Pas tant le goût que la texture. Ce finish apportait une onctuosité remarquable, une viscosité qui enrobait la bouche, sans changer radicalement le nez ou le profil aromatique. Un soupçon de terre peut-être, mais très subtil. C’est ce qui nous a donné confiance pour tenter à nouveau l’expérience, cette fois sur un whisky plus âgé. On a gardé une base légère, en fûts de chêne américain non tanniques, et appliqué une finition de six mois. Cela a permis de préserver le style Glenfiddich tout en ajoutant cette texture unique.

Avez-vous collaboré avec des producteurs japonais ?
Brian Kinsman : Pas au départ. C’était d’abord un test en interne. Une fois les résultats prometteurs, on est allés plus loin. On a échangé avec des spécialistes de l’Awamori, exploré les traditions, mieux compris le contexte. Mais l’approche est restée guidée par le goût. On a aimé, on a embouteillé.

Glenfiddich reste très accessible, tout en explorant des territoires pointus. Comment conciliez-vous ces deux facettes ?
Brian Kinsman : C’est une tension constante. Nos expressions cœur de gamme — 12, 15, 18, 21 ans — doivent rester parfaitement régulières. L’erreur est interdite. Mais en tant que créateurs, on a aussi besoin d’explorer. Parfois, ce sont les éditions plus pointues qui séduisent ceux qui ne boivent pas forcément du Glenfiddich. Et c’est très bien comme ça. Chaque édition est un pari mesuré.

Vous travaillez sur des whiskies de 12 à plus de 30 ans. Que représente l’âge aujourd’hui à vos yeux ?
Brian Kinsman : L’âge rassure. Il crée une attente. Mais il ne garantit rien. Un 12 ans mal élevé ne brillera pas grâce à son chiffre. À l’inverse, les whiskies sans mention d’âge nous donnent une grande liberté. On peut assembler des fûts très vieux et d’autres plus jeunes, obtenir un résultat beaucoup plus expressif qu’une indication rigide.
Dans la série Experimentals, on préfère souvent ne pas afficher l’âge pour cette raison. Mais cela reste important pour nous. Cela fait partie de l’ADN Glenfiddich.

Après près de 30 ans chez Glenfiddich, comment votre rôle a-t-il évolué, notamment avec la montée en puissance du storytelling et des éditions limitées ?
Brian Kinsman : Aujourd’hui, les consommateurs veulent plus qu’un bon verre. Ils veulent comprendre le « comment » et le « pourquoi » : comment le whisky est fabriqué, quels fûts ont été utilisés, qui est derrière. Cette curiosité change notre façon de parler du whisky. Mon rôle ne se limite plus à créer des saveurs : il faut aussi raconter l’histoire.

Comment voyez-vous le marché mondial aujourd’hui ? Et où se situe la France ?
Brian Kinsman : On traverse une période troublée – économie, géopolitique, habitudes de consommation. Mais le désir de qualité et de traçabilité est intact. Le Scotch y répond parfaitement. Le monde est instable, difficile à lire. Mais la demande pour des whiskies de qualité, avec une vraie origine, reste forte. Les consommateurs sont de plus en plus sensibles à la provenance. C’est un atout pour le Scotch, qui a toujours misé sur l’origine, le temps et le savoir-faire.
Sur les prix ? Je ne sais pas. Ce n’est pas propre au whisky — c’est tout le secteur du luxe. Les prix sont peut-être trop élevés pour certains, mais le marché tranchera. Tout dépend de ce que les gens sont prêts à payer.

La France compte aujourd’hui plus de 140 distilleries de whisky. Suivez-vous ce qui s’y passe ?
Brian Kinsman : Oui, on en a goûté quelques-uns. On observe une dynamique similaire en Europe et en Australie. L’Amérique du Nord semble avoir atteint un plateau, mais globalement, le whisky artisanal connaît une croissance rapide. C’est une excellente chose — à condition que la qualité suive. Le vrai danger, c’est que des produits médiocres nuisent à l’image de la catégorie. Mais bien faits, ces whiskies profitent à tout le monde.
On parle souvent des marchés émergents, mais des pays comme la France restent essentiels. Ici, le whisky fait partie intégrante de la culture. Glenfiddich assure directement sa distribution en France, sans déléguer. C’est un marché prioritaire, et nous ne l’oublions jamais.

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