Commençons 2025 sous les meilleurs auspices: en plaçant très haut la barre. Avec une visite de la distillerie Groult, où se cisèlent des calvados comme on en fait peu. Il sera donc question, dans le désordre, de fermentations ultra-longues, d’abeilles, de vaches, de la vie sexuelle des pommiers, de distillation au feu de bois…
L’heure est enfin venue de rallumer le feu et de réchauffer le cul des alambics. En ce début janvier, alors que les températures tankent frileusement vers 0, la distillation reprend au Domaine Roger Groult. A l’écart de Lisieux, dans le bocage normand, cette vieille maison de calvados fondée à la fin du XIXe siècle concentre au feu de bois, par petits lots, des eaux-de-vie cousues main dont les connaisseurs tentent égoïstement de garder le secret.
Pour faire un bon calvados, il faut… des abeilles. Dès les beaux jours, ces insectes butinent les pommiers en fleurs, transportant les pollens d’un arbre à l’autre. Gardons-nous d’explorer les détails de la vie sexuelle des pommiers, affaire hautement complexe, mais sachez que l’arbre tend vers l’échangisme, et que la fécondation se passe idéalement quand on diversifie les variétés dans les vergers.
Chez Groult, on les bichonne, les abeilles: les arbres fruitiers ne sont pas traités. Las, le printemps frisquet a incité les petits pollinisateurs à rester planqués au chaud dans la ruche. Et puis il a plu, et plu, replu, replu encore. « Petite récolte: 300 tonnes de pommes au lieu de 400 à 600 tonnes en temps, soupire Estelle Groult, qui dirige le domaine de ses ancêtres. Mais on s’attendait à pire. »
Car, oui, pour faire un bon calvados, il faut aussi des pommes, voire des poires puisque l’AOC en accepte jusqu’à 30% dans l’eau-de-vie normande – mais Groult ne travaille que le fruit défendu. De septembre à décembre pour les plus tardives telles la Noël des champs ou la Moulin à vent, les récoltes s’enchaînent sur les 30 ha de vergers.
Pommes amères, acidulées, douces-amères… une trentaine de variétés esquissent la palette des calvados Groult. « Et on achète environ 20% de pommes en plus auprès de petits producteurs locaux: c’est important pour préserver les vergers du Pays d’Auge », complète Estelle. Comptez 18 kg de pommes pour faire 1 litre de calva, selon l’IDAC – ou 15 tartes Tatin si vous manquez d’ambition.
Déchargé sur la dalle entre les bâtiments à colombages et les cuves extérieures, le tapis de fruits dévale vers les rigoles creusées dans le béton, sortes de petits canaux dans lesquels court l’eau vive qui les rince et les pousse vers le pressoir.
Une fois les pommes broyées et pressées, les fermiers du coin en récupèrent les déchets – le marc – pour nourrir les vaches qui en raffolent. Pardon, j’allais oublier: pour faire du calvados, il faut aussi des vaches, et avouez qu’on tait souvent cet ingrédient. Ces ruminants à « meuh » entretiennent l’enherbement, fertilisent les vergers et boulotent les fruits gâtés tombés au sol – quitte à forcer leur chute à coups d’arrière-train dans le tronc.
Le jus, de son côté, part en fermentation spontanée, sans ajout de levures, pendant dix à douze mois au lieu des 21 jours minimum requis par l’AOC calvados Pays d’Auge. Car chez Roger Groult, on ne distille que des cidres vieux, complexes, aromatiques, superbe matière première pour des eaux-de-vie de qualité destinées aux longs vieillissements.
En septembre, avant le début de la récolte, Jean-Marie Lust, distillateur et maître de chai, allume les 3 petits alambics pour distiller une première fois les cidres de l’année précédente. Un personnage, Jean-Marie! Les mains nouées comme les branches d’un chêne, entré chez Groult à l’âge de 16 ans, il y a plus de 4 décennies bien tassées, il prendra sa retraite dans 18 mois et cherche un successeur à former.
Dès cette passe initiale, il écarte les têtes (le liquide toxique qui s’écoule en premier) et le « rebiot » puis les queues, autrement dit la fin de distillation, pour recueillir une « petite eau » à environ 30% d’alcool.
« Le rebiot, ça ne vaut pas un coup de cidre, disaient les anciens », se marre-t-il en recollant une bûche dans le foyer. Pas une raison pour le gâcher: on le redistille donc avec les têtes et le cidre de l’année suivante. Un peu tordu à suivre mais y aura pas interro écrite, promis.
En janvier, on rallume le feu pour la seconde passe et, cette fois, pas question de remettre du bois pendant la distillation, au risque de cramer la gnôle. Au bout de 4 heures environ, les petits alambics ont fini de recracher une eau-de-vie de cidre à 70% d’alcool à la louche.
Si vous passez dans le coin pendant les vacances de février, Estelle organise des visites de la distillerie à la lanterne, dès que le jour se couche. Car du lundi au vendredi soir, les alambics ne dorment pas, les équipes se relaient pour entretenir la flamme.
Pour devenir un calvados, le spiritueux doit à présent passer au moins deux ans sous bois, dans l’ombre moite et fraîche des chais. Des caves magnifiques, où les antiques foudres molletonnés de toiles d’araignées recèlent des trésors liquides.
Depuis leur installation, jamais ils n’ont été vidés en totalité: on veille à toujours y laisser un tiers du liquide, la « souche » qui éduquera les eaux-de-vie plus jeunes et assure la constance de ces assemblages perpétuels.
Le style Groult? « Finesse, complexité, rondeur et gourmandise, énumère Estelle. Sur les vieilles eaux-de-vie, un bel équilibre entre les arômes de fruit et les notes de vieillissement. C’est aussi la patience dans chacune des étapes de fabrication: des variétés de pommes du terroir Pays d’Auge récoltées à maturité, une fermentation lente et naturelle, une double distillation au feu de bois dans des alambics à repasse. »
Le millésime 2009 se prépare pour la rentrée, ainsi qu’une carafe prestige dont les détails restent secrets. Et dans les énormes foudres, barriques qui dépassent la hauteur d’homme, les grands classiques de la maison continuent à écrire fidèlement une histoire qui traverse les âges.
La Réserve ancestrale et la cuvée Le Doyen (plus de 30 ans), dont la souche a très peu évolué, côtoient L’Age d’or (plus de 25 ans) ou le Vénérable (plus de 18 ans), merveille emblématique du style Groult qui, pour 75€ à peine, vous fera redécouvrir l’Old Fashioned: oubliez le whisky!