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A trop parler de passion, de frénésie de possession, on a fini par oublier d’être amoureux des spiritueux. Plaidoyer pour le plaisir en forme de courrier du cœur.

 

Cela t’est sans doute arrivé à toi aussi, de te présenter comme « un passionné de whisky » ou un « passionné de rhum ». Pas vrai ? Et quand on se retrouve entre passionnés, avoue qu’il n’est nul besoin de trop nous pousser pour qu’on exprime avec ferveur et emballement ce sentiment extrême. On aime comparer nos expériences, s’échanger nos retours, on veut tout connaître du spiritueux, de sa fabrication, on doit savoir ce qu’il y a dans la bouteille, quitte à se focaliser sur les détails – quoi, 288 g d’esters/hl seulement ? 45 ppm ? 52 heures de fermentation ? WTF !

 

C’est que, vois-tu, la passion emporte. C’est même à ça qu’on la reconnaît. Elle emporte jusqu’au débordement. Et à trop se vivre en passionnés on en a oublié l’amour. A quel moment avons-nous cessé d’être amoureux du whisky, du rhum ? Quand avons-nous perdu la simple joie de se faire plaisir avec un « bon petit whisky » ou un « rhum cool » (voire l’inverse) ? Où est passée l’excitation et la curiosité de (re)découvrir un produit sans prétention qu’on a bonheur à partager tandis que la conversation se prolonge (et si tu parles au chien en sirotant seul, c’est du partage quand même, je ne te jugerai point) ? Aurait-on oublié comment déboucher ces dives bouteilles qu’on planque bêtement sous clé une fois l’étui posté sur les réseaux sociaux ? Savons-nous encore savourer un nectar fabuleux en profitant de l’instant, sans le comparer, l’évaluer, le critiquer ni le noter ?

 

Fruit de la passion…

Toujours en quête de la montagne russe et du looping liquides qui te décrochent la glotte, te napalment les papilles, te beurrent les récepteurs et te défoncent la calebasse, le passionné définit l’objet de sa monomanie par son caractère rare et cher avant tout, son potentiel instagramable/facebookable : la passion est statutaire, vois-tu, elle doit pouvoir refléter celui qui prétend y succomber. Et il ne t’aura pas échappé qu’il est plus valorisant de poster la photo d’une salve de Caroni Employees ou d’un vieux Bowmore des années 70 que le Trois Rivières ou le Red Label (au hasard) achetés au Franprix du coin.

 

« Le passionné devient vite dogmatique, me faisait remarquer un caviste. Il a une façon d’envisager le goût très brutale et parfois dénuée de sensibilité. » Car la passion, cette servitude violente et déraisonnable, doit cocher des cases : brut de fût, non filtré à froid (on a tous lu je ne sais plus où que c’était meilleur), « intact » et « pur » – voilà pour la nouvelle marotte –, non édulcoré, high ester, peat ou sherry bomb, parcellaire et monovariétal, en série limitée – et merci d’afficher toute la collection si la série est longue. J’allais oublier : +1.000 points au kiffomètre si la distillerie a disparu.

 

La passion se calcule, c’est un feu ardent dont les flammes réclament un combustible continu : si tu veux l’entretenir, il faut savoir acheter et revendre, échanger et renchérir sur www.auctionetfaisgrimperlesprix.com. Elle se nourrit de possession, sans jamais s’assouvir. Une quille plus rare, plus prestigieuse, plus extrême, plus ancienne, plus âgée chassera toujours l’autre, comme le dernier modèle d’iPhone remplace le précédent avant même de s’user. A la différence que la quille, le plus souvent, on ne l’ouvrira pas.

 

Quand les Anglo-Saxons se qualifient de whisky lovers ou rum lovers, les Français se vivent en passionnés, et je crois que les mots ont un sens. Le premier terme embrasse, le second exclut. N’oublions pas l’amour au fond des verres : c’est finalement ce qu’il y a de plus passionnant.

 

Par Christine Lambert – Suivez Christine sur Twitter

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