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Longtemps dominée par une seule marque, la catégorie des fernets s’ouvre et retrouve ses petits-cousins, les élixirs suédois. L’occasion de se pencher sur une histoire de médecins centenaires, de charlatans et de vieux grimoires qui ne débute pas nécessairement là où l’on croit.

En 1845, Bernardino Branca, herboriste ou apothicaire autodidacte – c’est selon – de 44 ans s’enferme dans son laboratoire afin de perfectionner la formule qui fera la gloire de sa toute neuve distillerie de Milan. Après deux ans d’efforts, il présente son futur produit phare, le Fernet Branca. Cent soixante-dix ans plus tard, c’est une boisson culte à Buenos Aires où il est servi avec du Coca Cola, à San Francisco et dans tous les bars où officie la nouvelle génération de petits malins du shaker.

Mais les premiers pas du fernet ne le promettaient pas à égayer les fins de service de mixologues en besoin de réconfort. Des promesses médicinales de son étiquette à sa vente en pharmacie, jusqu’à sa promotion par un médecin renommé à la suite d’une énième crise de choléra à Milan, il s’agissait, plus que tout autre spiritueux, d’un véritable tonique pensé pour les disciples d’Hippocrate. De fait, les premières campagnes promotionnelles expliquaient le nom si étrange du produit par le rôle d’un certain docteur suédois, M. Fernet, dans l’élaboration, aux côtés de Branca, du remède idéal. «Le Dr. Fernet, lisait-on, vécut 104 ans, son père 130 et sa mère 112». En vérité, son triomphe, Bernardino ne le devait qu’à lui-même – même s’il sut trouver l’inspiration dans les manuels de son époque.

À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, le mythique suédois, dont la mort n’était due qu’à une chute de cheval, était une figure commune de la liquoristerie européenne. Son nom changeait, de Hierner à Yernest, Ivernex et, enfin, Fernet – ce dernier peut-être une création de Branca. Celui des remèdes aussi – Beaume de vie, Élixir de vie ou encore Élixir suédois. Les recettes, par contre, variaient peu. On trouvait en leur centre aloès, gentiane, rhubarbe, safran et agaric. Pour supporter l’ensemble, une bonne dose de thériaque de Venise, lui-même déjà un assemblage de dizaines de substances botaniques miraculeuses. Plus que d’un élixir, il s’agissait d’un élixir d’élixirs.

Un charlatan à la cour

Et le docteur, existait-il en dehors du mythe ? En Suède, une recette d’élixir assez similaire viendrait de Kristian Henrik Hjärne, un médecin issu d’une famille prestigieuse. En 1739, il décrivit les effets miraculeux de sa formule, sans en apporter le détail – à moins que mon suédois ne me trahisse… Et si la recette n’était tout simplement pas scandinave ? Plus près de chez nous, un certain L. Lelièvre “distillateur du roi” sis rue de Seine à Paris triompha avec son “baume de vie” à partir des années 1750. Il publia même en 1762 un volume de 300 pages (!) composé de lettres de clients satisfaits, recommandant le produit pour soigner des dizaines de maux. Manque de bol, il était mort deux ans plus tard – peut-être, en sage dealer, avait-il décidé de ne pas toucher à sa propre camelote… Et, vous l’aurez compris, de l’aloès à l’agaric, les ingrédients familiers étaient toujours au rendez-vous. Le succès ne lui créa pas que des amis : son cadavre encore chaud, on l’accusa d’avoir plagié la recette d’un docteur Hierner, phonétiquement trop proche de Hjärne pour que ce soit un hasard. Retour à Stockholm, donc ? Non : en 1812, un dictionnaire des sciences médicales évoque la fortune acquise par “un charlatan nommé Lelièvre” en vendant comme sien l’élixir d’un certain Spina. L’affaire se corse !

Pour peu d’avoir fait un peu de latin au lycée, la réponse n’est cependant pas loin : c’est dans cette langue que David de Spina, médecin et professeur de la faculté d’Heidelberg, proposa en 1700 son “élixir pestilentiel”. La recette ? Vous ne gagnez rien si vous avez deviné qu’elle est en tout point identique à celles que nous avons déjà commentées… Le docteur allemand la publia une nouvelle fois en 1732 dans un volume qui devint un classique pour les praticiens de son temps. Cette même année, le suédois Hjärne étudiait la médecine à Paris. Il est fort probable que tant ce dernier que Lelièvre tombèrent alors sur la formule de Spina et l’exploitèrent au mieux de leurs habilités. Si le mythe du suédois s’imposa finalement, c’est que l’histoire est plus sexy et, surtout, que la veuve et le fils de Lelièvre ne surent gérer sa succession. Dans ses mémoires, le prince de Conti se gaussait d’ailleurs des mœurs dispendieuses du fiston.

Les deux extinctions

Mais revenons à Branca. À la lumière de cette histoire bien trop complexe (pour la digérer, il vous faudra sans aucun doute un peu de fernet), on déduit que le génie de Bernardino fut de se baser sur un produit au succès réel tout en refusant de se voir noyer dans la masse. D’où le nouveau nom, une recette adaptée et, sans aucun doute, de nouvelles méthodes de production. Malgré un ancrage médicinal durable – on le vendit dans les pharmacies jusqu’à la Seconde Guerre mondiale -, le fernet sortit peu à peu de son ghetto. Les premiers à l’internationaliser furent les immigrants italiens aux Amériques. Les nouvelles mœurs de consommation poussèrent Branca à le promouvoir comme un apéritif et un digestif idéal. Les affiches bariolées d’une marque pionnière du marketing indiquent à quel point, à la fin du siècle, la peste et le choléra des débuts étaient choses du passé.

Branca explique son succès, cela va de soi, par la qualité du produit. Chez eux, foin de distillation : tous les ingrédients, soigneusement choisis, macèrent dans l’alcool. Le distillat de base est vinique et le produit, une fois assemblé, repose dans des grands foudres de bois pendant un an. Aux cinq ingrédients essentiels, Bernardino ajouta une vingtaine d’autres, la plupart classiques des boissons aromatisées modernes. Certains le rendent sans aucun doute plus agréable que ses prédécesseurs. Enfin, il supprima la thériaque, tout en conservant certains de ses éléments. Un élixir, oui, mais modernisé.

Cette qualité vite reconnue et le savoir-faire commercial eurent deux conséquences notables. La première : la disparition presque complète des élixirs suédois. À la fin du XIXe, seules une poignée de marques occupaient le segment, dont deux à Chambéry : Dolin, qui commercialise toujours son excellente version, et son grand rival d’alors, Comoz. C’est ce que Guillaume Ferroni, qui a récemment lancé avec l’Herboristerie du Père Blaize un suédois basé sur une recette de début 1800, appelle “la grande extinction” : sans marque pour les incarner, sans capacité pour sortir de la niche régionale, des catégories entières disparaissent.

Avalanche de fernet

Mais d’autres apparaissent : le succès de Branca inspira de nombreux distillateurs à lancer leur fernet. Inévitablement, la Belle époque eut droit à un Fernet Fernet du Dr. Fernet. Ou à un fernet du moine Fernet, un ermite perdu dans les Alpes à qui on devait la formule. L’importance sans cesse grandissante de Branca et le désamour croissant des Européens pour leurs apéritifs et digestifs traditionnels causa un siècle plus tard une seconde extinction, celle de ces fernets alternatifs. En Italie, certains survécurent régionalement, mais guère plus. Et, pour beaucoup, dire “fernet”, c’était dire “Fernet Branca”.

Ce sont encore une fois les mixologues de la renaissance du cocktail qui ont favorisé sont retour en grâce. Ils transformèrent le shot de Branca en signe de ralliement. Importateurs et distillateurs, toujours à l’affût de nouvelles tendances, se mirent rapidement à découvrir une marque oubliée dans un village paumé des pré-Alpes ou à lancer “leur” fernet des montagnes du Colorado. Ne nous mentons pas : la plupart sont soit trop doux (les vrais fernets se font avec très, très peu de sucre) soit trop amer (“on va faire comme Branca, mais en plus extrême”). Parmi les exceptions, l’excellent Fernet del Frate Angelico de Tempus Fugit. Moins mentholé et surtout, plus fort en alcool (44 % pour 39 % chez Branca), il impressionne par sa subtilité aromatique.

On ne pronostiquera pas pour autant un nouvel âge d’or du fernet et des Suédois. De nouvelles marques surgiront, et on ose espérer en trouver de bonnes. Pour les amateurs de tradition et de spiritueux anciens, c’est pain bénit, mais la niche est confidentielle. Chez Branca, on ne perd pas le sommeil : l’invention de Bernardino doublera, sans l’ombre d’un doute, l’âge du mythique médecin suédois.

Par François Monti

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