Après les célébrations l’année dernière du centenaire du whisky japonais, cette année-ci représente un nouveau jalon dans l’histoire de la production de whisky au Japon. Mais avant d’aller plus loin, nous devons d’abord remonter quatre-vingt-dix ans en arrière. Attachez vos ceintures…
Ayant travaillé durant une décennie pour Shinjiro Torii, Masataka Taketsuru se dit qu’il est temps de voler de ses propres ailes. En mars 1934, il démissionne de son emploi chez Kotobuki (l’actuelle Suntory) pour concrétiser son rêve : créer sa propre distillerie. Approchant de la quarantaine et soucieux de ne pas perdre de temps, Taketsuru se rend dès le mois suivant à Yoichi, petite ville de l’île d’Hokkaido. Ce n’est pas un hasard s’il recherche le site où implanter sa future distillerie sur la plus septentrionale des principales îles nippones. Frappé par les similitudes géographiques et climatiques que présentent Hokkaido et l’Écosse qu’il a appris à connaître pour y avoir étudié à la fin des années 1910, il est convaincu que c’est la région du Japon la plus propice à la réalisation de son rêve.
De retour à Osaka début juin, Taketsuru entre en pourparlers avec plusieurs partenaires commerciaux potentiels pour envisager la faisabilité de son projet de créer une entreprise de fabrication de boissons. Ayant pour objectif initial de produire du jus de pomme, Taketsuru et ses trois bailleurs de fonds baptisent leur entreprise Dai Nippon Kaju (“Grande compagnie japonaise du jus de fruits”). La société est officiellement fondée le jour de sa première assemblée générale, le 2 juillet 1934 : c’est le 90e anniversaire de cette date mémorable que Nikka célèbre cette année-ci.
La région de Yoichi avait été identifiée comme le bassin de production le mieux adapté à la nouvelle firme. C’était en effet la toute première contrée japonaise à avoir intégré dans sa gestion agricole la culture de la pomme, et ce dès le milieu des années 1870. De surcroît, les terres disponibles étaient relativement bon marché. Heureusement pour nous, rétrospectivement, le projet de production de jus de pomme est rapidement tombé à l’eau. En octobre 1935, une assemblée générale des actionnaires est convoquée en vue de redéfinir l’objet social de la firme, pour y inclure également la production de brandy et de whisky. Un alambic pot still en cuivre est livré à l’usine de Yoichi en février 1936. La production de whisky démarre à l’automne de la même année : la distillation étant discontinue, cet unique alambic est utilisé pour la première distillation comme pour la seconde distillation. Le reste appartient à l’histoire, comme l’on dit, mais quelle meilleure occasion qu’un anniversaire pour se replonger dans l’histoire ? C’est ainsi que nous avons pris un avion pour Sapporo, ayant hâte de suivre les traces de Masataka Taketsuru, affectueusement surnommé Massan.
Yoichi, la première distillerie de Masataka Taketsuru
Nous atterrissons en fin de journée : la visite du bourg de Yoichi, situé à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Sapporo, devra attendre le lendemain matin. Histoire de nous pénétrer de l’esprit du lieu, nous mettons le cap sur le bar Owl & Rooster dans le centre de Sapporo. Fondé en 2020 par Hisatsugu Saito, l’ancien directeur adjoint du bar tokyoïte Trench, cet établissement s’est rapidement imposé comme l’une des enseignes incontournables en matière de cocktails. Nous comprenons rapidement pourquoi, en mettant à l’épreuve le savoir-faire de Saito-san avec différents whiskies Nikka. Le cocktail qui remportera la palme ce soir-là fut élaboré sur place avec l’un des principaux single malts de Yoichi, “Salty & Peaty”.
Le lendemain matin, nous prenons la route pour la distillerie Yoichi. Il n’est pas exagéré de dire que ce lieu est véritablement chargé d’histoire. En fait, dix bâtiments du site ont été désignés en novembre 2021 biens culturels importants par le ministère japonais de l’éducation, de la culture, des sports, de la science et de la technologie. Le petit immeuble de bureaux d’origine est à ce titre un élément du patrimoine culturel du Japon. Achevé en juillet 1934, il a abrité le bureau de Taketsuru. Le visiter, c’est remonter le temps jusqu’à l’époque où tout a commencé.
Autre attraction historique majeure : la résidence privée de Masataka et Rita Taketsuru. Bâtie en 1935, elle se trouvait à l’origine située ailleurs en ville, mais fut transférée sur le site de la distillerie en 2002. La visite de cette demeure offre un aperçu sur la vie privée de Massan, le père de famille. Des vidéos montrant sa vie de famille sont particulièrement intéressantes.
Hormis ces bâtisses où le temps semble s’être arrêté, nombre d’autres bâtiments, eux aussi biens culturels importants au sein de la distillerie Yoichi, sont à vrai dire le cadre d’une activité intense. La salle des alambics est bien entendu le clou de la visite : elle abrite quatre wash stills (alambics de première distillation), le petit alambic à repasse d’origine (aujourd’hui désaffecté) et deux spirit stills (alambics de seconde distillation). Les alambics sont tous surmontés d’un chapiteau vertical que prolonge un lyne arm (colonne ou tube à reflux) incliné vers le bas et des worm tubs (condenseurs à serpentin), une configuration favorisant la préservation dans l’eau-de-vie des éléments les plus lourds et aboutissant à un distillat aussi puissant que riche en arômes. La visite de la salle des alambics a pour grande particularité le fait qu’elle offre l’occasion d’observer le savoir-faire considérable que nécessite la maîtrise de la chauffe directe au charbon des alambics. En Écosse, ce procédé était courant jusque dans les années 1970, mais par la suite, la plupart des distilleries ont abandonné la chauffe directe au charbon au profit de la chauffe indirecte à la vapeur. Il semblerait que Yoichi soit aujourd’hui la toute dernière distillerie au monde à utiliser encore cette méthode traditionnelle. La maison Nikka est en effet convaincue que la chauffe directe au charbon joue un rôle essentiel dans la création du caractère vigoureux et des arômes grillés du distillat de Yoichi. En 2003, un filtre spécialement conçu a été installé pour réduire l’impact environnemental de la chauffe au charbon. On prendra la peine de regarder la vidéo diffusée dans le bar, dans laquelle deux des distillateurs abordent les problèmes rencontrés dans leur activité et commentent la manière dont différents paramètres, notamment la météo, la qualité du charbon, pulvérulent ou humide, etc., affectent leur façon de travailler. Ces hommes sont assurément les héros méconnus de la distillerie Yoichi.
Une distillerie en mouvement
La distillerie Yoichi fonctionne 7 jours sur 7, en 2×8, le mois d’août étant réservé à la maintenance. Elle ne dispose que de dix washbacks (cuves de fermentation en acier inoxydable, chemisées par un circuit hydraulique de contrôle de la température) qui constituent un goulot d’étranglement qui complique la transition de l’une à l’autre des deux équipes de distillateurs, de sorte que pour y remédier la durée de la fermentation a été réduite de cinq à quatre jours. L’augmentation de la production se traduit nécessairement par un accroissement des besoins en matière d’entreposage, ce qui nous amène à la toute dernière réalisation de la distillerie Yoichi : un chai à système de stockage palettisé ultramoderne et entièrement automatisé, bâti en 2022. Il mesure trente mètres de haut et ses fondations atteignent vingt mètres de profondeur (car le site de la distillerie occupe un terrain réhabilité), mais il a été dessiné pour se fondre dans son environnement, bien qu’il soit bien plus volumineux que tous les autres bâtiments alentour. Les rayonnages supérieurs sont destinés aux fûts hogsheads, les étages inférieurs aux fûts puncheons, le tout est contrôlé par un ordinateur central. En le voyant fonctionner, on ne peut s’empêcher de penser aux parkings automobiles automatisés, omniprésents dans les métropoles japonaises. Ce nouveau chai est baptisé “No 41”. Ce qui ne signifie pas que le site compte quarante et un chais : on en dénombre vingt-sept, dont une vingtaine seulement serve à la maturation du whisky. L’appellation de ce nouvel entrepôt est en fait un jeu de mots sur le nom de la distillerie (quatre se prononçant en japonais “yon”, et un “ichi”). Lors de notre visite, il n’était occupé qu’à 10 % environ de ses capacités : la distillerie peut donc voir venir.
Le nouveau chai n’est pas ouvert au public, ni la petite tonnellerie voisine où ne travaillent que deux tonneliers ayant pour tâche de réparer et entretenir les fûts. Mais il y a bien d’autres choses à voir et à faire sur le site de la distillerie Yoichi : le tout nouveau et très complet musée de la distillerie, un bar bien approvisionné, un restaurant, le Rita’s Kitchen, dont la carte suggère des plats inspirés des recettes de Rita Taketsuru, et une boutique proposant quelques expressions disponibles exclusivement ici même… avec un peu de chance. Il n’est donc pas étonnant que la distillerie attire quantité de visiteurs. Avec plus de 60 000 visiteurs au total, le mois d’août 2023 a enregistré une fréquentation record dans la période de l’après-Covid. Selon le personnel de la distillerie, les mois d’hiver attirent davantage d’étrangers, les mois d’été davantage de Japonais. S’il est nécessaire de réserver pour visiter les zones de production, le musée, le restaurant et la boutique sont ouverts à tous sans réservation. On pourra facilement consacrer toute une journée à la distillerie Yoichi, sans s’ennuyer une seconde, c’est précisément ce que nous avons fait. Mais pour suivre la trajectoire de Massan, il nous faut continuer : nous remontons dans un avion, cette fois-ci en direction de Sendai.
Miyagikyo, un site de production qui cultive sa différence
Trente ans après la fondation de l’entreprise, Masataka Taketsuru lance un projet de création d’une seconde distillerie de malt, en vue d’élaborer des assemblages plus complexes, grâce à la diversification de la gamme de whiskies de malt dont il pourrait disposer. Les échanges de stocks entre producteurs de whisky n’étant pas une pratique ayant cours au Japon, l’unique moyen d’atteindre cet objectif était d’aménager une nouvelle distillerie dans un environnement différent.
Des employés de Nikka entreprennent donc en 1964 de prospecter le nord de la principale île de l’Archipel. Dénicher le site idoine prit cette fois-ci un peu plus de temps. La responsabilité du projet est confiée au fils adoptif de Masataka, Takeshi Taketsuru. Celui-ci accompagne son père le 12 mai 1967 pour lui présenter quelques emplacements potentiels situés non loin de Sendai, dans la préfecture de Miyagi. Le premier site est une vallée brumeuse cernée par deux rivières. À son arrivée, Masataka se prépare au pied levé un mizuwari (deux volumes d’eau pour un volume de whisky) avec un whisky versé d’un flacon qu’il avait emporté et l’eau de la rivière qui coulait à ses pieds. Le goût l’ayant immédiatement séduit, sa décision est prise sur-le-champ : ici sera bâtie sa deuxième distillerie. Le fait que la rivière s’appelle Nikkawa est opportunément perçu comme un signe supplémentaire du destin.
La construction démarre en 1968 et s’achève en mai de l’année suivante. Un soin particulier a été apporté pour préserver autant que faire se peut le paysage ondulé et l’environnement naturel. La distillerie a été par conséquent construite pour s’adapter au terrain, sous forme d’un complexe de bâtiments distincts. En outre, Taketsuru a opté pour l’enfouissement des lignes électriques, ce qui au Japon est l’exception plutôt que la règle.
C’est ainsi que par un temps radieux, nous arrivons de bonne heure à la distillerie Miyagikyo. Une longue file d’attente patiente déjà devant la boutique : il semblerait que certains amateurs souhaitent remplir leur panier avant l’augmentation des prix annoncée pour le 1er avril, ou que d’autres espèrent mettre la main sur une édition limitée. Nous nous dirigeons un peu plus loin, du côté de la rivière Nikkawa, là où tout a commencé. Toute l’eau de production utilisée sur le site en provient. Elle abonde en hiver, en raison de la couverture neigeuse des montagnes. Mais en été, son utilisation doit être limitée, ce qui explique pourquoi la maintenance des équipements couvre la période du 15 juillet à la fin août.
La visite des installations de production atteste à l’évidence que la distillerie Miyagikyo est le complément de Yoichi, comme le yin complète le yang. Ici, l’empâtage se fait dans une cuve-matière filtrante (Yoichi utilise une cuve d’empâtage traditionnelle munie d’un fourquet à râteau). La fermentation a lieu dans vingt-deux cuves en inox (d’une capacité de 50 000 litres) chemisées par un circuit hydraulique ; la durée de fermentation s’élève à trois jours. Quant à la distillation, Miyagikyo possède huit alambics pot still bien plus volumineux que ceux de Yoichi. Les alambics no 1 à 4 (deux wash stills d’une capacité de 16 000 litres et deux spirit stills de 12 000 litres) ont été installés en 1969. Les alambics no 5 à 8 ont une capacité supérieure de 50 % ; ils ont été rajoutés en 1975, lors de l’agrandissement du site. À la différence des alambics de Yoichi, ils sont tous à chauffe indirecte à vapeur, surmontés d’un chapiteau à renflement et munis d’un col-de-cygne vertical, d’un lyne arm orienté vers le haut et de condenseurs multitubulaires à calandre. Toutes ces caractéristiques aboutissent à une eau-de-vie au caractère plus doux et plus léger.
Les alambics Coffey : un rôle déterminant
La distillerie Miyagikyo fonctionne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Cinq cuvées sont traitées quotidiennement, chacune nécessitant pas moins de dix tonnes d’orge maltée. Deux cuves d’empâtage, une petite et une grande, fonctionnaient auparavant, pour tenir compte de la différence de capacité des alambics pot stills no 1 à 4 et no 5 à 8, respectivement. La plus petite des deux cuves a été remplacée en 2023 par un ingénieux système grâce auquel seule la grande est utilisée. Pour l’essentiel, la charge des plus grands wash stills correspond à une demi-cuve de fermentation, celle des plus petits au tiers d’une cuve de fermentation. Ce qui permet de traiter chaque jour, en 3×8, la capacité totale de cinq cuves de fermentation.
Le site possède lui aussi une tonnellerie, mais celle-ci est bien plus importante, et bien plus sollicitée, que celle de Yoichi. La distillerie Miyagikyo emploie dix tonneliers qui ont pour principale mission de fabriquer des fûts hogsheads. À proximité de la tonnellerie se dresse un gigantesque chai flambant neuf, du même type que celui que nous avons vu fonctionner à Yoichi, mais celui-ci, ici encore, est beaucoup plus grand. Construit en 2021 et d’une capacité de 50 000 fûts, ce pourrait être le troisième plus grand chai d’élevage de whisky au Japon. À la différence de celui de Yoichi, il est conçu pour abriter exclusivement des fûts hogsheads ; ses racks s’élèvent sur vingt-quatre niveaux.
La distillerie s’enorgueillit de posséder un autre élément essentiel de l’histoire, qui a joué un rôle déterminant dans le rêve de Masataka Taketsuru et son désir de créer un whisky authentique, de qualité. Pour le découvrir, nous nous rendons dans le plus haut bâtiment, où sont abrités deux alambics Coffey ainsi que six colonnes de distillation continue. Le premier des alambics Coffey date de 1963, le second (un peu plus grand et par conséquent plus souvent utilisé) de 1966. Taketsuru souhaitait que ces alambics lui donnent le moyen de créer un type de whisky de grain plus riche en arômes, qu’il pourrait utiliser en tant que tel dans ses assemblages, et pas seulement pour jouer le rôle de “remplissage discret” qui était celui envisagé en général à l’époque au Japon pour le whisky de grain. Installés à l’origine dans l’usine de la firme à Nishinomiya (située entre Kobe et Osaka), ils ont été déménagés dans leurs locaux actuels en 1999. Les alambics Coffey sont destinés à la production des expressions Coffey grain whisky (distillation de maïs) et Coffey malt whisky (distillation d’orge maltée), mais leur production faisant appel aux mêmes cuves de fermentation que celles du whisky de malt, le système nécessite une alternance des productions de whisky de malt et de whisky de grain.
C’est ici que prend fin notre périple sur les traces de Masataka Taketsuru, mais à chaque fois que nous dégustons un whisky Nikka, qu’il s’agisse d’un flacon d’antan ou d’une nouvelle édition, d’un incontournable des bars et restaurants ou d’une eau-de-vie plus rare, d’un verre à siroter au quotidien ou d’un whisky à réserver pour les grandes occasions, nous prenons part au rêve de Massan et bénéficions des fruits de son travail acharné et de tous ceux qui ont pris sa suite. Restez à l’écoute pour tout savoir sur les passionnantes nouveautés qui célébreront les 90 ans d’excellence de Nikka à l’occasion de cet anniversaire… et bien d’autres choses encore dans les décennies à venir.