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De plus en plus souvent, le Gotha des distilleries écossaises refuse aux embouteilleurs indépendants le droit d’utiliser leur nom, se retranchant derrière la pratique du “tea spooning”. Et malgré la crise de surproduction qui se profile, on va sans doute devoir s’habituer à cet anonymat. Voilà pourquoi.

On glose à l’envi sur la raréfaction, voire la disparition, des distilleries les plus célèbres dans les embouteillages de négoce. Mais, en réalité, seul leur nom s’efface le plus souvent, au grand désarroi des embouteilleurs indépendants… et des amateurs.

Au plus fort des années records du scotch, à partir des années 2010, nombre de grandes distilleries ont cessé de vendre leurs single malts au négoce, préférant capitaliser seules sur l’euphorie générale. Mais d’autres se sont contentées d’interdire l’utilisation de leur nom : on trouve facilement du Macallan ou du Highland Park chez les indépendants, nous confie-t-on chez Signatory Vintage. Mais jamais sous leur nom officiel.

Rien de neuf sous la pluie qui fait les meilleurs whiskies, me direz-vous, puisque c’est précisément pour éviter cet affichage que les distilleries ont popularisé la pratique du “tea spooning”. Concrètement ou virtuellement, la manœuvre consiste à ajouter dans un fût de single malt une minuscule quantité (disons l’équivalent d’une cuillère à thé, la fameuse tea spoon) d’un autre single malt, le transformant ainsi en blended malt, qui perd le droit d’utiliser le nom d’une distillerie d’origine.

Dès qu’il est cédé à un broker ou à un embouteilleur indépendant, le whisky tea spooné devient un “Secret Speyside”, un “Unknown Islay” ou un “Unnamed Orkney” – encore que dans ce dernier cas vous aurez une chance sur deux de retrouver vos petits. A moins qu’il ne change d’identité.

Whisky, vos papiers !

Une fois passé par le supplice de la cuillère à thé, Ardbeg devient Kildalton, Balvenie se transforme en Burnside, Bunnahabhain en Margadale (non tourbé) ou Staoisha (tourbé), Craigellachie en Blue Hill, Glendronach en Placemill, Glenfiddich en Wardhead, Glenmorangie en Westport, Highland Park en Whitlaw, Laphroaig en Williamson, Macallan en Kintail… Vous trouverez les autres en sollicitant Google.

Mais à quoi bon voyager sous faux papiers quand l’identité factice devient aussi célèbre que la vraie ? La cote des Kildalton dans le négoce vous le confirmera.

En outre, imaginez la confusion de l’amateur qui acquiert un Williamson labellisé “single malt” chez Berry Bros & Rudd ou Valinch & Malet, mais “blended malt” chez Orcines, voire les deux chez Asta Morris !

L’instauration en 2014 du Spirits Verification Scheme, qui a notamment imposé le codage de chaque barrique et la traçabilité de toutes les opérations de fabrication du scotch, a eu la peau du mythe du “fût oublié et retrouvé miraculeusement dans les chais x décennies plus tard”. Mais elle a surtout transformé la cuillère à Lipton en usine à gaz.

Un Bowmore qui ne dira pas son nom

Comme le souligne David Stirk dans son ouvrage Independent Scotch, The History of Independent Bottlers (2023), en plus du tombereau de paperasse, il a fallu désormais prouver quelle quantité de quoi servait à tea spooner, en suivant les opérations jusqu’à l’embouteillage. De quoi plaider pour le tea spooning administratif.

“On a pu acheter récemment un lot de Bowmore, ce n’était pas arrivé depuis bien longtemps, confie Jenna McIntosh chez Cadenhead’s. L’opération s’est faite via un broker, avec interdiction d’utiliser le nom de Bowmore. Mais au moins, on connaît l’origine du whisky. Ce n’est pas toujours le cas.”

Le négociant écossais a donc lancé l’année dernière la gamme Enigma pour embouteiller “les whiskies mystérieux, tea spoonés ou anonymes, puisqu’il y en a de plus en plus”, explique la jeune femme. “Cette série présente des whiskies qui ne se dégustent pas avec les yeux : ce sont simplement des liquides qu’on trouve bons.”  

Enigma décline ainsi des codes, un peu à la manière de la SMWS, Cadenhead’s actant la difficulté à nommer les choses pour ajouter aux malheurs de l’amateur. Approchez, je vous lâche tout : le tout nouveau BM.2.A 27 ans désigne un blended malt, soit un Glenfiddich tea spooné au Balvenie. “Mais Cadenhead’s a par exemple le droit d’embouteiller deux fois par an un single cask de Glenfarclas avec le nom de la distillerie”, insiste Jenna McIntosh. Une quantité insignifiante, et par conséquent réservée au Royaume uni.

Sexy whisky – ou pas

“A un moment, on ne trouvera plus que du Highland, du Islay, du Lowlands génériques… C’est sûr que ça sera moins sexy”,regrettait Thierry Bénitah, le patron de LMDW, interrogé pour Whisky Magazine.

Comme je le relatais dans l’article consacré à l’évolution des embouteilleurs indépendants publié dans le dernier numéro de Whisky Magazine (abonnez-vous !), les distilleries sont aujourd’hui devenues des marques puissantes, premium, qui entendent conserver le contrôle absolu sur leur image – et les revenus afférents.

Et la crise de surproduction qui se profile risque fort de n’y rien changer. “Les distilleries, depuis le dernier whisky loch, ont énormément investi pour construire des marques sur leur nom, rappelle Fred Laing chez Douglas Laing. Alors qu’il y a quarante ans, la plupart d’entre elles vendaient leurs whiskies pour les blends.” Les whiskies qu’elles liquideront sur le marché dans les années à venir seront donc plus certainement des blended malts que des single malts, poursuit-il, “afin de protéger un prestige durement conquis”.

Il faudra sans doute s’habituer à la cuillère dans la bouteille, et à l’anonymat des stars du malt dans le négoce. A moins de le détourner : après tout, la Scotch Malt Whisky Society a bâti sa réputation sans jamais annoncer l’identité de ses embouteillages – trois secondes sur Internet suffisent pour rendre à César ce qui appartient à Glenlivet. A moins de le revendiquer : Valinch & Malet a par exemple choisi d’insister sur l’interdit en barrant ses étiquettes d’un énorme TEA SPOONED. A moins, surtout, de s’en gausser : pour s’éviter les foudres d’une distillerie d’Islay, Murray McDavid n’avait-il pas préféré en son temps commercialiser un Leapfrog resté dans la mythologie du malt ?

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