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Pour améliorer le goût du rhum et le sort de la planète, il faudrait commencer par planter des arbres au milieu des champs de canne, cueillir des pois et cuisiner des patates douces, entre autres choses. Démonstration à la Barbade où Mount Gay, la plus ancienne distillerie encore en activité dans le monde, a entrepris de panser son terroir, blessé par des siècles d’exploitation coloniale. Un projet ambitieux qui prouve qu’aux hommes de bonne volonté rien n’est impossible.

Dans l’édition estivale de Whisky Magazine, un reportage à la Barbade m’offrait l’occasion de vous raconter les passionnants projets de la distillerie Mount Gay, vénérable institution qui semble retrouver une sacrée jeunesse depuis son rachat par le groupe Rémy-Cointreau. J’y glissais mine de rien des scoops à la volée, mais – ô frustration – impossible de développer en profondeur certaines initiatives faute de place dans les colonnes. Alors, devinez quoi. Suivons les nuages et retournons sur l’île, suspendue entre les caresses de la Caraïbes et les gifles de l’Atlantique.

Au nord, dans la paroisse de St. Lucy, Rémy-Cointreau a commencé il y a six ans à racheter les terres autour de la distillerie fraîchement acquise, la plantation Oxford, et l’ancienne plantation Mount Gay. Pour y construire des chais, mais aussi et surtout pour replanter de la canne à sucre, des variétés barbadiennes exclusivement. Car après des siècles d’exploitation intensive, l’île qui fut la plus importante colonie sucrière (et rhumière) de la couronne britannique doit aujourd’hui importer l’essentiel de la mélasse pour faire tourner ses distilleries.

Pour l’épauler dans ce projet, le directeur de Mount Gay, Raphaël Grisoni, appelle à la rescousse Emmanuel Bourguignon, consultant en microbiologie, agronomie et écologie du sol au LAMS (le Laboratoire d’analyse microbiologique des sols, fondé par ses parents Claude et Lydia Bourguignon). Un médecin de la terre, en somme. Mais attention : un toubib à l’ancienne, pas le genre à vous faire gober 3 pilules, et hop, mon brave, tout cela va vous remettre d’aplomb. Non, un praticien qui soigne son sujet en profondeur, lui donne les ressources pour se fortifier et garder la santé.

Monoculture et déforestation ont appauvri les sols

« Les sols de la Barbade ont pâti de la monoculture de la canne, confirme-t-il. Les Européens, en bons colonisateurs, n’ont pas eu une gestion patrimoniale des sols de l’île et de son écosystème, de sa biodiversité en général. » Etonnant, non ? « La déforestation a été faite de manière sauvage et anarchique et le feu a été utilisé de façon systématique pour “nettoyer” les champs de canne à sucre de toutes les vermines. Car cette monoculture a engendré de gros problèmes de maladies fongiques et bactériennes – l’une des plus graves étant la ratoon stunting disease (RSD) –, mais aussi d’attaques d’insectes ou de rats. »

L’historienne du Barbados Museum & Historical Society, logé dans l’ancienne prison militaire britannique à Bridgetown, raconte comment les Anglais, dès 1870, ont commencé à importer massivement des mangoustes à la Barbade pour endiguer la prolifération des rats. Las, les premières chassent le jour et les seconds, la nuit : les deux bestioles se sont donc multipliées sans se gêner, les rongeurs continuant à décimer les cultures. Les autorités coloniales ont donc ensuite acheminé par bateau des serpents (espèce rampante inconnue sur l’île à cette époque) pour éradiquer les herpestidés… mais à ce ridicule bonneteau le petit mammifère gagna la partie sur l’invertébré.

« Ils ont également importé des singes, très prisés à l’époque comme animaux de compagnie parmi les classes privilégiées. Et ils ont proliféré dans de telles proportions qu’ils sont aujourd’hui classés comme nuisibles : on a le droit de les chasser à toute période de l’année, le gouvernement verse même 15 dollars par queue de primate apportée. » Un enchaînement de bonnes décisions qui n’est pas sans rappeler le Brexit… Fermons la parenthèse.

« Le cycle de culture, reprend Emmanuel Bourguignon, consistait donc autrefois à remplacer une canne à sucre au bout de quatre ou cinq ans, parfois plus, en l’arrachant et en mettant le feu au chaume avant de replanter une nouvelle culture de canne dans les cendres de l’ancienne. Cette pratique a non seulement détruit le stock de matière organique des sols de l’île, mais a également engendré des érosions massives, réduisant un peu plus la fertilité des sols. »

La Barbade présente cependant une particularité : c’est l’une des rares îles coralliennes, et non volcaniques, de la région. « Les roches coralliennes se dégradent vite à l’échelle géologique, surtout en climat tropical, pour former des sols très sombres riches en argiles ayant une grande qualité agronomique et un fort pouvoir de stockage du carbone. Sur la plantation de Mount Gay, une bonne gestion agronomique permettra d’accélérer les processus de pédogénèses et de restauration des sols pour les rendre plus vivant et obtenir au fil des années une canne de qualité sans cesse supérieure », estime-t-il.

Les arbres, meilleurs auxiliaires de l’agriculture durable

Pour restaurer les sols destinés à la culture, il faut d’abord planter… des arbres. Afin de réintroduire de la biodiversité, mais surtout pour augmenter la résilience de l’écosystème de la plantation et plus largement celle de l’île (voir la passionnante conférence de Claude et Lydia Bourguignon sur cet auxiliaire méconnu de l’agriculture durable).

« La Barbade, comme de nombreuses îles des Caraïbes, insiste le consultant agronomique, a subi une déforestation intense qui a modifié son climat et plus particulièrement le régime des pluies. Le dérèglement climatique actuel y a des conséquences très réelles et très perceptibles. Moins de pluie égale moins d’eau potable, par exemple. Or, un projet agricole ne doit pas uniquement se focaliser sur la production d’une culture donnée, en l’occurrence la canne, mais aussi assurer un bénéfice écologique, environnemental et sociétal. En augmentant la densité d’arbres, de haies mais aussi de cultures nourricières, on redonne au territoire la capacité de mieux fonctionner. » En 2019, pour pallier l’important déficit de surface forestière, le gouvernement barbadien a d’ailleurs initié la plantation d’un million d’arbres sur l’île sous un an, opération reconduite en 2021.

Ensuite, il est impératif de sortir du modèle passé de monoculture, et de mettre en place une rotation parcellaire. Des cultures vivrières comme la patate douce ou le pois d’Angole viennent alterner avec la canne sur les parcelles, côtoyant désormais les manguiers, grenadiers ou acajous. « Le pois d’Angole ou Pigeon Peas (Cajanus cajan), notamment, est un fertilisant naturel qui enrichit les sols en azote et réduit la pression de pathogènes de la canne à sucre, tout en fournissant une source d’alimentation pour la population locale. Avec l’insertion de la polyculture et de la sylviculture dans le projet Mount Gay, on agit positivement sur l’environnement, la biodiversité, le cycle de l’eau, le climat et le bilan carbone ; mais également sur l’autonomie alimentaire de l’île », se réjouit Emmanuel Bourguignon.

Parmi d’autres pratiques vertueuses, la distillerie a entrepris de restaurer les puits présents sur la plantation pour favoriser l’infiltration de l’eau dans les sous-sols et recharger les nappes – dont celle qui alimente l’eau très pure utilisée à la distillerie – en limitant l’érosion. Les bandes enherbées autours des champs de canne à sucre ont d’autre part été élargies pour, là encore, protéger les sols de l’érosion en les couvrant. Derrière cette médecine holistique se profile un objectif : passer les plantations de canne à sucre en bio. Et, bien sûr, produire un rhum bio.

Objectif bio

« Mais avant de pouvoir cultiver en bio une plante aussi particulière et contraignante que la canne, met en garde le Dr Bourguignon, il faut être certain que le sol soit en mesure de répondre aux besoins de la plante, que le matériel agricole soit adapté et que l’organisation de la plantation et de l’équipe permette de le faire. Or, après mon premier diagnostic des sols, il s’avérait qu’on n’était pas prêts. J’ai donc conseillé de commencer à cultiver en s’approchant d’un modèle bio. Mount Gay a investi pour valoriser la vinasse [ces résidus de distillation, riches en potassium, peuvent être épandus dans les champs, nda] et réduire ainsi la dépendance aux engrais potassiques importés. Ensuite, j’ai fait part de mon inquiétude sur l’état sanitaire et vieillissant des cannes et de la présence de cultivars adaptés au modèle industriel mais pas au modèle bio. »

Depuis 2018, les cultivars “industriels” sont donc progressivement remplacés par d’autres plus qualitatifs et adaptés à un modèle bio : les deux tiers de la plantation sont aujourd’hui gérés en bio. « Et, au vu des progrès réalisés, l’objectif du 100% bio est vraiment atteignable en 2025, peut-être même avant. On croise les doigts ! »

Au milieu des plantations, les pépinières de bébés cannes à sucre sont déjà gérées intégralement en bio, et jamais ces cultivars – tous d’origine locale – ne connaitront la chimie. « Chaque parcelle accueille un cultivar différent adapté à son micro-climat, détaille Raphaël Grisoni. Elles seront récoltées individuellement et nous traiterons les cannes séparément, pour obtenir une mélasse spécifique par “climat”, que nous distillerons séparément et que nous vieillirons séparément à partir de la récolte 2021. Nous avons déjà conduit des tests sur les jus qui confirment des différences de goût, de minéralité, etc. Et après cinq ans de distillation des mélasses de notre plantation, nous voyons déjà l’impact sur le rhum que nous vieillissons actuellement. »

A terme, une gamme de rhums parcellaires et monovariétaux permettra aux amateurs de vérifier que, décidément, pour faire un meilleur rhum il faut commencer par planter des arbres et cueillir des pois. Vivement qu’on puisse s’asseoir sur les branches pour y goûter.

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