Certaines distilleries possèdent ce mystérieux petit plus qui draine des hordes d’amateurs fanatiques dans leur sillage, et leur vaut une réputation disproportionnée par rapport à d’autres tout aussi méritantes. Tentons d’expliquer l’inexplicable.
Des milliers de distilleries de whisky à travers le monde, des milliers de distilleries crachant un océan de single malts, et pourtant… Moyennant une alchimie difficile à expliquer, seule une poignée d’entre elles, à peine une vingtaine, font l’objet d’un culte réunissant des amateurs fanatiques et obsessionnels, auprès duquel la secte des Adorateurs de l’oignon (oui, ça existe) passerait pour une soirée Derrick chez Orpea.
Pourquoi Ardbeg ou Lagavulin mais pas Caol Ila ou Jura ? Pourquoi Brora, Port Ellen, Springbank ou Glenfarclas, mais pas Aberlour, Glenmorangie, Balvenie ou Glenturret ? On le voit bien, ce ne sont pas toujours les plus anciennes, ni les plus réputées pour leur whisky, pas même celles qui ont su se faire rares sur le marché (encore que). Alors ? Comment devient-on une distillerie culte, au sens premier du mot : non pas une distillerie populaire ou incontournable, mais une distillerie qui suscite l’enthousiasme débridé d’un public, généralement restreint.
Macallan, c’est culte ? Vous avez 3 heures et je ramasse les copies
“Si je songe aux distilleries écossaises cultes, réfléchit Nicholas Morgan, historien du whisky, auteur de Everything you Need to Know about Whisky (But Are too Afraid to Ask), dont on apprécierait une traduction en français, les noms qui me viennent sont : Port Ellen, Brora, Rosebank, Glendronach, Daftmill, les trois grandes du sud d’Islay [Ardbeg, Lagavulin, Laphroaig], Clynelish. Je pense à quelques autres qui ont pu être cultes par le passé et le sont moins aujourd’hui : Macallan, Bruichladdich, Highland Park, Balvenie, Mortlach. Macallan reste une valeur sûre auprès des collectionneurs, mais cela ne suffit pas à la rendre culte. Quels facteurs les rassemblent ? La rareté, peut-être. Et leur côté extrême. Port Ellen, Brora et Rosebank étaient extrêmement difficiles à dénicher : garderont-elles leur statut avec leurs nouvelles distilleries ? Glendronach possède un profil extrême. Daftmill est extrêmement petite. Tout le monde vous dira que Clynelish est exceptionnellement et extrêmement cireux – ce n’est pas le cas, mais ne vous embêtez pas à l’expliquer aux croyants. Laphroaig, Lagavulin et Ardbeg sont extrêmement tourbées. Macallan, en revanche, a perdu il y a 15 ou 20 ans son caractère distinctif extrême.”
Disparaître peut grandement aider : Brora, Rosebank, Port Ellen, déjà citées, mais aussi Karuizawa ou Hanyu ont toutes accédé au culte après avoir tiré le rideau, quand les amateurs, qui ne goûtaient guère ces single malts, se sont mis à boire les étiquettes. “Port Ellen a été fermée en 1983 car les blenders de DCL ne tenaient pas la qualité de ses whiskies en très haute estime”, rappelle Nick Morgan.Pour autant, imaginez le nombre de distilleries disparues qui n’ont pas franchi la barre du culte : Glenury Royal, Littlemill, Caledonian, Convalmore, Dallas Dhu, Coleburn…
Jack Daniel’s, mainstream et culte (comme Star Wars)
Mourir ne suffit pas.Même si Véronique Servat, historienne qui planche sa thèse sur le magazine Les Inrocks, replace la Grande Faucheuse en tête de gondole en osant un parallèle rock’n’roll : “En musique, une rencontre précoce avec la mort, artistique ou physique, de la transgression, une esthétique spécifique, une forme de candeur dans le rapport à l’art contribuent à faire émerger le culte. Le Velvet Underground, Joy Divison, Jeff Buckley, Amy Winehouse, par exemple, croisent ces critères. Le trouble, l’ambivalence, le côté Dr Jekyll et Mr Hyde marchent bien également. Le refus des évidences, des conventions, le charisme y contribuent, la rareté aussi bien sûr.”Avis aux jeunes distilleries : on ne devient pas culte en lâchant 36 NAS limited editions l’an, même avec des étiquettes graffées street artist. En revanche, le culte se cultive sur le long terme à coups de reliques rares : sans ses dumpies et ses Black B, Bowmore aurait-elle été culte ?
On imagine souvent, à tort, que connaître l’échec commercial et les avanies est un préalable au culte. Mais le cinéma regorge de contre-exemples : Star Wars, Rocky, Pulp Fiction, ont drainé les foules. Dans le whisky, Jack Daniel’s prouve qu’on peut devenir mainstream (le whiskey américain le plus vendu, à vriller dans le Coca) et culte (voir le nombre de clubs de fidèles) : un cas d’école unique !
Kilchoman vs Chichibu : l’une est culte, l’autre pas
Oublions Jack, hit the road : “Le whisky doit susciter une émotion, nous transporter pour qu’une distillerie devienne culte. Un truc techniquement super bien foutu, ça ne suffit pas, tranche Nicolas Julhès, caviste et distillateur à Paris. Il faut des aspérités, des irrégularités.” Ardbeg, qui coche toutes les cases du culte– transgressive, extrême, ayant frôlé la mort à maintes reprises –, a construit sa base de fidèle à une époque où sa qualité jouait au Yo-Yo, passant du sublime à l’imbuvable avec une constance qui forçait l’admiration. L’Ardbeg Day, le Committee, le marketing tour à tour déjanté ou cynique n’ont pas créé le culte : ils l’entretiennent.
“Il y a quelque chose de l’ordre de l’affectif qui se joue, reprend Véronique Servat. Les artistes cultes sont des précipités de lieux et d’époque : le Velvet incarne le New York bohème des sixties finissantes, Joy Division Manchester post-industriel, Amy Winhouse le Camden arty et bohème…”Tout comme Jack Daniel’s résume une certaine vision de l’Amérique comme aucun autre whisky made in USA.
Il n’empêche, difficile d’appréhender la recette du culte. Prenez Kilchoman et Chichibu : deux minuscules distilleries artisanales, fondées à la même époque, les premières sur Islay et au Japon depuis des lustres et des lanternes, une qualité de jus unanimement saluée dès leurs débuts. A chaque nouvelle sortie de Chichibu, les fidèles font la queue pendant des heures, les réseaux sociaux s’enflamment, son distributeur (LMDW) doit désormais organiser des loteries pour désigner ceux qui auront le privilège d’acheter leur quille une blinde. Kilchoman ? Magnifique. Pas culte.
Serge Valentin, le Charles Manson du whisky (hein ?)
“Le culte arrive la plupart du temps par accident,remarque Nick Morgan. Quand vous ne regardez pas, quand vous ne faites pas attention. La grande difficulté pour les spécialistes du marketing est d’essayer de maintenir le statut de culte une fois que vous l’avez si mystérieusement acquis – regardez ce que devient Mortlach !”
Enfin, pas de culte sans gourou. “Les Charles Manson ou Jim Jones du whisky, s’amuse l’historien. Serge Valentin est définitivement à l’origine du culte de Brora, qui se propage sur Clynelish. Mark Reynier a rendu Bruichladdich culte – la distillerie a perdu son sens de la transgression après son départ –, et pourrait bien faire de même à Waterford.” Attention, warnings, le culte doit entrer en résonnance avec une époque : on ne conserve pas ce statut à vie, en restant assis sur son culte à regarder passer les mouettes. Et de nos jours, à l’ère du buzz, du like et du follow mon hashtag, à l’heure de SnapFaceGramTok et des influences jetables et minutées, sa date de péremption risque de s’avancer à la vitesse 5G. On parlera sans doute des embouteillages cultes, ceux qui ont marqué un instant T. Mais quid des distilleries ?
Par Christine Lambert