Lorsqu’en 1983 Warenghem décide de plonger dans le malt, la distillerie bretonne fait peu d’émules sur l’instant. Mais au fil des ans, une poignée de pionniers se risquent à sa suite, installant l’idée somme toute logique que la France, grande nation céréalière et distillatrice, pourrait bien jouer sa partition dans le whisky. Il faudra attendre 2017-2018 pour en avoir la conviction ferme. Entre-temps ? Des dizaines de distilleries ont gonflé les rangs pour se mettre en ordre de bataille. Retour sur les Quarante Glorieuses qui ont façonné le whisky français.
Avant 1983. La préhistoire
Dans l’historiographie officielle, le whisky français naît en 1983 – et avec lui le début de la civilisation dans nos belles contrées –, quand la distillerie bretonne Warenghem commence à plancher sur l’idée d’un whisky. Bon, dans la vraie vie, tout commence réellement quinze ans plus tard, mais ne chipotons pas : l’histoire des spiritueux ne s’écrit pas sur le vélin des mémoires sans une part de mauvaise foi assumée – regardez du côté des maîtres, en Écosse.
Et d’une certaine manière, tout commence en fait beaucoup plus tôt. Gilles Leizour engagea Warenghem sur la voie maltée en apprenant qu’un whisky français baptisé Le Biniou avait été servi à la garden-party de l’Élysée le 14 juillet 1983. Pourquoi l’histoire n’a-t-elle pas retenu ce Biniou au nom de cornemuse comme le patient zéro d’un futur mouvement de fond ? Parce que c’était du scotch, embouteillé près de Rennes !
Après la Seconde Guerre mondiale, les Français se prennent de passion pour le whisky, dont la consommation détrônera le pastis au tournant du XXIe siècle. «On bidouillait du whisky bien avant 1983» dans l’Hexagone, confirme Philippe Jugé, spécialiste de la catégorie bien avant qu’elle n’émerge, à l’initiative de la Fédération du Whisky de France : «En 1958, De Gaulle fait passer un texte favorisant l’embouteillage de whisky en France, par ras-le-bol des imports. Cela n’a pas les effets escomptés, mais quelques marques apparaissent par la suite. Royal N° 1, Best Club, Black Head (fait à Bordeaux, embouteillé à 30%), BW, Club 1066, Captain Gold The First, Nelly Son, Very Long, White Lion… La plupart fabriquées avec 99 % d’alcool neutre et 1 % de scotch !»
Le blend WB (pour “whisky breton”) lancé par Warenghem en 1987 et marketé comme “le premier whisky français” s’inscrit dans cette filiation peu regardante sur les origines et la nature du liquide : une partie de l’assemblage est importée, et une partie n’est d’ailleurs pas du whisky (lire l’interview de David Roussier p. 64) ! Rien que de très normal pour l’époque.
Il faut attendre le premier règlement européen n°1576/89 pour qu’un certain nombre de balises s’imposent aux producteurs de whisky de la CEE : obligation de vieillissement d’au moins 3 ans (Art. Premier 4b), embouteillage à 40% minimum (Art. 3.1), interdiction d’ajouter de l’alcool neutre (Art. 9.1)… Ce cadre ne suscite guère de vocations.
À l’époque, le scotch s’exporte à des prix et à une qualité qui découragent durablement les initiatives locales. Excepté en Bretagne, puisqu’en 1993 les pionniers de Warenghem s’entêtent et construisent la première distillerie française dédiée au malt : un fact-checking rigoureux nous inciterait à placer à cette date la véritable naissance du whisky français. Toujours est-il que c’est dans ce berceau que naît Armorik, le premier single malt national, lancé sur le marché en 1998.
Début 2000. Les pionniers se lancent dans l’inconnu
À quelques rares exceptions près comme Glann Ar Mor, le Domaine des Hautes-Glaces ou la Distillerie de Monsieur Balthazar, le whisky français pose ses fondations sur des reconversions, celles de producteurs d’eaux-de-vie et liqueurs qui cherchent à se diversifier, acculés par le dévissage de leur activité historique : Warenghem, Les Menhirs, Mavela, Lehmann, Wambrechies, Bertrand, Rozelieures… Une fois la pompe amorcée, ils seront par la suite imités par les brasseurs et plus récemment le monde de la vigne et du cognac.
«C’est un miracle d’avoir pu monter une distillerie de whisky en France à cette époque, insiste David Roussier, le DG de Warenghem. Dans les années 90, on ne pouvait pas googler “comment distiller du whisky” ! Il n’y avait aucune information disponible, on mesure mal aujourd’hui l’effort que ça a demandé.» Quand le blend WB sort, il se taille illico une réputation épouvantable, qui poursuivra durablement la distillerie. «Néanmoins, nuance Roussier, dans les faits il s’est bien vendu.» Et il a le mérite d’ouvrir la voie.
La Distillerie des Menhirs se lance en deuxième position. Pour ajouter à la difficulté – et parce qu’il était incapable de faire comme les autres – le regretté Guy Le Lay, disparu en mars dernier, décide de produire un whisky de blé noir. «Mon père y a toujours cru, il s’est obstiné, raconte son fils Loig. Eddu sort en 2002, les banquiers poussaient pour qu’on se presse. Il marche bien dès le début, mais ne fait pas l’unanimité. Il a fallu suivre les cavistes à la culotte, multiplier les master classes… Heureusement que les Bretons ont l’achat militant ! Aujourd’hui encore, 80 % de notre chiffre d’affaires se fait en Bretagne.»
«Les banques ont carrément refusé de nous financer, se rappelle Frédéric Revol au Domaine des Hautes-Glaces. Elles ne comprenaient pas notre projet, n’avaient pas de référence. On s’est lancés grâce à une société financière écolo et des aides de l’Europe.» Ceux qui essuient les plâtres se heurtent souvent à la puissante Scotch Whisky Association (SWA), qui n’encourage guère les témérités, y compris hors d’Écosse. «On a tous reçu notre petit recommandé», se marre Stefanu Venturini, à l’initiative du whisky corse P & M de la distillerie Mavela. Rozelieures se fait remonter les bretelles pour avoir initialement lancé son whisky sous le nom de “Glen Rozelieures”.
Fisselier, qui embouteillait un Glen Rock (fabriqué par Warenghem) à Rennes, s’est vu sommé de le rebaptiser – justice poétique, c’est sous le nom plus bretonnant de Gwen Rock que le produit commencera à cartonner. Et Mavela, dont le brassin provenait de la brasserie Pietra, célèbre pour sa bière à la châtaigne, prend une double soufflante de la SWA et de la DGCCRF ! «Tout le monde nous est tombé dessus pour nous rappeler qu’il était interdit de coller de la châtaigne dans le whisky, ce qu’on ne faisait pas puisque Pietra brassait à part pour nous, se défend Venturini. Mais au début nos bouteilles s’ornaient d’un châtaignier…»
Sur l’île de Beauté comme en Bretagne, on bidouille au début : P & M, le premier né de Mavela, sort en 2003, avec du malt distillé maison, mais le whisky de grain pour le blend provenait d’Allemagne. «On ne se posait pas trop de questions, confesse le Corse. En l’absence d’information disponible, on a fait nos whiskies comme on faisait nos eaux-de-vie de fruit. Ah, on en a fait déborder, des alambics ! Si on avait assimilé à l’époque ce qu’était le whisky, la technicité requise, si on avait pris la mesure des géants écossais en face… On n’y serait jamais allés.» Il n’empêche. Au tournant de l’an 2000, sept distilleries produisent du whisky en France, les choses se précisent.
On rembobine. «Le whisky français, c’est pas terrible»
Au début des années 2010, si le grand public n’a toujours pas identifié le whisky français, les amateurs qui fréquentent les clubs et festivals de dégustation comprennent qu’il se passe un début de quelque chose. Mais quoi exactement ? «À notre premier Whisky Live Paris (WLP), en 2004 à la Bourse, on était parqués dans un coin avec les Américains, Penderyn et Nikka, les trucs dont personne ne voulait à l’époque, rembobine Loig Le Lay. Personne ne venait nous voir. Heureusement, mon père arrivait à retourner les rares curieux qui se perdaient dans le coin. Il y a moins de vingt ans, mais c’était un autre temps.»
Christophe Dupic, dont la distillerie Rozelieures était alors plus connue en tant que Maison de la Mirabelle, grimpe encore dans les tours en se rappelant les curieux qui mentionnaient «les notes de mirabelle» dans son whisky ! «On sort notre single malt en 2007, on cherchait un complément de gamme à la mirabelle. Et l’Est républicain nous met à la une : les gens sont venus faire la queue, on a vendu en quinze jours ce qu’on comptait écouler en un an. Là, on s’est dit qu’il y avait un potentiel. Mais lors de notre premier WLP à la Mutualité, en 2012, les gens ne voulaient même pas goûter ! “Les Français ne savent pas faire du whisky”, nous disait-on sur un ton définitif.»
«Pauvres producteurs français, en 2010, les gens leur jetaient des pierres !, résume Philippe Jugé. C’était souvent imbuvable, ou perché. Ou les deux.» Venant d’un expert qui s’est fait une mission d’encenser tout whisky made in France, vous apprécierez. Nicolas Julhès, fondateur de la Distillerie de Paris, replace ces débuts chaotiques dans le contexte : «Il y avait tant de trucs démentiels en scotch à l’époque que le whisky français apparaissait comme une petite coquetterie locale. Et quand on goûtait… Il y avait tellement mieux pour le même prix.»
Imaginez au Domaine des Hautes-Glaces quand il a fallu expliquer le projet de reconnecter le spiritueux à la question écologique, à la matière première, à la ressource : «C’était incongru pour certains, confesse rétrospectivement Frédéric Revol. Le projet avait du sens, mais il fallait aussi qu’il ait du goût.» Encore que la distillerie des Alpes, tout comme la bretonne Glann Ar Mor, fait un peu figure d’exception, entraînant dès les débuts une communauté d’amateurs drivés par quelques experts reconnus.
Les consommateurs, perplexes face aux jeunes whiskies français, commencent pourtant à se faire à l’idée. Matthieu Acar, créateur du site whisky-français.com et auteur d’Une brève mais intense histoire du whisky français (Flammarion), résume la tendance : «C’était rafraîchissant d’avoir autre chose à raconter que 12 ans, 15 ans… Et amusant de voir que les Français ne produisaient pas leurs whiskies comme les Écossais, il y avait un côté déconstruction.»
2010-2015. Le whisky japonais montre la voie
Entre 2010 et 2015, la fantastique percée d’un nouvel acteur sur le marché européen va décomplexer les producteurs français, et ébranler les certitudes des consommateurs. «Grâce aux Japonais, la possibilité du whisky du monde se révèle», traduit Frédéric Revol. D’autant qu’un peu partout hors des nations historiques on voit émerger des distilleries “exotiques”, au Pays de Galles, en Suède, en Australie, en Inde… «Les consommateurs apprennent à découvrir des goûts nouveaux», poursuit l’homme des Hautes-Glaces. «L’idée a infusé, analyse Christophe Dupic chez Rozelieures. Un travail en profondeur sur le made in France a sans doute payé, et les geeks ont été des relais d’opinion.»
Une nouvelle vague de producteurs s’engouffre dans la brèche, suscitant une saine émulation et une amélioration dans la qualité des produits. «Armorik et Eddu se sont toujours challengés, reconnaît Loig Le Lay. On s’est mutuellement fichu des coups de pied au cul qui nous ont obligés à bouger. Mais en 2007, quand on a commencé à faire du whisky hors de Bretagne, je l’ai vécu comme une concurrence ! Avant de comprendre que c’était ce qui allait faire vivre le whisky français.»
De jeunes distilleries commencent en effet à sortir leur jus – Castan, Bercloux, Miclo… En 2015, la Bretagne et l’Alsace se dotent d’une Indication géographique enregistrée auprès de l’Union européenne, le whisky français commence à susciter un peu de presse. La Fédération du Whisky de France se crée un an plus tard, avec trente-trois sociétés fondatrices (25 distilleries et 8 embouteilleurs), histoire d’organiser la catégorie émergente. Les réseaux sociaux prennent de l’importance, l’information se diffuse rapidement. Bref, la piste est dégagée, reste à mettre les gaz pour décoller.
2017-2018. Le déclic psychologique
Le moment où les roues quittent le tarmac, tous le datent à 2017-2018, et comme toujours, le WLP sert de thermomètre. «On a vu un shift : les gens désormais savaient qui on était, ce qu’on faisait, ils venaient échanger et goûter du whisky français», remarque Frédéric Revol. Avec un intérêt manifeste, et pas parce qu’ils s’étaient paumés entre les stands en cherchant les malts d’Islay.
«Il y a eu un basculement, renchérit Christophe Dupic. La distribution sérieuse, Dugas et LMDW en tête, a joué le jeu, a su bâtir des marques. Et même s’ils n’y croyaient pas trop, ils ont appuyé sur l’accélérateur. Nous, lors des premiers WLP, on servait deux-trois bouteilles en trois jours alors qu’aujourd’hui on en ouvre entre trente et quarante !»
En 2017, Rémy Cointreau rachète le Domaine des Hautes-Glaces. Pour la première fois, un important groupe de spiritueux s’intéresse au whisky français, «et valide l’idée», selon Frédéric Revol : «Cela commence à ressembler à une catégorie. Les cavistes, désormais, veulent du whisky français.» Arrive la pandémie de Covid, les confinements, le repli sur soi, un début de conscience écologique également, favorisant les circuits courts.
Le whisky français, sans l’avoir vu venir, explose les compteurs pendant cette période. «Tout se concrétise à ce moment-là, estime Matthieu Accar. On juge désormais sur les mêmes critères que le scotch. La notion de consommation responsable s’ancre, et la qualité répond présent.» Une centaine de distilleries françaises sont alors engagées dans le whisky, et tout va aller très vite.
En gardant l’œil rivé sur la rapide progression des ventes, on perd de vue la grande force du whisky français : sa capacité à s’organiser rapidement, sa volonté de se doter d’un cadre légal et d’une définition, passage obligé pour construire une catégorie solide apte à prospérer. La Fédération du Whisky de France (FWF) a donc déposé en juin 2023 à l’INAO une proposition de cahier des charges qui devrait servir de base à la future Indication géographique (IG).
«L’instruction du dossier peut prendre entre deux et vingt ans, prévient Christian Bec, président de la FWF et cofondateur de la distillerie Twelve. Mais ils pensent pouvoir le faire en un an…» Si l’INAO valide en l’état les propositions, deviendra français le whisky brassé, fermenté, distillé et vieilli en France.
«C’est une étape nécessaire, tranche Christophe Dupic. Pour le lien à l’origine, d’abord. Et pour faire le ménage. Il reste des indélicats, même si cette démarche a bloqué leur développement.» En l’absence de cadre réglementaire, ce sont en effet les règles de l’Organisation mondiale du commerce qui s’appliquent : un produit prend la nationalité du pays où il a subi sa dernière transformation significative.
En l’occurrence, un jus d’origine étrangère affiné et/ou réduit et embouteillé en France peut être légalement étiqueté “whisky français”, et certains ne se privent pas de cette possibilité. «À l’aéroport de Toulouse, on trouve trois whiskies français qui n’ont rien de français», s’étrangle Christian Bec.
Définir un process général pour encadrer le whisky, tous les producteurs abondent. «Mais il ne faut pas que l’IG ce soit trop contraignant, trop usine à gaz, prévient Loig Le Lay à la Distillerie des Menhirs. Définir un style français, c’est des conneries. On arrive sur une page blanche, on n’a pas les contraintes d’antériorité : le profil commun, je ne le vois pas et je trouve ça très bien ! Il n’y a rien de plus chiant.»
Jérôme Tessendier, Cognaçais entré sur le marché du whisky fin 2022 avec son trio Arlett, augmenté d’une expression finish rhum barbadien en cette rentrée, met en garde contre «le carcan réglementaire à l’image de ce que connaît le cognac, qui bloque la créativité». «On vise une IG représentative de la diversité des territoires, comme dans le vin», résume Stefanu Venturini, qui a cédé ses parts de la distillerie Mavela à la brasserie Pietra pour s’occuper désormais de la partie développement agricole.
Au fait, c’est quoi le whisky français ? Le lien à la vigne, le lien au champ
Dépourvu de style identifié, le whisky français se distingue sans doute pourtant par sa dualité, sa double filiation agricole. Celles du vin et du champ. Comment s’en étonner ? La France est à la fois un grand pays vinicole, et une puissance céréalière. Deux familles de goût se dessinent déjà, avec des whiskies très céréaliers (les Hautes-Glaces, Ergaster, Soligny, La Piautre, Ouche-Nanon, Rozelieures…) et d’autres qui versent sur le vineux en raison d’élevages privilégiant les anciens fûts de jus de treille, le plus souvent des barriques de chêne français de belle facture (Ninkasi, Roborel de Climens, Twelve, les single casks de Rozelieures…).
«Le modèle du champ au verre sera un prérequis dans le futur pour accéder au marché, jure Christophe Dupic, important céréalier qui s’est doté d’une malterie et agrandit en ce moment sa distillerie, laquelle passera à 500 000 LAP une fois les travaux terminés. Ce sera un axe différenciant et stratégique du whisky français. Ça a du sens de garder ce lien à l’origine.»
Castan, Soligny, Mabillot, Hautefeuille, DHG et quelques autres producteurs-agriculteurs défendent ce modèle de spiritueux qui fait parler son terroir et revient à ses racines agricoles. D’autres arrivent sur ce terrain, à l’image de Mavela. Après quelques années en stand-by, le whisky corse P & M prépare son grand retour en passant… au maïs ! Avec un grain cultivé en bord de rivière sur l’île de Beauté.
«Le mouvement devient général à mesure qu’on prend conscience qu’on vit dans un monde aux ressources limitées, décrypte Frédéric Revol chez DHG. Il y avait en latence beaucoup de savoir-faire préalables au whisky en France. Avec une culture du vin, une réflexion œnologique, l’inspiration du monde agricole.» Le whisky français commence à trouver sa voie, en s’écartant du classique modèle écossais.
Les volumes ou la valeur ? Deux modèles s’opposent – ou se complètent
La tension sur les stocks de single malts écossais à partir de 2015, la disparition des comptes d’âge et la hausse des prix qui en ont résulté ont sans doute fait la courte échelle aux Français qui, naguère coûteux, se retrouvent désormais plutôt bien placés en termes de rapport qualité/prix. D’autant que la catégorie s’est essentiellement développée sur le single malt, en cherchant à créer de la valeur.
Ce modèle pourrait cependant évoluer rapidement avec l’entrée en jeu des Charentais (lire notre enquête parue dans le n°84 de Whisky Magazine & Fine Spirits, daté de septembre 2022). «Leur arrivée en 2020 a créé un choc, admet Loig Le Lay. Ils possèdent un savoir-faire, un côté business qu’on n’avait pas. Cela nous oblige à bouger : nous allons rénover la boutique, refaire le centre d’accueil, aller à l’export. Et on mène une réflexion sur l’agrandissement de la distillerie. Il faut mettre des projets en chantier en permanence. Au WLP cette année, on présentera un 6 ans brut de fût embouteillé à plus de 50% : ce n’est pas dans les habitudes de la maison !»
Portés par une formidable puissance de production et des ambitions ouvertement déclarées, les Cognaçais sont en train d’emballer la machine du whisky français, avec des produits bien placés en termes de prix. «Le consommateur français n’est pas une vache à lait, plaide Jérôme Tessendier, qui a positionné son whisky à moins de 45 €. Je suis sûr que cela paiera sur le long terme.
D’ici quatre ou cinq ans, Arlett deviendra notre marque leader, et dépassera notre cognac.» Merlet, Fontagard, Boinaud, Tessendier, Vinet-Delpech, Saint-Palais… Les producteurs de cognac ont peu ou prou investi le whisky en même temps. «Plus on chasse en meute, plus on a de chances de ramener du gibier, résume Jérôme Tessendier. J’y crois beaucoup, au whisky des Charentes. Mais il y aura des locomotives et des derniers wagons, comme dans le cognac, qui est tiré par Hennessy, Martell.»
Une pause. «Même si ce n’est pas dans nos projets, la grande distribution va être un accélérateur pour le whisky français. Si on veut concurrencer le scotch, il faut être compétitifs sur la production, les coûts de revient.»
Les volumes, c’est clairement le Graal des Bienheureux, qui revendiquent 40 % de parts de marché du whisky français avec leurs différentes marques – Bellevoye, Beauchamps, Lefort et Bercloux – et leur double stratégie GD/cavistes déployée en parallèle. «Si on veut être sérieusement utile à ce pays, il faut aller pêcher le poisson où il est : en grandes surfaces, s’anime Alexandre Sirech, cofondateur de l’entreprise qui secoue le marché depuis sa naissance en 2015. C’est là que se joue l’avenir : la France est un énorme marché de blends.»
Les Bienheureux se sont donc empressés d’installer une colonne chez Bercloux, racheté en 2019 (lire notre reportage p. 80) – d’autres acteurs en Charente coulant discrètement du distillat de grain sur des installations existantes. «Nous avons placé Lefort au prix de Jameson et Jack Daniel’s – au-dessous, il n’y a pas d’argent à gagner – et le single malt Bercloux face à Aberlour ou Glenfiddich. Les parts de marché, il faut aller les chercher sur les Écossais, les Irlandais, les Américains, reprend Sirech. Chez les cavistes, nos triples malts Bellevoye se placent sur un segment haut de gamme, avec un prix de départ à moins de 40 € et rien au-dessus de 100 €, car il n’y a pas de marché», tranche-t-il.
Philippe Giraud fait le pari inverse. Le créateur du whisky Alfred Giraud, lancé en 2019 en pleine explosion du Covid en partenariat avec Julien Nau et la distillerie de Saint-Palais, vise délibérément le segment du luxe. Avec un positionnement prix jamais vu dans le whisky français, puisque aucune des bouteilles au sublime design ne descend sous les 130 € (prévoir 4 chiffres sur le chèque pour l’édition limitée Odyssée, logée dans une superbe mallette en cuir, prévue en fin d’année).
«J’ai la conviction qu’avec les atouts et l’image de la France à l’étranger dans les domaines du luxe, de la mode, de la gastronomie, on peut vendre une marque prestige en prenant le temps de bien la construire, explique Philippe Giraud. Aux États-Unis et en Asie, il y a des poches de consommateurs pour lesquels 200 € ce n’est pas du luxe.» Tout en insistant son désir d’être légitime en France – «la priorité» – le créateur d’Alfred Giraud garde l’export en ligne de mire. Et c’est là l’un des grands changements de paradigme dans le whisky français.
2023. Que de chemin parcouru en quatre décennies seulement
Mesure-t-on seulement l’incroyable distance parcourue en quarante ans – et plutôt vingt-cinq dans les faits ? «Nous étions quelques pionniers, et nous sommes aujourd’hui nombreux, le marché atteint une taille critique, se réjouit Christophe Dupic. Il y a quinze ans on était trois au WLP, aujourd’hui le whisky français représente 20 % des stands. On a créé de la valeur dans le pays, des investissements. On va bien sûr affronter des à-coups conjoncturels, des tensions ponctuelles, et il y a encore du boulot, mais je n’ai aucun doute sur le long terme : dans vingt ans, le whisky français sera un acteur mondial important.»
«On est passés de quelques opérateurs à une myriade de petits artisans qui sont en train de s’organiser pour affronter la mondialisation, analyse Jérôme Tessendier. Le pari : il va falloir garder le charme des petits mais quitter son village pour se frotter au monde. Sans tomber dans la standardisation.» Les acteurs principaux commencent à travailler l’export, à ouvrir de nouveaux débouchés pour préparer l’avenir. Mais même les plus optimistes concèdent que le paysage va se recomposer dans les cinq ans. «On a été nombreux à se lancer en même temps sur un segment florissant, complète Tessendier. Cela a accentué le sentiment d’un marché large et permissif. Aujourd’hui, la concurrence est montée d’un cran, et ce n’est que le début. La notion de compétitivité arrive, on entre dans le dur. Des petits opérateurs vont rester sur le carreau.»
L’hiver dernier, dans la plus grande discrétion, Château du Breuil déposait le bilan dans le Calvados. Et nombre de distilleries ont changé de mains dernièrement, signe que le marché se structure : Les Hautes-Glaces passées dans le giron de Rémy Martin, Mavela reprise par Pietra, Bercloux avalée par Les Bienheureux, Glann Ar Mor par Villevert, Brana cédée à Enowe en avril, tandis que TOS s’est détachée de la Brasserie Saint-Germain, que Hautefeuille ouvrait son capital à Dugas et Rouget de Lisle à Diva. La rumeur bruisse d’autres attelages appelés à se former dans un avenir proche.
Une chose est certaine : le ticket d’entrée dans le whisky a culbuté récemment, en même temps que les coûts de l’énergie, des matières sèches et des céréales s’envolaient. «Ça freine des quatre fers, observe Philippe Jugé. En 2022, treize distilleries se sont lancées dans le whisky, mais sur des projets initiés depuis des années ; on était encore sur la frénésie de 2010. En 2023, seuls trois nouveaux acteurs ont émergé : Maison Lineti, Les Gueules Noires et le Domaine de la Pèze. Et rien dans les tuyaux.» En revanche, plusieurs distilleries sont sérieusement montées en production, ou s’apprêtent à le faire – Ninkasi, Rozelieures, DHG, Bercloux, Castan… Un signe de maturité, même si l’emballement alarme certains acteurs.
«La production est six fois supérieure aux ventes aujourd’hui, note le président de la Fédération, Christian Bec. Il faudra être vigilant.» Aux prix du vrac en particulier, qui risquent de chuter, notamment celui du distillat qui offre une bouffée d’oxygène à certains producteurs. Matthieu Acar balaie l’accroc avec confiance : «À Noël dernier, à la boutique de LMDW, le whisky français a dépassé en ventes le whisky japonais. Les histoires sympa à raconter existent. Maintenant il faut bosser, aller chercher les volumes, partir à l’export. Est-ce qu’on a les reins assez solides pour devenir la 5e nation du whisky ?» Une question à la mesure de l’ambition.