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Le seul château et le plus grand domaine d’un seul tenant en Grande-Champagne racontent une histoire familiale qui s’enracine dans la région depuis 750 ans, avec un arbre généalogique où s’invitent aussi bien l’apothicaire de Louis XIV que l’écrivain François Rabelais. Amateurs et connaisseurs ont taillé à ses cognacs une réputation plus que méritée. Mais bien peu savent à quel point la distillerie de Frapin est un régal pour les geeks. Il est temps de lever le voile.

Les marmites grognent, éructent, sifflent en chassant de la pièce le froid hivernal. En cette période, et pendant toute la campagne de distillation jusqu’à fin mars, les alambics tournent 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. Et ne s’éteignent qu’à tour de rôle deux fois par mois, quand il faut en ôter – surtout, sans récurer trop soigneusement – l’excès d’acides gras qui se déposent sur les parois.

Les cognacs Frapin, eaux-de-vie parmi les plus réputées des deux Charentes, se distillent sur lies. Et pas qu’un peu, à en juger par l’amas de dépôts flotouillant dans le vin trouble ! Mais laissons l’emblématique maître de chai de la maison nous en expliquer l’intérêt.

« Sale temps pour les mouches et les chauves ! », s’exclame Patrice Piveteau en s’ébrouant dans un grand sourire que l’averse n’a pas douché. « Les lies, explique-t-il, ont deux origines : les levures et la pulpe du raisin. Chez Frapin, les vins ne sont pas débourbés ni décantés. »

Les raisins, non égrappés, passent dans un pressoir à faible pression, de quoi chasser les débris mais pas les bourbes. Le jus ainsi pressé, additionné de levures, fermente en cuves à l’extérieur pendant 4 à 5 jours. « Les vins restent sur lies, dont on vérifie néanmoins la quantité pour éviter les faux goûts. »

Ils sont ensuite pompés cuve par cuve en distillation, d’abord vers le chauffe-vin où le liquide est porté à 25-26°. Il passe ensuite dans la chaudière de l’alambic, chauffé à 96°, sous le point d’ébullition de l’eau, mais au-dessus de celui de l’éthanol : alors que la flotte reste au fond, les vapeurs d’alcool se font la malle en grimpant dans le chapiteau, suivent le col de cygne, et arrivent dans le réfrigérant (aka le condenseur pour mes amis whiskyphiles) qui les ramène à l’état liquide.

A l’issue de cette première distillation qui s’étire sur 12 heures, on obtient un « brouillis » titrant à 31-32%. Dès qu’une quantité suffisante de brouillis s’accumule, on en recharge l’alambic. Et rebelote.

Sur la 2e distillation, on écarte les « têtes », la fraction de liquide qui s’écoule en premier, très nocive. Arrive ensuite la « bonne chauffe », le wannabe cognac que l’on mettra en barriques – environ 30% du volume. Puis les « secondes », qui mordent sur les queues (ten poïnts pour cette phrase).

Pas terribles à consommer, les secondes, mais la première partie file néanmoins en fûts pour servir de bonificateurs : les meilleurs cognacs accueillent avec joies le facteur déviant qui signe la noblesse (ten poïnts de plus). La seconde part des secondes rejoint à la seconde une cuve où elle patiente.

Enfin, on coupe les « queues » qui se pointent, signalant la fin de la distillation. Têtes et queues seront redistillées avec le vin de la distillation suivante, tandis que les secondes écartées retourneront dans l’alambic avec le brouillis de la précédente distillation. Doliprane ou Advil ? My treat. Mais retournons nous étendre sur les lies.

« Distiller sur lies est une opération très compliquée, insiste Patrice Piveteau. Mais qui, bien conduite, apporte davantage d’acides gras, de composés propices aux longues maturations. Car lors du vieillissement, ce sont les phénomènes oxydatifs sur ces composés qui donnent le rancio. » (Lire ma chronique spéciale rancio c’est indolore, promis.)

Un chai équipé de foudres récupère les bonnes chauffes, et une première orientation décide du destin de l’eau-de-vie dès la mise en barrique – voyez cela comme le Parcours Sup du cognac, mais avec un taux de réussite absolu. Les eaux-de-vie « ouvertes », exubérantes, façonneront les expressions jeunes ; tandis que les blanches « fermées », moins expressives au premier abord, partiront méditer en long vieillissement.

La maison Frapin maîtrise avec un talent rare l’euphémisme dans la maturation : « jeune » et « longs vieillissements » possèdent ici un sens très élastique. Passés au sablier du temps, le VSOP mûrit environ huit ans (le double de la durée minimum légale) – mais n’hésitez pas pour autant à lui infliger les outrages du congélateur pour le servir glacé sur un dessert chocolaté. Et le plus jeune XO de la gamme affiche un compte d’âge de 15 ans (au lieu de 10 ans requis par l’AOC) tandis que le XO VIP dans sa carafe en encrier assemble des eaux-de-vie d’une trentaine d’années.

Mais Frapin ne craint pas non plus la litote. « On vieillit plus longuement parce que quand on prend le temps c’est bon, y a pas à chier !, lâche Patrice Piveteau. S’il faut vieillir deux fois plus que la normale, on le fait. Ce n’est pas une fantaisie, ni un truc de com’ : c’est meilleur, tout simplement. »

C’est au moment du vieillissement que le maître de chai crée ses couleurs et l’étendue de sa palette. En jouant sur les fûts neufs ou vieux, les chais en ambiance sèche ou humide, le degré d’entonnage…

L’eau-de-vie commence toujours son élevage en fûts de chêne français neufs (utilisés moins de 5 ans), où elle reste six à douze mois. Avant de passer en fûts roux (déjà utilisés 6 à 15 ans pour vieillir du cognac). Puis, toutes les expressions de la gamme, y compris les jeunes cognacs, finissent en vieilles barriques fatiguées. A ce stade, on ne cherche plus l’apport des composés du bois, mais la micro-oxydation qui polit le spiritueux, le sculpte avec délicatesse.

Les plus vieux cognacs patientent en contenants inertes, en dame-jeanne de verre, préservés de ce moment précis où le temps devient un ennemi. Ces bonbonnes renferment des trésors sous les toiles d’araignées, protégées dans des chais paradis dont on aurait chassé les anges pour mieux tutoyer les cieux.

Une dizaine de chais humides et autant de chais secs (le plus souvent logés au grenier des premiers, sous les toits) jalonnent le domaine, répartis sur 4 sites. Un milieu moite apporte rondeur et souplesse aux eaux-de-vie. Alors qu’au grenier, les cognacs gagnent en concentration, en caractère, en longueur. « Les chais font partie du terroir, au même titre que la vigne », insiste Patrice Piveteau.

Petite particularité : tous les XO (à l’exception du 15 ans qui assemble les deux) chez Frapin passent leur vie entière dans un seul et même type de chai. Ainsi, le Cigare Blend (environ 20 ans) se développe dans la moiteur, alors que le Château Fontpinot, cuvée mythique au tendu diamantaire – qui a fêté son 100e anniversaire l’an passé–, ou le rare Extra se forgent en milieu sec.

Et puis il y a les millésimes. Chaque année, Frapin isole 7 ou 8 barriques scellées par le BNIC, matière première de ces futurs assemblages qui affichent leur année de naissance. Leur annonce rituelle, à la veille des fêtes, affole les amateurs de fines gnôles et me transforme en Marsupilami branché sur 220 volts sautillant sur le parquet.

Principalement élevé en chai humide 25 années durant, le nouveau Millésime 1998 dévoile en finesse un nez empreint de fraîcheur où les fleurs dansent sur les agrumes, une bouche tendue et séductrice qui encourage l’abricot, la verveine et la mandarine à flirter avec le rancio de fruits subtilement boisé. Un ravissement. Si 2024 se termine sur une lueur d’espoir, c’est ce millésime que l’on remerciera.

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