Les alambics à chauffe directe doivent leur notoriété à l’influence qu’ils exercent sur les arômes et les saveurs, en raison des nombreuses réactions de Maillard dont ils sont à l’origine. Mais de quoi s’agit-il et quel est leur impact sur les flaveurs d’un whisky ? Parlons un peu technique.
Par Kristiane Sherry
Quelle cuisson pour votre steak ou votre halloumi et votre aubergine, si vous êtes végétarien ou végan ? À peine saignant ou bien cuit ? Il est clair qu’en cuisine, la caramélisation ou la carbonisation sont susceptibles de transformer le goût d’un ingrédient. Le développement de ces arômes et saveurs est dû à une succession de réactions dites de Maillard, qui interviennent aussi couramment dans la création du profil aromatique caractéristique d’un whisky. Pour résumer, les réactions de Maillard décrivent l’interaction des sucres et des acides aminés. La chaleur les accélère, ce qui explique les différences de goût entre un steak saignant et un steak bien cuit. Les réactions de Maillard sont également relativement fréquentes en matière de production de whisky, notamment lorsque la distillation est effectuée au moyen d’alambics à chauffe directe.
Autrefois, tous les alambics pot still étaient chauffés à feu nu. On faisait brûler sous l’alambic du pétrole, du charbon, voire du bois pour faire monter en température son contenu liquide. Avec l’avènement d’une technologie moins onéreuse et plus efficace, la plupart des distilleries de whisky ont opté pour la vapeur comme source de chaleur. On considère que celle-ci permet de produire plus facilement un spiritueux aux caractéristiques constantes, sur le plan du rendement énergétique, des arômes et saveurs, du temps et des coûts. Les distillateurs qui utilisent encore aujourd’hui des alambics à chauffe directe parlent en général volontiers de leurs méthodes. Ce procédé est habituellement à l’origine de points chauds et des zones de distribution inégale de la chaleur sur l’alambic qui, lorsqu’elles sont exploitées, peuvent aboutir à un spiritueux aux flaveurs plus intenses et plus complexes. Ce caractère est souvent attribué à l’intensification des réactions de Maillard dans l’alambic, en particulier en présence de matières solides résiduelles issues de la fermentation.
Une distribution inégale de la chaleur
«Lorsque nous avons démarré notre activité en 2005, nous ne connaissions absolument rien au whisky, explique Alex Munch, cofondateur de l’entreprise danoise Stauning Whisky. Nous avons donc décidé que si nous devions en produire, il nous fallait partir de zéro, à la manière de ce qui se faisait il y a deux siècles.» Si le visage de la distillerie Stauning est moderne, ses aires de maltage et ses vingt-quatre alambics chauffés à feu nu laissent entrevoir une philosophie plus traditionnelle. Lors d’un investissement dans des travaux d’expansion réalisés en 2016, il s’est révélé crucial de conserver le caractère résultant des alambics à chauffe directe, devenu la signature organoleptique de Stauning.
«Nous sommes tombés d’accord que la chauffe directe faisait partie intégrante de notre ADN.» Alex Munch, co-fondateur de Stauning Whisky
Bien que l’équipe de la distillerie n’ait jamais utilisé d’alambics à chauffe vapeur pour produire ses eaux-de-vie de seigle et de malt, Alex Munch précise que “certaines erreurs” leur ont fait comprendre l’importance de la chauffe directe. «Que se passe-t-il quand la température est trop élevée ? Que se passe-t-il quand elle est trop basse ? On observe des différences dans le distillat selon la température et la présence de matières solides résiduelles.» Tout cela est dû aux réactions de Maillard. L’équipe de Stauning est si fière du caractère de l’eau-de-vie ainsi obtenue qu’elle propose aux visiteurs, de manière très inhabituelle, une dégustation des bas vins, c’est-à-dire du liquide titrant de 8 à 10% issu de la première passe de distillation en alambic pot still. «Les visiteurs sont impressionnés ! Ils les jugent très épais, très entiers, très fruités.» La distribution inégale de la chaleur et les matières solides qui “attachent” sur la paroi de l’alambic en sont à l’origine.
En Écosse, dans le Speyside, la distillerie Glenfiddich cultive une relation intéressante avec les alambics à feu direct et les réactions de Maillard. En 2020, l’établissement s’est agrandi avec une installation flambant neuve, la salle des alambics no 3 dans laquelle ont été installés plusieurs alambics à chauffe indirecte, déplacés de la salle des alambics no 1 d’origine. Mais depuis le début des années 1970, les alambics de la salle no 2 sont tous à chauffe directe.
«Une supervision approfondie a été effectuée pour garantir la permanence du caractère et de la qualité du distillat tout au long du nouvel aménagement, bien qu’il soit important de souligner que nous avons toujours utilisé une combinaison de chauffes directes et indirectes», précise Struan Grant Ralph, ambassadeur de la marque Glenfiddich.
Une affaire de synchronisation
Le style emblématique de Glenfiddich est léger et fruité, contrairement au distillat plus lourd associé en général à la chauffe directe. Comment, alors, les distillateurs exploitent-ils les réactions de Maillard ? «Sous nos alambics à feu nu, un entourage de brûleur réfractaire diffuse la chaleur sur le cuivre afin qu’elle ne se concentre pas sur un seul point, poursuit Struan Grant Ralph.
Imaginez comme une coquille d’escargot en briques réfractaires, qui répartit uniformément la chaleur autour de la base de l’alambic, sans que la chaleur ne se focalise directement sur une seule zone.»
Bien entendu, le caractère direct du feu nu et l’intensité de la chaleur ne constituent que l’un des facteurs en jeu à l’intérieur des alambics eux-mêmes. La création d’arômes et de saveurs sous l’effet des réactions de Maillard dépend de bien d’autres paramètres. «Il y a également la silhouette des alambics, des choses comme une base plus large, une hauteur réduite», détaille Rachel Barrie, maître assembleur et cheffe créatrice des whiskies écossais chez Brown-Forman. Le groupe de spiritueux possède en Écosse les distilleries GlenDronach, qui a fonctionné avec des alambics à chauffe directe jusqu’en 2005, ainsi que Benriach et Glenglassaugh. «La manière de composer certains arômes et saveur est simplement affaire de synchronisation. Car les choses avec lesquelles jouer ne manquent pas.»
En remontant d’une étape en amont dans la chaîne de production, le type de céréale distillé exerce une influence notable sur la nature des réactions de Maillard au sein de l’alambic. Pour Alex Munch de la distillerie Stauning, sur le plan du cycle de production, les différences entre le seigle ou l’orge sont significatives. Même les différences variétales de la céréale peuvent avoir une incidence, en raison de l’épaisseur de l’enveloppe du grain.
«Le seigle est bien plus difficile à manier que l’orge, explique-t-il. Nous ne pouvons pas profiter de la balle du grain qui contribuerait à filtrer et éliminer les matières solides.» Il en résulte quelque chose de très collant. À l’heure actuelle, Stauning fonctionne avec des mélanges de céréales composés d’environ 65 % de seigle et 35 % d’orge. «Si nous montons en température, ne serait-ce qu’un tout petit peu, nous risquons de brûler le contenu de l’alambic, de le flamber véritablement.»
Le degré de combustion et les réactions de Maillard qu’il détermine peuvent être gérés en surveillant attentivement la température du brassin au moment de son transvasement dans l’alambic. «Il est très important de faire les choses comme il faut, car nous voulons que les matières solides ne soient que très légèrement roussies.»
Une vraie prise de risque
Selon Rachel Barrie, ce qui compte également, c’est la composition des céréales elles-mêmes. «Le grain de maïs ou de blé contient très peu de protéines. La teneur en acides aminés des deux céréales est par conséquent très faible.» Et en l’absence d’acides aminés, les goûteuses réactions de Maillard n’ont pas lieu.
Cela semble représenter beaucoup d’essais et de tâtonnements. C’est bien le cas. «Parce que c’est la nature de cette réaction, le risque existe d’une réduction excessive des sucres, explique Kelsey McKechnie, maître malteur chez Balvenie. Tout comme il arrive que l’on fasse trop cuire le sucre dans sa cuisine et que l’on se retrouve avec un mélange carbonisé, ce phénomène peut également se produire dans les wash stills (alambics de première distillation).»
Struan Grant Ralph, de Glenfiddich, est du même avis. Selon lui, il s’agit de veiller à ce que les réactions restent à une température inférieure au point de caramélisation, à environ 100 °C. «Elles peuvent toutefois entraîner la production de furfural et d’autres composés ayant une odeur désagréable, voire nocifs. Je pense que tout dépend du style de distillat que l’on souhaite obtenir. Ce qui est certain pour Glenfiddich qui a un style fruité plus léger, c’est que les réactions de Maillard sont moins importantes que pour d’autres distilleries.»
Fort heureusement, même des erreurs qui peuvent paraître graves sont susceptibles d’aboutir à des résultats remarquables. Chez Stauning, à l’issue d’une passe de distillation, une surabondance de matières solides s’est traduite dans le distillat par des arômes et saveurs de pain brûlé très présents. Mais avec le temps, le profil aromatique est devenu «bien plus étoffé, bien plus complexe et plus doux que si nous n’avions pas commis ces erreurs», explique Alex Munch.
«L’une des cuvées les plus considérablement brûlées provenant de l’ancienne distillerie s’est avérée l’un des meilleurs whiskies que nous ayons jamais produits, précise-t-il dans un sourire. Les premières années, l’eau-de-vie était épouvantable. Elle avait un goût de toast brûlé. Puis, progressivement, très progressivement, le profil aromatique a évolué. Arrivé à quatre ou cinq ans, il est soudain devenu très, très bon. Suave, très complexe, très profond, avec des arômes de caramel, de chocolat, de café, qui se sont véritablement exprimés.» Noma, le restaurant copenhaguois triplement étoilé, s’est emparé de fûts de cette cuvée. «Cela montre très clairement les évolutions du caractère et du profil quand on produit ce genre d’eau-de-vie.»
Des influences diverses
Alex Munch est convaincu que les alambics à chauffe directe valent le risque et les expérimentations. «Oui, il y aura toujours des points chauds dans les alambics, mais ils sont toujours localisés au même endroit.» De la même façon, chaque récolte de céréales se caractérise par une épaisseur de l’enveloppe du grain différente des autres, dictant à chaque fois une méthode de travail différente.
Tout en jugeant ces incertitudes « sympas », Alex Munch poursuit :
«Tout dépend du type de distillerie dans laquelle on travaille. Je connais un grand nombre de distilleries qui affirment que ce qui importe, c’est l’uniformité gustative, la production d’une eau-de-vie identique tous les jours, systématiquement. Mais quand j’observe d’autres productions, comme le vin, je préfère en fait ces changements qui ont lieu d’une année sur l’autre. La récolte montre qu’il s’agit d’un produit naturel. Ce n’est pas une machine. Ce n’est pas une usine. C’est une distillerie.»
Dans un whisky, chaque réaction, du champ de céréales au contenu de la bouteille, est à l’origine d’une nouvelle strate complexe d’arômes et de saveurs. Rachel Barrie rappelle que les réactions de Maillard sont à l’origine de nombre d’entre elles, même hors de l’alambic. GlenDronach est pour elle un cas d’école : son caractère robuste, noisetté et charnu pourrait être attribué à des réactions de Maillard ayant lieu dans les alambics. Or ces derniers sont à chauffe indirecte à la vapeur depuis près de vingt ans.
L’empâtage pourrait être à l’origine de ce caractère. «Certaines distilleries travaillent avec un moût clair, d’autres avec un moût trouble, mais normalement il devrait se situer entre les deux, explique-t-elle. Lorsque le moût présente un léger trouble, cela signifie qu’il n’est pas parfaitement filtré et qu’on laisse passer certaines protéines dans la fermentation. Et bien évidemment, celles-ci se retrouvent dans la distillation. Il s’agit donc d’une influence provenant de la cuve d’empâtage.» Elle fait également valoir que le toastage et la carbonisation des fûts pourraient être envisagés comme un moyen de favoriser les réactions de Maillard.
«Bien entendu, la science peut être très complexe, mais elle peut également s’avérer très élémentaire», poursuit-elle. Par exemple, les céréales et le chêne présentent des concentrations très semblables de lignine, hémicellulose, protéines et lactones ; toutes sont présentes, mais dans des proportions différentes.
Selon les personnes que l’on interroge, la maturation en fût est responsable pour près de 70 % des arômes et saveurs d’un whisky. Nous recherchons souvent d’abord dans les fûts à quoi pourraient ressembler les arômes et saveurs de l’expression qui se trouve dans notre verre. Mais comme le démontre même cet unique facteur, il y a beaucoup à apprendre en approfondissant son étude.