Les industries du whisky, du rhum, du cognac & co gémissent face à la crise en oubliant les décennies records où elles ont souvent transformé les amateurs en moutons… avant de les tondre. Aujourd’hui, le troupeau se rebiffe. Et c’est une bonne nouvelle pour tout le monde!
Encore une louchette de soupe à la grimace? L’ambiance fin de règne qui flotte dans les spiritueux – et malheureusement bien au-delà – tétanise à peu près tout le monde. Roulons-nous en boule, papattes en rond, truffe dans le croupion, et attendons que ça passe. L’industrie des quilles de joie affronte une de ces crises qui viennent cycliquement se rappeler à son bon souvenir, mais dont elle avait fini par perdre l’habitude.
Les coupables? Le pouvoir d’achat en berne, les coûts de production en hausse, les barrières douanières de Trump, les taxes chinoises… Les préoccupation santé qui poussent à la sobriété. Et puis ces jeunes qui ne boivent plus, la génération X moins que les boomers, les millennials moins que les Y, et la Gen Z en mode dromadaire – heureusement qu’on a épuisé l’alphabet.
L’un des pontes d’Asahi, interrogé cette semaine dans le Financial Times, accusait même les plateformes de vidéo à la demande. Si au lieu de pétoncler devant Netflix la population retournait s’hydrater dans les lieux de convivialité partagée, la consommation d’alcool au Japon n’aurait sans doute pas chuté de plus de 25% depuis 1995.
Et si l’industrie des spiritueux faisait un brin d’autocritique, et réévaluait les 2 ou 3 décennies écoulées à l’aune de ses records? Dans le whisky, nous avons vécu une extraordinaire explosion de la consommation, l’irrésistible percée des distilleries du monde, le sacre des Japonais, l’émergence des producteurs français, l’inexorable montée en gamme des single malts…
Les moutons se rebiffent
Le rhum est passé dans la cour des grands, plus divers et plus premiumisé que jamais dans son histoire, le cognac a déquillé chaque année un nouveau record d’expéditions, le gin a ressuscité d’entre les morts sous une forme sophistiquée des plus inattendues, les agaves ont fait oublier les téquilas paf des années 80…
Alors, oui, la crise. « Mais cet emballement s’est créé sur les cendres d’un monde qui s’effondrait: le whisky loch, rappelle Nicolas Julhès, caviste, épicier, consultant et producteur avec la Distillerie de Paris, qui fête ses 10 ans. On a créé des fous, des passionnés. Et on les a transformés en moutons, en gogos prêts à acheter de la gesticulation, des finish qui n’ont pas de sens, en détruisant au passage la notion d’édition limitée. Puis on a commencé à les tondre en faisant flamber les prix. Résultat? Les moutons se sont tirés. »
Le troupeau se rebiffe, mais comment lui en vouloir? Je l’ai sans doute écrit trop souvent, mais on a perdu l’effet waouh dans les spiritueux, sous une offre trop abondante et un marketing fébrile. Combien de releases récents avez-vous attendus en trépignant? Combien de fois l’excitation vous a-t-elle fait trembler la main en tournant le stopper?
Plus inquiétant: on a perdu le « facteur cool », en particulier dans le whisky. Le spiritueux le plus rock’n’roll au monde s’est laissé banaliser.
Tout reconstruire
La terre brûlée, rien de tel pour filer le sourire à l’ami Julhès: « Nous sommes entrés dans une période hyper excitante: on doit tout reconstruire. Nous devons être les mentors des millennials, les guider dans le monde merveilleux des spiritueux, avec des liquides bons et abordables. »
Autrefois rassembleurs, les spiritueux depuis plusieurs années divisent. Dans Whisky Magazine n°89 (abonnez-vous!), j’écrivais l’an dernier: « Au tournant des années 2000, les prix s’établissaient en fonction de l’âge, peu importe la distillerie ; aujourd’hui, c’est la stratégie de marque qui le détermine – à 18 ans, compter 80€ pour un Glen Moray, 90€ pour un Glenlivet, 120€ pour un Bowmore, entre 400 et 500€ pour Macallan et le double pour Yamazaki. Et que dire des releases inauguraux des nouvelles distilleries, single malts pré-pubères de 3 ans lancés sur le marché à plus de 200 ou 250€ ? »
Une large partie du cheptel se sent exclue depuis quelques années. La baisse actuelle des prix saura-t-elle les ramener dans le bon pâturage? Nous en parlions ici, nombre de têtes d’affiche du scotch vendent désormais leur peau moins cher – Glengoyne, Benriach, Compass Box, Lagg, Signatory Vintage… Idem chez les whiskies français et, dans une moindre mesure, certains japonais.
« En réseau cavistes, le gros des ventes se fait sur des bouteilles à moins de 60€, et même plutôt 50€, reconnaît Thierry Bénitah, le PDG de LMDW. Si on peut descendre sous les 40, c’est encore mieux. Toute la chaîne a profité de l’emballement pendant des années, et on revient sans doute à la raison. »
Oui, il y a de l’espoir
Un spiritueux, s’il est médiocre, on peut s’en passer. Cette phrase, Caroline Rozes la prononce devant un café crème avant de me faire goûter ses armagnacs, au petit matin dans un café de l’est parisien. En 2014, la jeune productrice du domaine d’Aurensan a commencé à replanter 3 ha de cépages oubliés, en coplantation comme autrefois, quand on cherchait à diluer la pression des maladies sans pulvériser n’importe quoi n’importe comment.
Aujourd’hui, un pépiniériste planche pour les faire agréer en « vignes mères saines » par France Agrimer, point de départ pour diffuser plus largement ces variétés quasiment disparues. Après son Carré des Fantômes, la suite s’écrit dans la Cuvée des 10, qui regroupe l’intégralité des cépages de l’AOC armagnac, les 4 classiques (baco, ugni blanc, colombard, folle blanche) et les 6 fantômes réveillés (plan de graisse, meslier saint-françois, mauzac blanc, mauzac rosé, clairette de Gascogne et jurançon blanc – une tannée à dénicher, celui-là!).
En dégustant cette petite merveille nature (zéro additifs, levures indigènes, distillation sur lies) qui renoue avec l’armagnac historique, solaire, grassouillette, gourmande sous sa mâche, je songeais à l’incroyable labeur accompli sur dix ans pour faire entendre une voix unique, à part. Là où tant d’autres spiritueux, tant d’autres producteurs, auraient choisi le raccourci, l’«innovation» facile d’un finish imbécile. Il y a de l’espoir, me suis-je dit dans un sourire.