Pas loin d’une centaine de distilleries se partagent le marché du whisky français. Un chiffre délirant. Sans l’ombre d’un doute, la demande ne demande qu’à croître. Mais la crise économique sévère oblige à avancer finement ses pions.
En ce mois de novembre, une 99e distillerie française lance sur le marché son premier whisky : la distillerie La Hountête – pas le truc le plus simple à prononcer, mais si le scotch a réussi à imposer Bruichladdich ou Bunnahabhain, on devrait s’en sortir sans bafouiller –, dans le Gers, avec à la manœuvre Baptiste Gélas, rejeton d’une famille bien connue pour ses armagnacs.
Pause. Rewind. Nan, mais je ne sais si vous vous rendez compte : 99 distilleries de whisky français disponibles chez les cavistes. La barre des 100 se franchira avant la fin de l’année, et on se demande qui des Chineurs de Malt (à L’Isle-sur-la-Sorgue) ou de Labarrère (dans les Pyrénées) sautera le premier. Et ce n’est pas fini puisque 155 distilleries en France produisent du whisky, une cinquantaine d’entre elles attendant donc leur heure. Vertige.
En 2020, quand la distillerie Merlet commercialise son single malt Coperies, elle porte le dossard n°50. Le chiffre a doublé en quatre ans à peine. Re-vertige. Encore n’ai-je évoqué que les distilleries, et non les marques – le compteur dépasserait alors allègrement 250.
Une prodigieuse diversité
Riche d’une prodigieuse diversité de goûts, de céréales, de procédés de fabrication et d’histoires, le whisky français a sans l’ombre d’un doute un vrai coup à jouer. A condition de bien avancer ses pions. Car la crise s’est invitée à la table depuis un an ou deux, et pas en douceur. Le marché s’est effondré, calmant net l’euphorie post-covid chez les producteurs, et fragilisant le tissu de petites distilleries sous-capitalisées qui forme la trame du whisky français.
Le portefeuille des Français a tellement rétréci que les arbitrages ne se font plus entre un blend et un single malt, mais entre une bouteille de whisky et un demi-plein d’essence dans la Panda.
Plusieurs marques et distilleries françaises ont réagi dernièrement en baissant légèrement leurs prix, ou en montant en gamme à euros constants. Mais cela ne peut pas être la réponse univoque sous peine d’entraîner toute la catégorie dans le trou.
Le whisky français détient dans sa manche un atout formidable : la France est un colossal marché de whisky, l’un des 3 plus importants au monde, épongeant entre 180 et 220 millions de bouteilles par an selon des périodes. Et il est trusté en premier lieu par les liquides écossais.
Le match se joue à domicile
Ce n’est pas tant à l’export que se jouera le match, mais à domicile. Et en attaquant aussi bien la grande distribution – pour les marques et distilleries qui disposent des volumes ad hoc – que le réseau cavistes.
En grignotant 3 minuscules pour cent sur le scotch, le whisky français peut espérer écouler 5 à 6 millions de quilles, soit quasiment tripler ses ventes. Pas un exploit hors de portée. Mais le scotch s’est installé en leader pour une raison, il y a de cela des lustres : c’était p*** de bon !
Les spiritueux sont des produits de plaisir, de désir. Trop de distilleries françaises sortent aujourd’hui des produits pas suffisamment aboutis. Et trop peu ont les moyens d’investir dans un soutien marketing (ce n’est un gros mot que lorsqu’on en abuse). En temps de crise, cela se paie cash.
Côté bons points, on mesure depuis peu les efforts portés sur les packagings et les relookings d’identité visuelle. Il reste néanmoins des maisons qui, de toute évidence, ont confié les clés du camion au beau-frère graphiste ou au meilleur pote dessinateur pour bricoler les étiquettes.
Du temps qui est aussi de l’argent
Je m’interroge sur la carte régionale que mettent en avant moult jeunes distilleries. Elle me semble à double-tranchant, à moins de vendre un terroir – et encore. Seules deux régions françaises ont le militantisme chevillé au corps et à la CB : la Bretagne et la Corse. Et leurs distilleries profitent d’un indéniable avantage sur leur marché local. Mais qui veut acheter un « whisky du Nord » en Auvergne, un « whisky d’Aubrac » en Alsace ou un « whisky cognaçais » à Paris ?
Je m’interroge également sur la propension à commercialiser des « new malts », des wannabe whiskies qui n’ont pas l’âge de sortir des chais non accompagnés. Certes, on attire un peu d’attention sur la marque (c’était surtout vrai quand la concurrence grouillait moins, avant la distillerie n°40), mais on dépouille son stock. Et on brouille le message. Malus : pour peu que les cavistes n’aient pas écoulé les jeunots, ils ne commanderont pas le whisky quand il arrivera à maturité.
On ressasse à l’envi que les spiritueux sont une industrie – ou un artisanat – du temps long. Mais le whisky français développe surtout des stratégies court-termistes riches en volte-face, refusant d’intégrer qu’installer une marque prend des années, des années, et encore des années.
Des années à faire goûter, faire goûter, faire goûter. Des années à convaincre les cavistes de jouer le jeu, des années à communiquer, à écumer les salons, les concours des années à mettre en place une force commerciale et une politique de distribution… Du temps qui est aussi de l’argent. Pas facile à entendre quand on cavale après la trésorerie et qu’on a misé toutes ses économies. Mais l’heure de vérité a sonné.