Le spiritueux le plus festif, le plus décomplexé et le plus populaire au monde, celui qui sait rassembler comme nul autre, a vu s’inviter dans les rangs de ses amoureux un profil fort distrayant depuis quelques années: le snob. Petit test imparable pour vérifier si la vanité n’est pas à deux doigts de l’emporter sur le plaisir.
Le rhum blanc? Over his dead body! Il n’apprécie que les agricoles martiniquais ou les high esters jamaïcains, qu’il choisit de préférence chez les micro-embouteilleurs indépendants – les vrais, ceux qui encarafent au demi-fût et surtout pas ceux qui se planquent derrière les fonds de pension.
Il peut vous réciter par cœur la cote de tous les Skeldon au marché secondaire. A l’heure de l’apéro entre amis, il s’émeut si vous confondez à l’olfaction l’ananas pas mûr avec l’acétone: « Ce n’est PAS DU TOUT la même concentration en acétate d’éthyle! »
Allez, avouez que cette description à peine esquissée vous fait irrésistiblement penser à quelqu’un – à vous-même, peut-être. Car, la France, marché le plus sophistiqué au monde pour l’eau-de-vie de canne, a fabriqué un produit dérivé des plus distrayants : le rhum snob.
Il sévit dans une aimable diversité – sous ses versions connaisseur raffiné, geek façon Rain Man, ignare invétéré, trendy pointu, apprenti vaniteux, vantard risible ou mythomane magnifique (le seul à avoir jamais goûté un rhum du Groenland avant annexion trumpienne) – mais vous n’aurez aucune peine à le débusquer s’il cumule au moins 12 des tics suivants :
1 – Le rhum blanc? Vade retro, Satanas! Jamais de la life! Sauf quand, par politesse, il n’ose refuser le ti punch offert lors des visites dans les Caraïbes françaises – « Mais faites-le-moi au brut de colonne parcellaire, si c’est pas abuser ». Snob, d’accord, mais pas été élevé par les Pierrafeu (Trop datée, la réf?).
2 – Il peut faire une exception pour les clairins d’Haïti en fermentation ultra-longue, sans craindre le double salto arrière: jamais de clairins vieillis, ça ne supporte pas le bois.
3 – Il prend un air un peu pincé pour vous faire remarquer que la bouteille servie n’est pas un single cask. Les assemblages ? Limite faute de goût.
4 – « Pas mal, pas mal », lâche-t-il en savourant son monovariétal. Pour aussitôt préciser qu’à 56,7% plutôt que 52,3, il aurait été parfait.
5 – D’ailleurs, lui-même ne tope que les full proof. Les vrais: avec une virgule dans le TAV.
6 – Il passe (beaucoup, beaucoup, beaucoup) plus de temps à renifler son verre qu’à le siroter, en le tenant à l’horizontale pour imprimer une lente rotation, et en faisant le signe de croix avec devant ses narines, quitte à s’en verser la moitié sur le nœud de cravate.
7 – Si le bouchon se visse sur la bouteille, il préfère passer son tour. Le liège, coco, la plus belle création de la nature – après Saccharum officinarum.
8 – Il pourrait vous pondre une œuvre en décasyllabe sur cette finale de poussière sèche, ces saveurs de térébenthine, de goudron rincé par l’orage, de brins de périque coincés dans la tabatière, de feuilles mortes abandonnées dans les sous-bois… Toutes choses que le commun des mortels a l’habitude de lécher, n’est-il pas?
9 – Le rhum de mélasse? A réserver aux cocktails – pour ceux qui aiment, précise-t-il en fronçant le museau. Pas pour rien qu’on appelle ça « rhum industriel ».
10 – Si cela ne tenait qu’à lui, l’édulcoration serait bannie de la planète Rhum. En même temps que les multi-colonnes, le système solera, l’embouteillage à moins de 50%, les fûts de mizunara et de sherry first fill.
11 – Si ses potes débouchent un rhum de mélasse, il intervient aussitôt: « Vieillissement tropical, j’espère? Bon, ça va, tu peux lui péter la capsule. »
12 – Sa devise? « Si ce n’est pas logé dans une black bottle, renonce. »
13 – Il comprend la différence fondamentale entre un rhum « moyen » noté 89,5 point/100 et un rhum « sublime », valorisé à 90,5/100. « Parce tu peux espérer flipper le premier, pas le second. »
14 – Il peut décliner la série complète des Caroni Employees, numéro de release et TAV compris, cote au second marché si on lui demande gentiment. Et réciter par cœur le CV de chaque employé. A ce propos, Dennis Gopaul?
15 – Il affectionne les rhums vieux agricoles, of course. De Martinique exclusivement – et encore, les deux tiers sud de l’île sont suspects. Il accepte de faire tendre une narine vers les jamaïcains, au cas par cas…
16 – Va pour les yardies. Mais high ester ultra-pété TNA max, muck & dunder, 100% pot still double retort, et non réduits, merci. Si ça ne perfore pas le cortex cérébral en même temps que la trachée, ce n’est pas du vrai.
17 – Quoiqu’aux yeux du rhum snob 2025 dans sa version über-geek, la Martinique devient mainstream. Les jamaïcains? Oui, pour humecter les biscuits sablés et le panettone – mais Hampden et rien d’autre. Quant à la hype des IB scandinaves, lol, c’est soooo 2019.
18 – Les seules fois où il s’est servi un rhum portoricain, c’était pour se rincer les dents lors d’un trek au Guatemala, « l’eau n’était pas potable ».
19 – Tant qu’on ne trouvera pas de sacs Hermès et de montres Cartier à Carrefour ou à Auchan, jamais il n’y achètera son rhum.
20 – De toute façon, lui a déjà tout vu, tout connu, tout goûté, tout défriché avant que les masses – et les corniauds venus du whisky – ne s’intéressent au rhum. Il peut donc l’affirmer avec la certitude des avant-gardistes: circulez, y a plus rien à boire. Et de toute façon, vous avez vu les prix? N’importe quoi! C’est sans doute pourquoi, au-delà d’un budget donné, tout snobisme doit se renégocier.
NB. Merci aux copains du Single Cast, le podcast « qui parle de rhum sans gueule de bois », pour avoir alimenté la boîte à anecdotes figurant dans ce papier !
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